Zoom. Grounding de Swissair, pressions sur la place financière, aggiornamento fiscal, une liste instructive.
La Suisse est un Sonderfall, un cas particulier. Tant d’experts ont ressassé ce cliché que l’on s’en est intimement convaincus. Est-ce pour cette raison, ce sentiment viscéral d’être différents, que la classe politique ne voit pas arriver les bourrasques et peine à anticiper les crises qui l’obligent soudain à de douloureuses adaptations?
Fonds en déshérence, grounding de Swissair, fin du secret bancaire et mise en conformité de nos règles fiscales avec les standards internationaux ont en commun d’avoir ébranlé profondément la Confédération mais aussi de ne pas avoir été prévus ni discutés lors des campagnes électorales.
En 1989, l’armée suisse prend la peine de célébrer les 50 ans de la mobilisation. Dans la foulée, il aurait été judicieux de se pencher sur la manière dont la Suisse est sortie de la guerre. En 1995, des victimes de la Shoah se voient refuser l’accès à des comptes dormants dans les banques helvétiques et portent plainte à New York. Des documents d’archives déclassifiés ont attiré l’attention sur les soupçons des Alliés à l’égard de notre neutralité. «Au début, les gens ne comprenaient pas ce qui nous arrivait», se souvient Jacqueline Fehr, ex-conseillère nationale désormais conseillère d’Etat (PS/ZH).
Dans un premier temps, cette confrontation avec le passé est mal gérée car estimée «injuste». L’affaire des fonds en déshérence tend au pays un miroir insupportable. Les 11 000 pages de la Commission Bergier comme le 1,25 milliard de dollars payés par les banques n’éteignent pas la controverse. Sur la scène internationale, la Suisse est devenue vulnérable.
En 2001, le grounding de Swissair anéantit un symbole de l’excellence nationale. La compagnie s’est fourvoyée dans sa stratégie de conquête des marchés faute d’avoir pu participer aux mêmes conditions que ses concurrentes européennes à la libéralisation de l’espace aérien. Elle a eu les yeux plus gros que le ventre, mais les Suisses qui ont refusé de justesse en 1992 d’entrer dans l’Espace économique européen ne veulent pas voir qu’ils sont autant coupables de ce traumatisme que les managers arrogants qui ont pratiqué la fuite en avant.
Jouer avec les mêmes règles que les autres, dès le début des années 90, les banquiers les plus lucides savent que le secret bancaire est condamné. En 1984 déjà, les socialistes avaient demandé par voie d’initiative son abolition, rappelle John Clerc, ancien secrétaire du Parlement, et mémoire du Palais. Mais la perspective d’en profiter encore un peu oriente le débat public vers sa sacralisation. Hans-Rudolf Merz, à la suite de Kaspar Villiger, clamera en boucle qu’il n’est «pas négociable». Le 13 mars 2009, le conseiller fédéral radical est pourtant obligé de reconnaître l’inéluctable.
Aucune leçon n’est tirée de cette piteuse reddition. Les pressions de nos voisins et des Américains pour que nous reprenions les standards internationaux en matière de fiscalité vont se faire dantesques. On aurait tort de croire que le boulot est fini, même si la législature qui s’achève a entériné cette évolution. «Le gros contentieux qui monte est celui de la fiscalité des multinationales qui ne paient pas ou ridiculement peu d’impôts», avertit un haut fonctionnaire.
La conséquence de cette impossibilité à comprendre quel impact vont avoir sur nous les changements du monde a fini par nous empêcher de voir la nature de nos liens européens. Nous sommes beaucoup plus intégrés aux logiques de l’Union que nous ne nous l’avouons. Ce déni de réalité sur la portée réelle de notre souveraineté explique le vote du 9 février 2014, la dernière grande crise en date que la classe politique n’a pas su anticiper, faute de capter l’exaspération des Suisses face aux effets, supposés ou réels, de la libre circulation des personnes.