CONTRAT MILITAIRE: Le président du groupe suédois SAAB s'investit pour défendre ses avions de combat que Berne veut acquérir. Et contre lesquels un référendum est lancé.
Propos recueillis par Yves Genier et Alain Jeannet
Comment suivez-vous le débat helvétique sur l’achat de 22 avions de combat Gripen construits par Saab, que vous présidez?
L’achat de ces 22 appareils est d’abord une décision suisse. Ce n’est pas à Saab de déterminer ce qui est bon pour votre pays, même si nous sommes bien sûr très heureux que vous ayez choisi le Gripen. Mais nous avons un respect total pour le processus suivi en Suisse. Et nous sommes heureux des coopérations industrielles que nous avons établies avec des entreprises helvétiques.
Le débat a aussi été vif en Suède l’hiver dernier, quand l’Etat a voulu acquérir 60 appareils de nouvelle génération. Quel a été l’argument décisif qui a emporté la décision?
Ce n’est pas à moi que vous devriez poser la question, mais plutôt aux autorités suédoises! Je pense que la décision a été prise en raison de la nécessité d’adapter la flotte militaire aérienne aux derniers développements technologiques, comme chaque pays doit le faire.
Comprenez-vous les arguments des opposants suisses qui estiment que l’acquisition du Gripen serait inutile, car la mission qu’il devrait assurer, la police de l’air, pourrait l’être avec la flotte existante?
Vous tentez vraiment de me mettre à la place des Suisses! Les forces aériennes helvétiques ont procédé à des examens très sévères de leurs besoins futurs. Après avoir pondéré les aspects technologiques, militaires et de coûts, elles sont arrivées à la conclusion que le Gripen répondait le mieux à leurs exigences. De manière générale, je constate que les forces aériennes ont joué un rôle central dans les conflits armés de ces dernières années. Mais c’est aux Suisses d’identifier leurs besoins précis. Nous proposons simplement un appareil de très haut niveau à un coût relativement modeste. Ce dernier aspect devient toujours plus important au moment où les budgets militaires se réduisent. De plus, la Suisse et la Suède ont des expériences similaires en matière de politique de neutralité, ce qui joue un rôle important dans les relations entre nos deux pays.
Comment les contrats compensatoires sont-ils répartis entre les différentes régions suisses? Qu’est-ce qui reviendra à la Suisse romande?
C’est un élément auquel nous avons été rendus attentifs à maintes reprises, que nous avons pris en considération et sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Saab s’est engagé à suivre les directives d’Armasuisse, qui prévoient une répartition des affaires compensatoires de 65% pour la Suisse alémanique, 30% pour la Suisse romande et 5% pour le Tessin.
Sur quelles bases se déterminent les contrats compensatoires?
Toutes les affaires doivent être conclues sur une base commerciale. Et c’est un processus complexe, une négociation qui dure longtemps. Au moment de concevoir un avion, il faut tenir compte de très nombreux facteurs. Notamment des apports que les partenaires d’un tel projet peuvent apporter à la fabrication d’un appareil qui doit pouvoir être vendu aux quatre coins du monde à des prix compétitifs. Nous avons été très attentifs à respecter les équilibres, je peux vous l’assurer, et nous avons dix ans, à partir de la signature du contrat, pour compléter le programme de coopération industrielle.
Qu’arriverait-il à Saab en cas de refus de la Suisse d’acheter 22 Gripen?
C’est une question hypothétique. Le gouvernement suédois devrait à son tour décider s’il maintient quand même sa commande de 60 appareils. Je ne pense pas que cela changera les perspectives à long terme de Saab. Cette société a été fondée par mon grand-père Marcus Wallenberg senior il y a 75 ans. Elle a produit plus de 5000 avions depuis lors. Nos produits et notre technologie vont rester attractifs. Le contrat conclu avec la Suisse est naturellement très important. Mais s’il devait être remis en question, la vie continuerait pour nous.
Face à une industrie aéronautique militaire américaine fortement consolidée, les constructeurs européens peuvent-ils encore rester dispersés comme ils le sont actuellement?
Tout le monde en parle, naturellement. Il y a plusieurs manières d’aborder cette question. D’abord par le biais de collaborations calibrées au plus juste pour garantir des projets efficients en termes de coûts. Les entreprises jouissant d’une avance technologique, comme nous, peuvent fortement en profiter. En fait, plusieurs pièces du Gripen sont fabriquées par des sous-traitants (des produits commerciaux standardisés), dont les contrats peuvent résulter d’accords de collaboration interétatiques, notamment avec la Suisse. Notre savoir-faire est de combiner ces coopérations pour réaliser des projets à des coûts raisonnables. Cette manière de procéder prendra une importance croissante à l’avenir, vu que les pays acquéreurs d’avions militaires sont toujours plus attentifs à leurs dépenses. De nombreux experts pensent que l’avenir de notre industrie passe par des fusions. Mais celles-ci doivent répondre à de nombreuses interrogations, dont celle de la nationalité n’est pas la moindre! Réussir une fusion est un effort gigantesque.
Les gouvernements des grands pays privilégient les appareils produits par les constructeurs de leur propre pays. Quitte à les payer plus cher que la concurrence, ce qui revient à les subventionner. Les contribuables accepteront-ils cette situation encore longtemps?
La coopération existe déjà au niveau européen pour les questions de défense. Mais toute fusion dans l’industrie aéronautique militaire ne s’alignerait pas forcément sur les
priorités nationales en matière de sécurité. Donc pour aboutir à des fusions, les aspects industriels doivent coïncider avec les priorités de la défense nationale de chaque pays.
Comment l’industrie de défense européenne peut-elle faire face à l’importante baisse des budgets de défense des pays membres de l’OTAN, surtout ces trois dernières années?
C’est le grand défi. Les budgets se réduisent et les entreprises de défense doivent s’y adapter! Il revient à chaque entreprise de trouver sa propre réponse. L’approche de Saab est de proposer des produits de haute valeur à des prix raisonnables. Cela dit, la technologie progresse. Le paysage n’est pas le même qu’il y a dix ans. Chaque fabricant doit, pour rester compétitif, non seulement se maintenir à la pointe de la technologie, ce que fait Saab en consacrant 20% de son chiffre d’affaires à la recherche et au développement, mais également se montrer très attentif à la question des coûts.
Quelle est la position de la Suède vis-à-vis de la monnaie unique?
Plus personne ne songe à rejoindre la zone euro. J’étais en faveur d’une intégration lorsque le débat a été lancé, mais je dois bien admettre qu’il n’a pas cours pour le moment. Le fait, pour un pays, de garder sa propre monnaie, facilite le règlement d’un certain nombre de questions économiques, mais les entreprises suédoises qui établissent leurs comptes en couronnes suédoises doivent faire face à de très fortes fluctuations des changes. Elles doivent donc se protéger, ce qui s’avère très coûteux. Aussi, à long terme, la question d’une adhésion reste ouverte. Un petit pays très dépendant de ses relations commerciales extérieures doit constamment s’interroger sur les gains qu’il aurait à rejoindre la zone euro.
Marcus Wallenberg
Né en 1956, ce représentant de la 5e génération de la famille d’industriels et de financiers la plus puissante de Suède préside Electrolux et la banque SEB en plus de Saab. Et siège aux conseils d’AstraZeneca et du fonds souverain de Singapour Temasek. Il s’est engagé notamment au World Economic Forum.
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