Dossier. La campagne électorale 2015 se révèle morne. Les partis se contentent de slogans. Maints thèmes cruciaux pour l’avenir de la Suisse ne sont pas abordés, ou alors de manière biaisée, tronquée. Le déni de réalité est une constante de notre histoire politique.
Catherine Bellini, Michel Guillaume et Chantal Tauxe
«La Suisse est le seul pays du monde où on ne débat pas pendant la période électorale des sujets cruciaux, où on ne confronte pas les solutions des différents partis.» Cette perfidie désabusée vient d’un ancien conseiller fédéral. A contempler les rues de nos villes, on ne peut pas lui donner tort. «Liberté, cohésion, innovation», proclament les affiches des uns. «Rester libre», disent celles des concurrents. «Pour tous, sans privilèges», promettent encore d’autres. Que celui qui n’est pas d’accord avec tous ces slogans lève la main. Quel citoyen voudrait voter pour l’asservissement, la désagrégation sociale, la régression économique et les inégalités? Chercher les antonymes aux mots d’ordre des partis permet de mesurer à quel point ceux-ci évitent les débats de fond.
«C’est d’un flou, soupire un fonctionnaire bernois. On ne voit pas de thèmes qui identifieraient les partis sur ces affiches, mais des têtes. Or, j’aimerais connaître des positions. Les citoyens n’ont-ils pas besoin d’orientations précises?»
La campagne électorale 2015 souffre d’une invasion de masse. Comme les vandales, le dossier de l’asile a tout saccagé sur son passage. On ne parle que des réfugiés. Personne n’osera affirmer que la manière de faire face à leur afflux n’est pas de la plus haute importance. Pourtant, les solutions durables à cette crise sont européennes – au minimum. Les Suisses s’entre-déchirent sur le nombre de migrants à accueillir alors qu’il y aurait tant d’autres sujets tout aussi, voire plus essentiels pour leur avenir à empoigner. Les fondamentaux démographiques sont ignorés (voir en page 12).
La politique étrangère étant l’éternel «impensé», les candidats échouent à appréhender le contexte qui leur permettrait de voir plus clair dans le développement des relations Suisse-Union européenne gelées depuis le 9 février 2014. L’innovation technologique est invoquée, mais les effets sur l’emploi de la disruption créée par la numérisation de pans entiers de l’économie ne sont pas anticipés, ni leurs conséquences sur l’édifice de nos assurances sociales. Comme si seuls les chauffeurs de taxi devaient souffrir de la déstabilisation de leur business par l’«uberisation» du monde.
L’actualité a pourtant braqué ses projecteurs sur d’autres défis qui finiront à coup sûr par occuper le Parlement. Le climat, par exemple. On a passé l’été à s’extasier ou à souffrir de la canicule. La problématique ne va pas s’éteindre dopée par la Conférence de Paris, qui se tiendra au moment même où nos élus inaugureront la 50e législature de l’Etat fédéral. Mais non, cet enjeu majeur pour la survie de la planète est à peine effleuré.
Egalement curieusement zappés: les milliers de pendulaires que compte le pays ont subi pannes et accidents sur les lignes CFF qui auraient bien valu un débat sur la sécurité du rail et la nécessité d’investir. Pas un mot. Les problèmes de logement tant soulignés avant le 9 février 2014? Chut!
A Berne depuis 1995, le conseiller aux Etats Didier Berberat (PS/NE) nuance: il y a la campagne nationale, dominée par l’asile, mais dans les cantons, les discussions sont plus diversifiées. A Neuchâtel, les effets du franc fort sur les industries d’exportation ne sont pas oubliés.
Pas loin de 4000 citoyens sont candidats aux Chambres fédérales, il y a donc autant d’engagements et de déclamations à géométrie variable. Le silence des élus et des aspirants à l’être, leurs omissions, leurs dénis de réalité s’expliquent surtout par un facteur: quel parti a triomphé en assénant des vérités désagréables? Le courage ne paie pas. Sans convoquer les grandes figures historiques comme Churchill, bafoué dans les urnes en 1945 alors qu’il venait de gagner la guerre contre le nazisme, une bonne partie de la classe politique helvétique se souvient que la franchise du conseiller fédéral Pascal Couchepin sur la nécessité d’élever l’âge de la retraite à 67 ans a coûté très cher aux radicaux lors des fédérales de 2003.
En période électorale, il faut séduire les électeurs, capter leur attention, endormir leur méfiance et les pousser doucement, gentiment, sans les froisser, à choisir un camp – le plus grand parti de Suisse n’est-il pas celui des abstentionnistes qui refusent de donner la moindre caution au système, et pour lesquels l’exercice électoral ne présente strictement aucun intérêt?
Florilège, certainement pas exhaustif, des thèmes que les partis auraient pu aborder avec plus de vigueur et d’engagement.
Le climat
Les citoyens ont eu chaud, très chaud, trop chaud cet été. Des personnes âgées ne l’ont pas supporté. Notre approvisionnement en eau et en énergie a souffert. «On a dû envoyer des hélicoptères apporter de l’eau pour que les vaches ne meurent pas de soif en montagne, on a dû oxygéner des lacs car des espèces animales y mouraient», rappelle la coprésidente des Verts Adèle Thorens (Verts/VD).
Depuis qu’on mesure les températures, c’est-à-dire depuis 1864, il y a cent cinquante ans, seul l’été 2003 nous avait fait traverser une canicule plus écrasante encore. Un phénomène suisse, global aussi. D’ailleurs, la conférence de l’ONU sur le climat en décembre s’inscrit déjà comme un rendez-vous majeur pour l’avenir de la planète.
Et, pourtant, à l’exception notoire des Verts, qui ont d’ailleurs insisté pour que le Parlement tienne une session spéciale le 23 septembre, tous les autres partis ont ignoré le climat dans la campagne électorale. Le dossier étant réputé favoriser les écologistes, les autres partis répugnent à leur faire cette fleur.
L’agriculture
C’est une manifestation qui est passée complètement inaperçue le 9 septembre dernier à Kirchberg, dans le canton de Berne: 2500 agriculteurs ont protesté contre la baisse du prix des betteraves à 37 francs l’an prochain, soit 8 francs de moins que cette année. Quelque 6000 familles paysannes dépendent de la production de sucre en Suisse.
«A de rares exceptions près, personne ne parle d’agriculture dans cette campagne électorale», regrette le directeur de l’Union suisse des paysans (USP), Jacques Bourgeois (PLR/FR). Pourtant, les signes d’inquiétude se multiplient. Avant le prix du sucre, c’est celui du lait qui irrite le monde de la terre. Le kilo de lait industriel a chuté à 50 centimes, contre 65 centimes l’an passé. Ici, les Suisses sont dans le même bateau que les Européens. Or, l’UE, qui vient de supprimer les quotas laitiers, est confrontée à une mer de lait. Ses agriculteurs souffrent de l’embargo décrété contre la Russie et des perspectives très décevantes d’exportations vers la Chine.
Revenu paysan, sécurité alimentaire, qualité de l’approvisionnement ne seront abordés par la classe politique qu’après les élections, lorsqu’il faudra se prononcer sur le sort de trois initiatives populaires.
L’Europe
Lors du congrès de Martigny qui approuve sa plateforme électorale en février dernier, le Parti socialiste suisse définit dix thèmes prioritaires, allant de l’égalité des salaires à la sortie du nucléaire. Pas trace des relations à l’UE dans tout cela. Lorsque le Grison Jon Pult monte à la tribune pour proposer de parler d’Europe dans le premier point, il se fait sèchement contrer par le président, Christian Levrat.
L’anecdote est révélatrice. Même le parti qui maintient l’objectif de l’adhésion à l’Union européenne dans son programme a délaissé le débat. L’UDC a quant à elle compris qu’elle pouvait capitaliser beaucoup plus sur le «chaos de l’asile» que sur l’Europe. Elle se rend compte que son initiative «Contre l’immigration de masse», qui met en danger la voie bilatérale, risque de lui faire perdre des électeurs qu’elle avait gagnés au centre droit. Quant au PLR, son président, Philipp Müller, s’est dit prêt à renoncer «si nécessaire» à l’introduction de contingents dans l’immigration pour sauver les bilatérales. C’est on ne peut plus vague.
Le Conseil fédéral attend que les élections soient passées pour produire les résultats de la procédure de consultation sur la mise en œuvre de l’initiative «Contre l’immigration de masse». Le constat franc et assumé de l’impossibilité d’introduire des contingents tout en maintenant les accords bilatéraux est encore une fois reporté, l’esquisse de stratégies de remplacement tout autant.
La parité hommes-femmes
Une majorité de femmes au Conseil fédéral? Ce fut le cas en 2010, l’espace d’un an et trois mois. Dès lors, quand bien même les femmes gagnent toujours nettement moins que les hommes, qu’elles restent bien moins représentées dans les instances politiques et quasiment absentes des conseils d’administration, «l’égalité, c’est un peu comme le nucléaire, les gens ont l’impression que c’est fait», résume la coprésidente des Verts Adèle Thorens. Et les partis restent cois.
Pourtant, la représentation des femmes stagne au Conseil national autour de 31%. Au Conseil des Etats, elle a baissé à 20%. Et le bilan 2015 s’annonce mauvais: plusieurs parlementaires risquent une non-réélection cet automne, telles les femmes socialistes fribourgeoises ou, dans le Jura, la démocrate-chrétienne Anne Seydoux. Et celles qui partent ne seront pas toutes remplacées par des femmes. La Saint-Galloise Lucrezia Meier-Schatz (PDC) quitte le Parlement un peu découragée: «Tout ce qui touche à l’égalité est considéré comme un truc de gauche. Ce n’était pas toujours le cas. Depuis 1971, les femmes de tout bord ont beaucoup œuvré ensemble pour revendiquer l’égalité.»
Prospérité et conditions-cadres
Collés aux réalités du terrain, maints conseillers d’Etat le soulignent depuis des mois: quand ils rencontrent chefs d’entreprise et managers, ceux-ci leur parlent des effets du 9 février sur le recrutement de la main-d’œuvre et de la réforme de l’imposition des entreprises (RIE III). A ces deux incertitudes aux conséquences majeures sur l’emploi et la prospérité générale s’ajoute l’impact du franc fort.
La RIE III est en cours de traitement devant le Conseil des Etats. La part d’indemnisation prise en charge par la Confédération pour compenser les pertes fiscales des cantons n’est pas encore fixée. Cheffe du Département fédéral des finances, Eveline Widmer-Schlumpf propose 50%, alors que les cantons espèrent 60%. De fait, on est en train de jouer à la roulette russe avec les finances cantonales: sur quelles mannes pourront-elles exactement compter? L’effet domino ne s’arrête pas là. Si les cantons contributeurs à la péréquation ne peuvent plus assumer leur générosité envers les autres, c’est tout l’édifice de la solidarité confédérale qui est menacé. De cette réaction en chaîne, personne ne dit mot dans la campagne. Presque toutes les conditions-cadres qui ont généré le succès de la Suisse ces dernières années sombrent dans le brouillard d’une indifférence coupable.