Interview. Coauteur d’un nouveau livre, Suren Erkman estime que la Suisse est l’un des pays qui ont le mieux saisi l’importance des défis environnementaux.
A quelques semaines de la Conférence de Paris sur le climat (COP21), fin novembre, la transition énergétique est au cœur des débats. En Suisse notamment, la sortie indécise du nucléaire agite les esprits et s’invite dans la campagne des élections fédérales. Pour y voir plus clair, l’expert des systèmes et des politiques énergétiques François Vuille, l’ingénieur en énergie Daniel Favrat et le spécialiste de l’écologie industrielle Suren Erkman publient cette semaine un livre d’une limpidité bienvenue: Comprendre la transition énergétique, 100 questions brûlantes, 100 réponses la tête froide (Presses polytechniques et universitaires romandes). L’Hebdo a rencontré l’un des auteurs, Suren Erkman.
La Conférence de Paris sur les changements climatiques (COP21) sera-t-elle celle de la dernière chance?
La France connaît une effervescence médiatique à l’approche de cette conférence et le gouvernement actuel espère bénéficier indirectement d’un succès. Mais cette conférence n’est certainement pas celle de la dernière chance. La 21e Conférence des parties, c’est-à-dire des Etats membres de la Convention sur le climat, s’inscrit dans un processus commencé en 1992, avec l’adoption de cette convention lors du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro. A ce titre, elle n’est a priori ni plus ni moins importante que les précédentes. Les négociations avancent par consensus, un processus inévitablement laborieux lorsque tous les Etats de la planète doivent se mettre d’accord sur des enjeux aussi stratégiques. Les progrès, bien que lents, sont bien réels. A cela s’ajoute la complexité croissante des thèmes de discussion, qui deviennent de plus en plus techniques: mesures concrètes de mise en œuvre, mécanismes de financement, procédures de vérification des engagements pris par les Etats, etc.
L’accord espéré à Paris vise principalement à maintenir le réchauffement global en deçà de 2 °C. Un objectif réaliste?
Dans son article 2, la Convention-cadre stipule clairement que le but visé est d’éviter toute perturbation d’origine humaine dangereuse pour le système climatique. Par la suite, afin de concrétiser ce but général, et pour dynamiser les négociations, l’objectif chiffré de 2 °C a été proposé. Mais il s’agit d’un chiffre indicatif, résultant d’un compromis politico-scientifique qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. Ne pas le respecter ne signifie pas nécessairement que l’on court à la catastrophe. L’essentiel, c’est qu’un système visant à stabiliser et à diminuer les émissions de gaz à effet de serre se met progressivement en place à l’échelle mondiale.
Selon certains modèles, il faudrait diminuer ces émissions bien plus rapidement et radicalement!
Effectivement, les modèles de référence suggèrent qu’il faudrait diminuer les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’au moins 50% d’ici à 2050.
Mais, politiquement et socialement, de tels objectifs de réduction sont pratiquement inapplicables. Ils sont même considérés comme inacceptables par la plupart des pays émergents et en développement.
Précisément, les pays riches ont décidé d’octroyer 100 milliards de dollars par année aux pays en développement à partir de 2020. Une manne bienvenue?
Dans l’absolu, un tel chiffre peut sembler considérable. Mais ce montant, réparti entre plus d’une centaine de pays en développement pour les aider à réduire leurs émissions, et surtout à s’adapter aux changements climatiques, n’est en fin de compte pas si colossal. En fait, la difficulté sera d’arriver à dépenser cette somme de manière contrôlée, pour éviter les coulages, les fraudes, et faire en sorte que les projets financés soient efficaces et correspondent bien aux objectifs visés. Voilà du grain à moudre pour une multitude de sociétés de conseil, généralement basées dans les pays industrialisés! Enfin, ces 100 milliards sont bien au-dessous de ce que les pays riches devront dépenser pour s’adapter aux changements climatiques. Compte tenu de l’inertie du système climatique, les mesures de réduction, mêmes drastiques, des émissions de gaz à effet de serre n’empêcheront pas les changements climatiques en cours d’avoir des impacts. Par conséquent, dans l’immédiat et pour les décennies à venir, l’adaptation sera un enjeu particulièrement crucial.
La Suisse, qui a décidé de réduire de 50% ses émissions de gaz à effet de serre (GES) entre 1990 et 2030, a-t-elle pris la mesure des enjeux climatiques?
C’est en tout cas l’un des pays qui en a le mieux saisi l’importance. Pour des raisons politiques, la Suisse tend à aligner sa position sur celle de l’Union européenne, laquelle fait ce qu’elle peut compte tenu de son contexte économique et politique.
Les changements climatiques ne figurent pas en tête des priorités de la plupart des partis politiques suisses à l’occasion des élections fédérales. Verts et vert’libéraux ont-ils le monopole de ce dossier?
Certainement pas, cette problématique concerne l’ensemble des partis. Il est regrettable que les partis traditionnels n’aient pas mieux saisi que le réchauffement climatique représente aussi des occasions à relativement court terme. Ils ont tendance à ne percevoir cette problématique que sous l’angle d’une contrainte. L’enjeu est au contraire de s’assurer de conditions-cadres viables pour la poursuite d’une économie aussi performante que possible.
Capter et stocker le CO2, une piste intéressante en Suisse et ailleurs dans le monde?
Certainement, cette stratégie sera une contribution utile, mais non la panacée. Le captage du dioxyde de carbone (CO2) concentré à la sortie des installations industrielles qui en émettent de grandes quantités (centrales à gaz, à charbon, raffineries, cimenteries, etc.) en est déjà au stade des prototypes industriels. Quant à la capture du CO2 dilué, extrait directement de l’air ambiant, c’est une possibilité à plus long terme. Comment financer un tel mécanisme, relativement coûteux? C’est toute la question. En plus des coûts, il faut aussi tenir compte des risques. Stocker en masse du CO2 dans le sous-sol n’est pas sans danger, par exemple en cas de relâchement accidentel suite à un tremblement de terre. En revanche, valoriser ce CO2 pour en faire des produits apparaît de plus en plus comme une stratégie d’avenir. Le CO2 peut servir de matière première pour de nombreux produits, tels que des polymères, des carburants, etc. Un défi majeur reste le coût énergétique (et donc financier) de la transformation du dioxyde de carbone.
Que peut-on finalement attendre de cette Conférence de Paris sur le climat?
Tout simplement une nouvelle étape significative, dans la foulée des précédentes conférences des parties, notamment la dynamique enclenchée en 2007 lors de la COP13 à Bali. En bref, il s’agit d’aboutir à un accord international au terme duquel tous les Etats de la planète s’engagent à agir concrètement contre les changements climatiques d’origine humaine. Cela signifie que les efforts seront consentis par tous, pas uniquement par les pays riches, comme c’est encore le cas aujourd’hui. A la condition, formulée par les pays en développement, que les pays riches soutiennent ces efforts sur les plans financier et technologique. Selon toute vraisemblance, un tel accord devrait être finalisé lors de la COP21 à Paris, au terme d’un travail de fourmi qui aura duré plusieurs années. Sa forme juridique (un nouveau protocole, par exemple) n’est pas encore fixée, mais nous le saurons bientôt.
«Comprendre la transition énergétique, 100 questions brûlantes et 100 réponses la tête froide», c’est le titre de votre ouvrage. Les têtes froides feraient-elles défaut quand il s’agit de réfléchir sur l’énergie?
En démocratie, il est important que les citoyens soient informés de manière aussi factuelle que possible. Mais très souvent les questions environnementales sont biaisées par des postures idéologiques et dogmatiques, ou par des groupes de pression. C’est particulièrement vrai pour les questions énergétiques. Notre livre n’est pas un ouvrage militant. Nous tentons de présenter et d’expliciter la nature et les enjeux de la stratégie énergétique proposée pour la Suisse par le Conseil fédéral à l’horizon 2050. Pour valider notre démarche, nous nous sommes volontairement compliqué la vie en demandant à une quarantaine d’experts de nous relire, de nous critiquer et de nous faire part de leurs suggestions.
Votre livre s’accompagne également d’une version numérique évolutive?
Les citoyens seront certainement appelés à se prononcer sur ces enjeux complexes au cours des années à venir. Dans cette perspective, nous souhaitons offrir des informations factuelles, en phase avec l’évolution du dossier, pour aider le public à se faire une opinion en connaissance de cause. Une version évolutive et plus détaillée des 100 questions-réponses peut ainsi être consultée gratuitement sur le site EnergyScope. C’est sur la base de cette version numérique que nous avons écrit le livre, plus condensé et pédagogique, qui paraît cette semaine.
Sur cette question énergétique, la Suisse n’est-elle pas mal prise?
Elle s’est en effet fixé des objectifs aussi ambitieux que contraignants. D’un côté elle veut maîtriser sa consommation d’énergie et diminuer ses émissions de gaz à effet de serre… tout en voulant renoncer au nucléaire, qui fait partie des énergies qui en émettent le moins. Si l’on entend concrétiser cette ambition, il faudrait agir vite et de manière résolue. Mais le débat reste ouvert, il ne fait que commencer.
Le tournant énergétique concerne-t-il autant les individus que les entreprises?
Oui, mais c’est a priori moins compliqué pour les particuliers que pour les entreprises. Notamment, les individus peuvent choisir des équipements très performants, issus des toutes dernières technologies, en remplacement des anciens appareils moins efficaces. Et, dans une certaine mesure, ils peuvent modifier leurs habitudes de consommation. Quant aux entreprises, pourront-elles supporter des surcoûts au demeurant très difficiles à évaluer? Des mesures d’accompagnement seront sans doute inévitables. Les entreprises sont naturellement hésitantes, car durant des décennies la Suisse a vécu avec un système énergétique qui fonctionnait plutôt bien. Mais ce modèle traditionnel est de plus en plus remis en cause, que ce soit du fait de contraintes environnementales et géopolitiques, ou économiques et financières en rapport avec la libéralisation des marchés.
Avoir à disposition des quantités gigantesques d’énergie, notamment fossiles, bon marché et faciles à obtenir, c’est donc bel et bien fini pour tout le monde. Avec quelles conséquences?
Aucune activité économique dans une société industrielle telle que la nôtre n’est envisageable sans de l’énergie disponible en abondance. Une société fortement contrainte sur le plan énergétique serait profondément bouleversée. Nous n’aurions pas juste un peu moins chaud dans nos appartements et nous ne roulerions pas un peu moins souvent en voiture. Toute l’économie se contracterait, avec des conséquences redoutables. C’est pourquoi je pense que l’enjeu énergétique est encore plus profond et immédiat que l’enjeu climatique. Ce dernier étant d’ailleurs une conséquence de nos politiques énergétiques.
Profil
Suren Erkman
Né à Istanbul en 1955 d’une mère suisse et d’un père arménien. Depuis 2005, il est professeur d’écologie industrielle à l’Université de Lausanne, au sein de la Faculté des géosciences et de l’environnement. Il est également cofondateur de plusieurs entreprises, notamment le bureau de conseil en environnement Sofies International SA, à Genève, Zurich, Paris et Bangalore.