Décodage. Cynique, sans scrupules mais doué d’un sens tactique considérable, le président russe s’implique massivement dans la crise en faisant bombarder quotidiennement des positions rebelles. A ce jour, l’Occident n’a pas trouvé moyen de lui répliquer.
Veit Medick, Christian Neef, Christoph Reuter, Matthias Schepp et Holger Stark
Ses avions de combat bombardent, ses navires de guerre tirent des missiles, des troupes interviendront peut-être au sol. Et le monde reste bouche bée face à l’énergie de cet homme qui a commencé par annexer la Crimée, puis divisé l’est de l’Ukraine et qui désormais s’implique activement en Syrie. Un pays dont le président a franchi toutes les lignes rouges, un pays où l’autoproclamé Etat islamique (EI) s’est emparé de villes entières, un pays d’où des centaines de milliers de réfugiés confluent vers l’Europe. Autrement dit, le pays qui préoccupe le plus l’Occident.
Mais qui y fait la guerre? Qui s’y érige en gendarme? Rarement l’Occident, et l’Amérique avant tout, auront été pareillement humiliés. La semaine dernière, plusieurs incidents ont eu des relents de guerre froide. Sauf que ce n’est plus l’Union soviétique qui inquiète, ce n’en est qu’une partie, cette Russie qui semblait recroquevillée dans l’insignifiance mais qui se manifeste bruyamment parce qu’elle a, à sa tête, un homme aussi résolu qu’infréquentable.
Le désarroi de l’Occident
Vladimir Poutine a accepté le risque que les deux grandes puissances s’affrontent, que la guerre civile syrienne s’enfonce encore plus dans le chaos et que s’évapore toute chance de solution politique à Damas. Ce qui lui est égal. Il est l’homme fort, tandis qu’à Washington Barack Obama fait pâle figure. Le monde est cul par-dessus tête. Mais ce pourrait être pire: à Moscou, des rumeurs tenaces laissent entendre que, à la demande de Bagdad, Poutine pourrait intervenir en Irak. Après que les Américains y ont combattu huit ans en vain, perdu 4000 soldats et gaspillé 2000 milliards de dollars en pure perte, la vexation serait inouïe.
Plus les bombes russes s’abattent en Syrie, plus l’énervement et le désarroi se font jour en Occident. François Hollande évoque la menace d’une «guerre totale» au Moyen-Orient, Barack Obama met en garde contre «une recette pour une catastrophe». La Syrie est une catastrophe depuis longtemps et Obama n’a pas fait grand-chose pour l’éviter.
Qu’est-ce qui motive les Russes à choisir cette voie solitaire et comment le monde sortira-t-il changé d’un champ de bataille où, pour la première fois, Américains et Russes s’entrechoquent?
Le bilan des attaques du Ministère russe de la défense paraît en tout cas fortement exagéré. Et manifestement mensonger, puisque l’essentiel des bombardements russes et syriens a touché des lieux dont l’EI est absent, à l’instar d’Idlib, où nombre de civils faisant la queue pour acheter de la farine ont été tués, et la petite ville de Kafr Nabl, célèbre pour ses cortèges du vendredi qui conspuent aussi bien Bachar el-Assad que l’EI. Les gens d’Idlib passent aux yeux de l’Occident pour des opposants à Assad, des rebelles, donc, pas des terroristes. Mais Poutine ne fait pas la différence. Pour lui, tous les groupes armés sont terroristes s’ils ne sont pas de son côté. Si bien qu’on s’est rapidement aperçu que l’objectif premier des Russes n’était pas tant de combattre l’EI mais d’aider Assad à se maintenir au pouvoir, au détriment des groupes rebelles qui pourraient incarner une alternative au tyran de Damas.
Sans états d’âme
La politique cynique, dénuée de scrupules de la Russie bénéficie aujourd’hui des limites de la politique étrangère occidentale, qui répugne à un affrontement militaire. Lorsque Obama est entré en fonction en 2009, il s’est agi de redorer le prestige de l’Amérique, qui s’était délité au fil des guerres d’Afghanistan et d’Irak des années Bush. Obama a promis le retrait de ses soldats et s’est ainsi attiré la sympathie d’un pays fatigué de voir ses boys tomber en des lieux aussi lointains et inconnus que Kerbala et Kandahar.
Depuis lors, la politique des Etats-Unis s’est orientée sur le rééquilibrage et le rapprochement. Le choix a montré ses vertus avec l’accord sur le nucléaire iranien et la réconciliation à Cuba avec Raúl Castro. Mais en Syrie il n’y a pas de solution simple, indolore. Un fait qui rend si élevé le prix d’une intervention. Trop élevé pour Obama, qui a limité le choix de ses moyens. A la différence de Poutine qui entend enrayer la désagrégation de la Russie et lui redonner son statut de grande puissance. Un Poutine qui a vécu l’implosion de l’Union soviétique moins comme la libération du communisme que comme une défaite et une humiliation. Et qui met en œuvre tous les expédients pour atteindre son objectif.
La stratégie de la propagande
Une de ses tactiques préférées est le mensonge éhonté, la désinformation, comme on a pu le voir avec l’annexion de la Crimée, puis avec son soutien actif aux dissidents du Donbass ukrainien. Des opérations clandestines si bien menées que l’Occident n’a jamais pu reprocher à Poutine une agression militaire directe. «Les meilleures armes de Moscou ne sont pas ses Sukhoï 24 ni ses sous-marins qui croisent dans l’Arctique, assure l’expert américain de la Russie Mark Galeotti. La meilleure arme de Poutine est sa capacité à irriter, provoquer et surprendre.» Pour la première fois depuis la fin de l’URSS, un président intervient loin de ses frontières, loin de sa zone d’influence. Et l’opération russe s’accompagne, comme il se doit, d’un feu d’artifice de propagande: que des succès!
La réalité est cependant tout autre. En Syrie, il sera difficile de remporter la guerre en dépit d’une supériorité militaire manifeste. Le 7 octobre, des navires russes de la mer Caspienne se sont mis à tirer des missiles de croisière par-delà l’Iran et l’Irak, à 1500 kilomètres. La plupart d’entre eux ont atterri exactement où les troupes d’Assad s’apprêtaient à faire une percée. Une demi-douzaine de témoins racontent ce qui s’est passé ce soir-là: sur terrain découvert, les rebelles ont pris l’avantage, les chars et autres véhicules blindés du régime pliaient face aux missiles antichars Tow livrés par les Américains. Les vidéos montrent des chars détruits et des équipages qui les abandonnent en toute hâte.
Ce que les observateurs étrangers oublient souvent, c’est qu’il n’y a pas, en Syrie, seulement deux fronts: les troupes du régime et leurs alliés du Hezbollah et de l’Iran d’un côté, et le prétendu Etat islamique de l’autre. Il y a un troisième front formé par les divers groupes rebelles qui combattent toujours, aussi bien contre Assad que contre l’EI et, jusqu’à l’été, ceux-ci se sont emparés de plusieurs villes au nord et au sud.
Le fait est que ces groupes rebelles, en bonne partie inconnus et à teinte islamique, arrangent Poutine. Ils créent une situation confuse comme il les aime, le moyen parfait pour, comme en Ukraine, vendre ses mensonges à l’étranger assez longtemps pour qu’une chatte n’y retrouve plus ses petits. Au bout du compte, reste l’impression qu’il n’y a pas de vérité absolue et que, du coup, Poutine a aussi un peu raison. Les rebelles qui combattent Assad n’ont pas un profil aussi bien défini que l’EI, leurs noms sont compliqués et, suivant où ils se trouvent, ces noms changent. Nés du soulèvement de 2011, ils combattent le plus souvent à leur porte. Mais au total, ils regroupent 80 000 à 100 000 combattants, certains radicalisés.
Qui fait quoi
La question essentielle en Occident reste de savoir précisément qui est radical, qui est modéré, qui est islamiste. En Syrie, ce n’est pas la bonne question. L’orientation de ces groupes rebelles a moins à voir avec une idéologie qu’avec des réflexions tactiques: comment obtenir au mieux des armes et de l’argent? Quelles alliances sceller pour survivre? Pour l’essentiel, on peut diviser les rebelles en trois camps: les groupes de l’ancienne Armée syrienne libre (ASL) tels Nureddin Zengi, Sukur al-Cham, Fursan al-Hakk, Division 101, Division 13 au nord et les groupes du sud. Leur impact a diminué parce qu’ils ne reçoivent presque plus d’argent ni de matériel militaire.
Le deuxième groupe est celui des islamistes, constitué de la faction disciplinée Ahrar al-Cham, alignée sur les Frères musulmans; dans l’union des groupes rebelles du nord, l’Armée de la victoire, c’est Ahrar al-Cham qui donne le la.
Le principal groupe du troisième camp, clairement islamiste-djihadiste, est le Front al-Nosra. En avril 2013, son chef, Abou Mohammed al-Joulani, a fait allégeance à al-Qaida, dont il copie la structure compartimentée. Les autres camps n’aiment pas al-Nosra, non pas en raison de son idéologie mais parce qu’il tente d’imposer sa loi.
Sur le fond, ce qui importe est de combattre le régime d’Assad et de laisser les autres groupes tranquilles. Car l’ennemi commun est l’EI. Depuis janvier 2014, presque tous les groupes rebelles se sont alliés contre Assad et l’EI. Si les Russes attaquaient effectivement l’EI, les rebelles seraient ravis. Mais, précisément, Poutine ne le fait pas: il prend prétexte du combat antiterroriste pour sauver le régime Assad. C’est pourquoi, le 5 octobre, 41 groupes rebelles ont lancé un appel commun aux pays voisins de la Syrie visant à créer une coalition contre «l’alliance d’occupation russo-iranienne» (le Front al-Nosra s’en est dissocié et l’EI en est évidemment exclu).
On s’étonne que ces rebelles, malgré une aide squelettique des Etats-Unis, de l’Arabie saoudite, de la Turquie et du Qatar, survivent encore. Deux raisons à cette endurance: d’une part leur supériorité démographique, puisque les sunnites forment les trois quarts de la population syrienne, d’autre part le fait que nombre de Syriens se battent pour sauver leur quartier, leur maison. Le fait que, dans l’opinion publique occidentale, ces rebelles soient de moins en moins perçus comme totalement indépendants de la situation militaire résulte d’une série d’erreurs et, tout simplement, de la méconnaissance du terrain. S’ajoute à la confusion le programme américain complètement raté d’entraîner jusqu’à 5000 combattants syriens, censés se battre contre l’EI mais pas contre les troupes du régime: les quelques dizaines de combattants formés ont presque tous été désarmés, enlevés ou tués par al-Nosra.
Ces jours-ci, le Pentagone prépare en toute hâte une nouvelle offensive: les quelque 20 000 peshmergas kurdes et la milice kurde YPG de la frontière syro-turque devraient avancer sur Raqqa, quartier général de l’EI. Devraient s’y joindre entre 3000 et 5000 combattants de l’ASL et des reliquats d’autres groupes rebelles. L’offensive est officiellement dirigée contre l’EI, mais elle est aussi une réaction aux Russes, à qui Washington n’entend pas céder de terrain.
Pas de paix sans Assad et Poutine
Avec son intervention en Syrie, Poutine a déjà obtenu ce qu’il ambitionnait depuis des mois: revenir sur la scène internationale, dont il avait été exclu par l’Occident depuis l’annexion de la Crimée. Même la chancelière allemande, Angela Merkel, en est désormais convaincue: il n’y aura pas de paix en Syrie sans Assad et Poutine. Mais la guerre prend corps: samedi dernier, le navire de débarquement russe César-Kounikov franchissait le Bosphore. Dans l’enclave baltique de Kaliningrad, le navire collecteur de renseignements Vassili Tatichtchev a appareillé. Et le président de la Commission de la défense à la Douma a évoqué le projet d’envoyer une «brigade de volontaires» formée de combattants faits au feu dans l’est de l’Ukraine. Le nombre de soldats déjà sur place serait de 2000 selon Moscou, de 4000 selon des sources occidentales. Reste que, à en croire des sondages, seuls 14% des Russes sont en faveur de l’envoi de troupes en Syrie. Le Kremlin a là beaucoup moins de soutien que pour son intervention en Ukraine orientale. Du coup, les médias proches du Kremlin dispensent leur propagande selon trois axes: supériorité des forces russes sur place, impuissance de l’Amérique, Europe submergée par les réfugiés du Moyen-Orient (sans parler du prétendu engouement mondial pour le coup fumant de Poutine). Le quotidien de boulevard Komsomolskaïa Pravda titrait le 5 octobre: «L’Europe est occupée par l’islam – les chars russes la libéreront».
Si Poutine devait s’imposer en Syrie, ce serait un coup fatal pour les Etats-Unis. Il obtiendrait ce qu’Obama n’a pas réussi à faire depuis des années: emporter la décision en Syrie, vaincre l’EI et stopper le flux des réfugiés; en même temps, éroder la position de force des Américains et, peut-être, déterminer la destinée de l’ensemble du Moyen-Orient. Le chemin jusque-là est long et ils sont nombreux dans l’histoire à en être revenus déconfits.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy