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Didier Billion: "Si Bruxelles avait maintenu un lien avec Ankara, on aurait pu juguler l’autoritarisme d’Erdogan."

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Jeudi, 15 Octobre, 2015 - 05:55

Interview. Après l’attentat meurtrier d’Ankara, la Turquie apparaît déstabilisée. Didier Billion, spécialiste de la Turquie, analyse la situation actuelle à l’approche des législatives anticipées.

Boris Mabillard

La Turquie pleure les morts de l’attentat d’Ankara, samedi 10 octobre, dans lequel, selon un bilan encore provisoire, 97 personnes ont péri. Mais déjà les critiques à l’encontre du gouvernement fusent: le président, Recep Tayyip Erdogan, et le premier ministre, Ahmet Davutoglu, sont accusés de ne pas en avoir fait assez pour éviter de telles violences. La Turquie est dans l’impasse: elle mène une guerre, qu’il lui sera difficile de gagner, sur deux fronts, contre les djihadistes de l’Etat islamique (EI) en Syrie et contre les militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK); sur le plan social, Kurdes et Turcs sont à couteaux tirés; enfin, sur le plan politique et pour compliquer le tout, les élections législatives auront lieu le 1er novembre prochain. Didier Billion s’inquiète d’un climat délétère.

L’attentat de ce samedi 10 octobre à Ankara survient dans un contexte politique instable. Le pays est en guerre sur deux fronts et la société est plus divisée que jamais. Le président, Recep Tayyip Erdogan, est-il responsable de la dégradation de la situation en Turquie?

Depuis plusieurs années, Recep Tayyip Erdogan mène une politique fondée sur un discours qui encourage les clivages. Il ne cesse de dessiner des camps, de désigner des ennemis, tour à tour les partis de l’opposition laïque, nationaliste ou pro-kurde, les gauchistes, les journalistes, les médias en général ou même ceux qu’il désigne comme agents de l’extérieur. Cette stratégie a abouti à une polarisation de la société, qui se trouve plus que jamais minée et parcourue de lignes de fracture.

Mais aujourd’hui les divisions se sont transformées en fronts ouverts. Pourquoi?

C’est une nouvelle séquence. Le tournant date de l’été. Il s’est déroulé en deux temps. D’abord, lors des élections législatives du 7 juin dernier, le Parti de la justice et du développement (AKP), qu’a fondé Recep Tayyip Erdogan, n’a pas réussi à obtenir la majorité absolue qu’il lui fallait pour former seul un gouvernement, et encore moins la majorité des deux tiers dont il a besoin pour modifier la Constitution. Ce fut une déception. Deuxième temps: l’attentat de Suruç, le 20 juillet, qui a fait 33 victimes, principalement des militants pro-kurdes du Parti démocratique des peuples (HDP). En réponse, le gouvernement intérimaire d’Ahmet Davutoglu, aux ordres du président, entreprend d’instrumentaliser la violence à des fins électorales. Il lance sa guerre contre le terrorisme, en fait une guerre contre le PKK plus que contre l’Etat islamique (EI). La grande majorité des bombardements vise des bases du PKK en Irak et en Turquie et non les djihadistes de l’EI en Syrie.

En quoi cette guerre sert-elle les intérêts de l’AKP et de son chef?

Doublement. Grâce à elle, Recep Tayyip Erdogan peut se présenter comme l’homme providentiel qui va sauver la Turquie des dangers qui la menacent. Il joue sur les sentiments d’urgence, sur les peurs et sur le nationalisme. D’autre part, il tente d’affaiblir ses principaux rivaux politiques, et notamment le parti pro-kurde, le HDP, qui a fait un score historique lors des législatives de juin avec 13% des voix, en partie au détriment de l’AKP. A partir de là, le Parti des travailleurs du Kurdistan est désigné comme l’ennemi public numéro un. Et dans un amalgame fallacieux, le gouvernement et les médias qui lui sont proches matraquent pour le discréditer que le HDP est l’allié du PKK. Le HDP, qui tentait de se présenter comme un parti moderniste pour l’ensemble des Turcs, est ravalé à son identité kurde. En fait, Recep Tayyip Erdogan joue sur deux tableaux: séduire les nationalistes par son discours intransigeant et rallier les Kurdes conservateurs grâce à son discours religieux.

Vous décrivez une situation explosive, y a-t-il un risque de dérapage?

La stratégie de la tension mise en place par l’AKP est pour l’instant sous contrôle. Mais elle pourrait échapper à ses promoteurs. Dans la mesure où elle vise justement à créer un climat de suspicion, des extrémistes ou des électrons libres peuvent à n’importe quel moment prendre des initiatives destructrices. Ce serait un point de rupture.

Les élections à venir, le 1er novembre, sont-elles la clé de ce qui arrive?

En juin, l’AKP a réalisé un score honorable, il reste largement le principal parti de Turquie avec environ 40% des électeurs qui le soutiennent. Mais c’est insuffisant pour gouverner seul et pour changer la Constitution. La règle aurait voulu qu’après les législatives de juin un gouvernement de coalition soit créé. L’opposition au sein du gouvernement aurait probablement contraint le président à rester dans les limites que prévoit la Constitution: la fin de l’hyperprésident. C’est ce scénario que veut absolument éviter Recep Tayyip Erdogan. L’AKP, à ses ordres, a choisi l’intransigeance en refusant de former un gouvernement de coalition avec l’opposition. Le président avait jusqu’au 21 août pour présenter un gouvernement. Il a laissé passer ce délai, pour convoquer de nouvelles élections, en espérant consolider sa majorité, c’est-à-dire faire mieux qu’en juin.

Recep Tayyip Erdogan peut-il gagner ce pari?

La tactique est vouée à l’échec. Selon les derniers sondages, réalisés avant l’attentat du 10 octobre, l’AKP ferait au mieux un score identique à celui de juin. Au pire moins, le CHP et le HDP améliorant légèrement leurs résultats respectifs. Une partie de la société turque ne veut pas donner à Recep Tayyip Erdogan les pleins pouvoirs d’un régime présidentiel fort. D’autre part, la stratégie de la tension est à double tranchant: elle galvanise les nationalistes mais crée des tensions, qui peuvent se transformer en violences, dont le pouvoir est tenu pour responsable. Beaucoup de Turcs estiment que les violences, la guerre et les attentats sont liés à la politique gouvernementale.

En cas d’échec, que fera l’AKP?

D’abord, il n’est pas sûr que les élections aient lieu, elles pourraient être différées pour des raisons sécuritaires. L’autre possibilité, c’est qu’elles se déroulent mais dans des conditions peu démocratiques. Les autorités ont évoqué ces dernières semaines la possibilité que certains bureaux de vote soient regroupés dans les régions où la situation sécuritaire s’est fortement dégradée en relation avec les affrontements entre militants kurdes et forces de l’ordre. Des zones, l’est et le sud-est de l’Anatolie, qui constituent les bastions du HDP. La fermeture et le déplacement de bureaux de vote constitueraient une entrave pour certains électeurs et une sérieuse entorse au processus démocratique. Enfin, je ne veux pas faire de politique-fiction, mais au cas où le scrutin aurait lieu à la date prescrite, tout porte à croire que l’AKP ne recueillerait pas les suffrages escomptés. Recep Tayyip Erdogan ne pourra pas alors réitérer ce qu’il a fait cet été, il sera obligé cette fois d’accepter un gouvernement de coalition. Je crains que ce soit alors une véritable bataille de tranchées comme lors de la première cohabitation. Au moment où l’économie turque souffre d’un ralentissement, et alors que le pays est en guerre et doit faire face au défi des réfugiés, une paralysie du gouvernement serait un sérieux handicap.

Le processus de paix enclenché entre les rebelles du PKK et Ankara peut-il redémarrer?

Recep Tayyip Erdogan a été le premier à entamer un dialogue et des négociations avec le PKK. Sa démarche, une première en Turquie, a suscité maints espoirs. Mais depuis l’été et le revirement à 180 degrés du gouvernement, le processus de paix semble mort et enterré. La confiance est rompue et il faudra des années pour renouer les fils du dialogue. A l’aune de ce qui arrive aujourd’hui, la guerre redoublée contre le PKK, on peut se demander si Recep Tayyip Erdogan était véritablement et honnêtement engagé dans une dynamique de paix ou si, au contraire, son ouverture face au PKK n’avait pour seul but d’engranger les suffrages des Kurdes.

Qui est derrière l’attentat d’Ankara?

A ce stade, il est impossible d’imputer l’attentat à tel ou tel commanditaire hypothétique. Le gouvernement privilégie l’EI, mais suspecte aussi le PKK et un groupuscule d’extrême gauche, le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C). L’enquête est en cours, mais j’exclus pour ma part le PKK et le DHKP-C, qui n’ont pas de mobile. Quant à l’EI, il n’a rien à gagner, c’est même le contraire: cet attentat pourrait valoir aux djihadistes des bombardements alors que jusqu’à présent l’armée turque se concentrait surtout ailleurs. Il reste, et c’est la piste que je privilégierais, cet «Etat profond», véritable Etat dans l’Etat, une nébuleuse mêlant les services secrets, des cadres de l’armée et de la police, des politiciens et des mafieux. Affaiblie depuis le procès Ergenekon, cette structure parallèle garde une capacité de nuisance, notamment grâce à ses relais dans les services secrets turcs (MIT) et dans la police. Les cibles choisies, militants gauchistes, pacifistes et pro-kurdes, sont dans la ligne des opérations précédentes de cette organisation.

L’Europe aurait-elle dû agir différemment vis-à-vis de la Turquie?

Elle a tout faux, elle s’est trompée sur toute la ligne. Elle a fermé la porte à la Turquie au moment où cette dernière accomplissait des progrès en matière de droits démocratiques et sur le plan économique aussi. Ce refus d’entrer en matière a été perçu comme une rebuffade et même du mépris. Le gouvernement s’est senti humilié par le traitement que lui ont réservé certains Etats européens, au premier rang desquels la France de Nicolas Sarkozy. Je suis convaincu que si Bruxelles avait maintenu un lien avec Ankara, sous la forme de discussions ou de négociations sur une forme d’association, on aurait pu juguler l’autoritarisme de Recep Tayyip Erdogan et peut-être éviter la dérive à laquelle on assiste désormais.


Profil
Didier Billion

Didier Billion est directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), à Paris. Docteur en sciences politiques et certifié d’histoire et géographie, il est spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, sur lesquels il a publié ou dirigé de nombreux ouvrages et articles, parmi lesquels La Turquie vers un rendez-vous décisif avec l’Union européenne (IRIS/PUF, 2004), Les défis du monde arabe (IRIS/PUF, 2004), L’enjeu turc (Armand Colin, 2006), L’année stratégique 2016 (IRIS/Armand Colin, 2015).

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