Zoom. 57,4% des Européens ne se souviennent pas du numéro de téléphone de leurs enfants. L’«amnésie numérique» nous fragilise, mais quels sont les ressorts de cette dépendance technologique librement consentie? Réponses d’une sociologue.
Disons que vous faites un trekking au Bhoutan et que vous vous cassez la figure en glissant sur un rhododendron en décomposition. Vous devez absolument avertir vos enfants que vous allez rater votre vol de retour. Manque de chance, votre smartphone est tombé avec vous et, plouf! dans la rivière paradisiaque. Le secouriste vous tend un appareil secourable. Mais… le numéro? Bon sang, le numéro!
Cette mésaventure pourrait être la vôtre? Alors vous êtes comme la majorité des Européens: 57,4% d’entre eux n’ont pas en mémoire le numéro de téléphone de leurs enfants. Ou plutôt: ils l’ont MIS en mémoire, sauf que cette mémoire n’est pas la leur, mais celle de l’extension numérique de leur cerveau, vous savez, cet engin qui contient toute votre vie.
L’«amnésie numérique» est un phénomène massif, confirme un sondage publié cet été par Kaspersky Lab, une société internationale d’origine russe qui commercialise des solutions de sécurité pour les appareils connectés. L’étude a porté sur 6480 adultes en Allemagne, Espagne, Italie, France, Benelux et au Royaume-Uni.
Les scores mémoriels sont un peu meilleurs pour le numéro du partenaire (66,5% des sondés s’en souviennent) et pour celui des parents: 73,80% (voir infographie en page 50). Non que l’amour filial soit plus fort que l’amour parental, lui-même pâlichon face à l’amour amoureux. Mais, comme l’indiquent d’autres résultats de l’étude, plus le numéro est ancien, mieux on s’en souvient, car il a de bonnes chances d’être intervenu dans la phase présmartphone de notre vie: vous savez, celle où, pour appeler quelqu’un, il fallait composer son numéro. Et où, même quand la tête hésitait à se remémorer une suite de chiffres fréquemment composée, les doigts, eux, s’en souvenaient. Avec la mise en mémoire numérique immédiate des nouveaux numéros, on ne peut même pas dire qu’on ne s’en souvient plus puisqu’on ne les a jamais encodés.
Les Suisses n’étaient pas inclus dans ce sondage européen, mais Darius Rochebin se reconnaît dans les résultats: «C’est paradoxal: trente ans plus tard, je me souviens parfaitement du numéro de l’appartement où j’ai habité enfant, mais pour celui de ma propre maison aujourd’hui, je dois réfléchir…»
Prévoir d’oublier
Le présentateur du téléjournal de la RTS a fait comme beaucoup d’entre nous: il n’avait jamais pensé à tout cela jusqu’au jour où, il y a quelques années, on lui a volé son smartphone. «J’étais traumatisé. J’avais très peu et mal sauvegardé mes données, j’en ai perdu un nombre considérable.» Il a fallu ce choc existentiel pour que le journaliste réalise tout à la fois l’extrême dépendance dans laquelle il s’était mis vis-à-vis de son appendice mémoriel et la fragilité de ce dernier.
Sur ce point aussi, les sondés européens le rejoignent: 20% d’entre eux seraient «paniqués» de perdre leur smartphone, car c’est le seul endroit où ils stockent leurs données. Chez les jeunes de 16 à 24 ans, la proportion atteint 27%.
«L’amnésie numérique ne relève pas de la simple paresse mentale, analyse Florence Allard, maître de conférences à l’Université de Lille et sociologue des usages innovants: en quelque sorte, nous prévoyons d’oublier et nous nous rappelons d’éviter d’oublier, parfois en déployant une grande créativité.» Car l’usage mémoriel du smartphone suppose toutes sortes d’autres opérations destinées au stockage et au transfert des données. D’où ce paradoxe: «Tout l’effort cognitif se met au service des moyens que l’on se donne pour s’autoriser à oublier. Avant, notre attention portait sur les contenus: de quoi dois-je me souvenir? Aujourd’hui, elle porte sur ces moyens: comment vais-je mettre ce contenu en mémoire?»
L’usage mémoriel des smartphones passe donc par ce «transfert psychique», qui fait de l’engin portable une véritable «prothèse cérébrale», note encore Florence Allard. Reste ce mystère: puisque nous nous mettons, volontairement, dans une telle dépendance vis-à-vis de nos appendices digitaux, comment se fait-il que nous soyons si insouciants concernant la sauvegarde des données que nous leur confions? «Tous les jours, des gens affolés viennent nous confier leur smartphone en panne en disant: «J’ai toute ma vie là-dedans!» observe Ouahed Safouane, gérant du magasin de dépannage GSM, à Genève. C’est dingue d’entendre ça, je suis sidéré par l’imprudence de ces personnes.»
L’amnésie numérique révélerait-elle, chez Homo connectus, un désir inconscient de perdre le contrôle de sa vie? «L’imprudence des comportements relève plutôt de l’inculture, analyse Florence Allard. Les terminaux mobiles font partie de notre vie, mais il y a une grande méconnaissance de leur fonctionnement. On est dans un rapport magique à la technologie, à la fois de confiance et de déni. On sait que nos données peuvent être volées ou perdues, mais on ne fait rien pour s’en prémunir.» Puissance de l’irrationnel, quand tu nous tiens.
L’inconséquence de nos comportements atteint des sommets avec le smartphone, qui est, de tous les engins, le moins sécurisé. Et ce n’est pas un hasard, analyse encore Florence Allard: notre «prothèse cérébrale» est vécue comme une partie de nous-mêmes. «On fait corps avec l’appareil et, du coup, on a l’impression que tant qu’il est sur nous, il ne peut rien lui arriver. Nous le protégeons, nous sommes en quelque sorte son garde du corps.» Jusqu’au jour où il tombe à l’eau.
Les Anglais rois de l’amnésie
Y a-t-il un profil de personnes plus atteintes que d’autres d’amnésie numérique? Le sondage de Kaspersky Lab indique des différences considérables entre les pays. Les Britanniques sont les plus massivement oublieux: seuls 28,8% d’entre eux se souviennent du numéro de leurs enfants.
Mauvais parents, les Brits? Florence Allard met en garde contre toute interprétation fondée sur des clichés nationaux. «Les différences entre pays traduisent avant tout différents états et modes de connectivité. Par exemple, les Italiens et les Britanniques sont équipés depuis bien plus longtemps que les Français. En Grande-Bretagne en particulier, les enfants ont été connectés très tôt.» N’empêche: si ce seul critère était pertinent, les Italiens devraient talonner les Britanniques comme champions de l’amnésie. Or, ils sont les premiers de classe de la mémorisation: 62,10% d’entre eux se souviennent du numéro de leurs enfants. On notera aussi que les femmes, de manière générale, mémorisent mieux le numéro de leurs parents, de leurs enfants et de leurs frères et sœurs. Mais, pour ce qui est de celui de leur partenaire, elles sont ex æquo avec les hommes. Interprétation libre.
En effet, les voies de l’amnésie numérique sont complexes. Elles peuvent même parfois puiser dans un rapport d’amour-haine avec la technologie. Et pas besoin d’être un croulant pour ça. «En fait, je déteste le smartphone et la place qu’il a pris dans notre vie, dit Caroline, 30 ans. Je l’ai longtemps évité, j’ai fini par céder et, quand j’ai perdu le mien, j’ai dû demander à ma mère le numéro de téléphone de mon copain!»
Les photos, elles, étaient perdues. «Oui, je sais, il faudrait sauvegarder, mais j’ai la flemme… Ces histoires de sécurité, c’est tout un stress; j’aspire à un certain détachement.» Quitte à prendre des risques? Parfaitement, et le frisson qui va avec: «Faire confiance au hasard des choses, j’aime bien.»