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Retour à Ankara

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Jeudi, 15 Octobre, 2015 - 05:54

Reportage. L’attentat qui a touché la capitale turque place toujours plus le pays face à ses démons: la guerre contre les Kurdes, la censure et la tentation nationaliste.

Texte et photo Metin Arditi

J’avais 3 mois lorsque ma famille a quitté Ankara pour Istanbul, et ce dimanche 11 octobre 2015 devait être jour de fête. Pour la première fois, j’allais retrouver ma ville natale. Si ce n’est que la veille, deux bombes explosaient au centre-ville et faisaient près de cent morts.

Faut-il en être surpris? Le pays vit en plein vertige. Les attaques contre le PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan) ont repris à grande échelle, après que la Turquie eut passé un accord avec les Etats-Unis, leur permettant d’utiliser leurs aéroports militaires. Le droit à l’information est bafoué chaque jour. Ahmet Hakan, éditeur du quotidien Hürriyet, a été passé à tabac devant chez lui. La rédaction de son journal a été attaquée à coups de pierres. Bülent Kenes, le rédacteur en chef de Zaman, autre grand quotidien, a été arrêté pour «insulte au président». Twitter subit des coupures régulières. En un mot, le pays se retrouve face à ses démons, la guerre contre les Kurdes, la censure et la tentation nationaliste qui prend des allures de désespoir.

Dans les rues d’Ankara, impossible d’échapper à la campagne d’affiches qui soutient l’AKP, le parti du président Erdogan, sur lesquelles on peut lire: «SEN BEN YOK – TÜRKIYE VAR». Toi et moi n’existons pas. Il n’y a que la Turquie. Elle serre le cœur, cette affiche. Car quel est son message, si ce n’est la négation de l’individu face à l’Etat? Nous sommes loin de «L’humain au centre»… Et lorsque le premier ministre, Ahmet Davutoglu, convoque les chefs de parti au lendemain de l’attentat, il se garde bien d’inviter Selahattin Demirtas, président du HDP, le Parti démocratique des peuples, principal représentant politique des Kurdes en Turquie.

Qui est l’auteur du carnage? Chacun s’interroge. Mais un mot revient sans cesse: Devlet derin, L’Etat profond, une complicité souterraine entre des éléments criminels et certains services de sécurité de l’Etat, déterminés à créer un climat d’instabilité qui permette (mais à qui?) de prendre le pouvoir.

La gifle de l’Europe

Qu’est-ce qui a mis la Turquie, pays puissant, fier et travailleur, au bord du volcan? Paradoxalement, ses qualités, sans doute. Son goût du labeur, qui fonde ses ambitions, ses grandes capacités militaires, qui les amplifient, et sa fierté. Sa grande et généreuse fierté. Recep Tayyip Erdogan s’adresse à ceux des Turcs qui ont subi deux rejets. Celui, ancien, des élites kémalistes, qui ont trop souvent regardé d’un œil distant ceux de la Turquie profonde. Et le rejet de l’Europe, qui a giflé tout le monde, les kémalistes comme les Anatoliens, par sa manière humiliante. Très blessée, la Turquie est allée «voir ailleurs», forte d’un nouveau concept: la «synthèse islamo-nationaliste». Elle s’est tournée vers l’est. Mais sa blessure reste ouverte.

Au Lycée Charles de Gaulle d’Ankara, une longue réunion avec les élèves de terminale – consacrée à la littérature, bien sûr – me montre combien la jeunesse du pays est engagée, mobilisée, attentive. Les questions fusent. A mes réponses, les réactions sont nourries. L’atmosphère est enthousiasmante. Puis, au repas de midi, un élève, interrogé par un professeur sur l’attentat, répond, traits tendus: «Je préfère ne pas en parler. C’est encore trop chaud.» Un garçon de 17 ans qui craint de s’exprimer, cela vous enlève le goût de la journée.


L’auteur
Metin Arditi

Ecrivain, père de la Fondation Les Instruments de la Paix-Genève et envoyé spécial de l’Unesco pour le dialogue interculturel.

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