Essai. Le fait d’embrasser une version de l’islam qui aboutit au djihadisme, phénomène qui ne cesse de croître, est notamment une réponse à la révolution des mœurs et à ses conséquences délétères dans le domaine familial, analyse notre chroniqueuse.
Marcela Iacub
Selon certains sociologues, l’éclatement de la famille nucléaire, conséquence directe de la révolution des mœurs des années 70, serait la cause principale de l’engagement djihadiste des jeunes des pays européens. Les enquêtes montrent en effet que les individus qui partent en Syrie et ceux qui commettent des attentats sur le sol européen – y compris les convertis issus des classes moyennes – partagent un point commun: celui de venir de familles éclatées, fracassées, incapables de donner aux enfants l’amour, la sécurité et le cadre de vie dont ils ont besoin pour s’épanouir. Incapables d’intégrer la société, de se plier à ses contraintes et ses valeurs, ces jeunes deviendraient haineux et trouveraient dans les structures autoritaires et violentes du terrorisme islamiste une place et une raison d’être.
La délinquance ordinaire a toutefois aussi comme terreau ces familles désintégrées. Tant et si bien que cette théorie n’explique pas spécifiquement pourquoi certains se tournent vers le terrorisme plutôt que vers la criminalité de droit commun ou d’autres formes de comportements déviants. Elle est en revanche très intéressante pour rendre compte de la poussée de l’islamisme dans notre société, cette idéologie politico-religieuse de laquelle émerge le phénomène terroriste et dont le nombre d’adeptes ne cesse de croître en toute liberté et sous le regard plus que bienveillant d’une partie de la gauche européenne.
Déni d’un phénomène
N’a-t-on pas entendu fêter et applaudir dans les banlieues, dans les prisons et ailleurs au lendemain des attentats sanglants commis aux Etats-Unis et en Europe depuis quinze ans? Les Merah, frères Kouachi et autres existeraient-ils si les idées au nom desquelles ils tuent – y compris le mépris de la vie – n’étaient partie d’une culture politique partagée par une partie de la population dont ils seraient la main armée, les héros?
Le fait d’embrasser une version de l’islam qui oblige les femmes à se voiler, à renoncer à leur liberté sexuelle, à créer des structures familiales patriarcales et autoritaires, à préférer la charia à la démocratie est, notamment, une réponse à la révolution des mœurs et à ses conséquences délétères dans le domaine familial. Une partie de la gauche refuse pourtant de considérer ce phénomène de cette manière. D’abord parce qu’elle se croit investie de la mission de protéger cette population démunie et d’origine étrangère de l’«islamophobie». Ces choix de vie étant à ses yeux la manifestation d’un anticolonialisme, de son refus de s’asservir aux diktats d’une société qui la discrimine et qui la malmène. Ensuite, parce que cette manière de voir les choses évite à ces militants, à ces journalistes, à ces intellectuels de gauche de réfléchir à l’échec de la révolution des mœurs, notamment à ses effets destructeurs sur les classes populaires. Car s’il y a quelque chose que les élites de gauche ne veulent pas voir, c’est justement le fait que l’éclatement familial, issu de la révolution des mœurs, est à l’origine des processus de marginalisation, de pauvreté et d’isolement. Les femmes qui élèvent seules des enfants dans des conditions misérables en sont d’ailleurs l’un des terribles symptômes. Mais pas seulement.
En réalité, les seuls gagnants de la révolution des mœurs sembleraient se trouver parmi les hommes diplômés et de gauche. Qui, lorsqu’ils prennent conscience des problèmes existants, se rallient à leurs sœurs féministes radicales qui, elles, attribuent les maux de la révolution des mœurs à la survie de la domination masculine et non aux structures relationnelles faibles auxquelles cette révolution a donné vie. Une vision qui entraîne une sympathie encore plus forte envers les femmes voilées et leur idéologie pudibonde.
Misère relationnelle
Les féministes radicales ne sont-elles pas les plus grandes dénonciatrices de l’objectivation sexuelle des femmes et de la domination masculine? Ne trouve-t-on pas dans les raisons que donnent les musulmanes qui ont choisi de se voiler et de vivre selon la charia des réponses en tout point semblables à cette accusation de notre modernité?
Notre société qui nous a libérés du joug du mariage bourgeois n’a pas su créer des structures de sociabilité alternatives capables d’apporter aussi bien aux enfants qu’aux adultes des institutions et des liens susceptibles de rendre leur existence viable. Cette misère relationnelle pourrait expliquer que ceux qui ont des origines musulmanes – mais les autres aussi – soient tentés par un retour en arrière fantasmé dans lequel l’horreur de l’oppression religieuse se substitue à l’anarchie de la modernité. L’islamisme serait de ce point de vue beaucoup plus proche du catholicisme intégriste que d’une quelconque expression d’anticolonialisme ou de multiculturalisme. Et si les acolytes du premier n’étaient pas aussi racistes et aussi xénophobes, ils pourraient voir cette homologie. De fait, s’ils parlent de choc de civilisations au regard de l’islamisme, c’est parce qu’ils sont, tout comme leurs ennemis, les plus farouches ennemis de la démocratie. C’est pourquoi la confrontation de l’islamisme avec l’Occident est pour eux une affaire de culture et d’identité – et donc aussi de religion – et non de politique.
En définitive, l’hypothèse selon laquelle le terrorisme islamiste a pour origine la crise de la famille nucléaire est très intéressante si l’on prend la peine de la préciser et de l’affiner. Elle nous amène à considérer les passages à l’acte violent au nom d’une religion non pas comme un phénomène incompréhensible et exogène mais plutôt comme un problème interne aux sociétés occidentales et démocratiques. Elle nous permet aussi de relier le terrorisme à la poussée d’une religiosité intégriste. Un lien qui s’interprète comme une révolte contre les ravages que la révolution des mœurs produit sur la vie des individus. Une révolte fasciste, certes, mais qui est l’expression atroce d’un malaise de la modernité que ses chantres se refusent de prendre au sérieux.
N’est-il pas moins embêtant de vanter ses mérites et de transformer le mariage des homosexuels dans le dernier stade de ce paradis terrestre? Le défi auquel ces femmes voilées et ces jeunes qui cherchent à tuer les ennemis de l’islam nous confrontent est celui de savoir si nous sommes capables de construire les mailles d’une sociabilité – familiale, amicale, amoureuse, professionnelle – susceptible de nous enrichir au lieu de nous appauvrir. De nous donner des raisons de vivre et non de tuer et de mourir. Des occasions de nous épanouir au lieu de nous remplir de haine et d’obéir aux grognements cruels des dieux et des prophètes. Et si ce n’est pas la gauche – dont une partie applaudit aujourd’hui cette révolte fasciste –, qui sera en mesure d’imaginer ces nouvelles formes d’organisation de la société? Qui va nous permettre de gagner cette guerre que nos démocraties sont sommées de livrer contre les apôtres des ténèbres?