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Le parlementariat transatlantique qui va secouer la Suisse

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Jeudi, 15 Octobre, 2015 - 06:00

Décryptage. Objet d’intenses et fort discrètes négociations, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement entre les Etats-Unis et l’UE touchera directement la Suisse, qui est exclue de son élaboration. Son industrie et son agriculture en subiront les effets. Pour le meilleur et pour le pire.

Après le Partenariat transpacifique entre les Etats-Unis et onze pays des régions Asie et Pacifique, qui vient d’accoucher d’un accord de principe début octobre, un autre pacte va bouleverser les échanges internationaux: le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP). Les Etats-Unis et l’Union européenne (UE) ambitionnaient de le boucler à la fin de 2015. Peine perdue. Il ne sera pas conclu avant mi-2016. Les oppositions sont toujours plus nombreuses. Plus de 150 000 manifestants l’ont vivement dénoncé le week-end dernier à Berlin.

Visant à éliminer les droits de douane pour les produits agricoles et industriels, à réduire les obstacles non tarifaires au commerce et à approfondir la libéralisation des investissements et du commerce des services, le TTIP ouvre des dossiers aussi ardus que sensibles. Lancé il y a plus de deux ans, ce marathon de négociations devrait, s’il était signé, engendrer une immense zone de libre-échange: près de la moitié des activités économiques et un tiers du commerce mondial.

Le scandale des voitures Volkswagen truquées pourrait bien compliquer les négociations, révélant un manque criant de contrôle des marchandises échangées. Dans un entretien au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung le 5 octobre, la commissaire européenne au commerce Cecilia Malmström s’inquiète: «Ce scandale touche à beaucoup de domaines et est très fâcheux (…) J’ai passé beaucoup de temps à expliquer aux Américains qu’en Europe nous avions les normes environnementales les plus strictes et, maintenant, il apparaît que nous ne sommes pas parfaits.» C’est l’histoire de l’arroseur arrosé.

Non membre de l’UE, la Suisse est écartée de ces pourparlers qui, pourtant, la concernent directement. Plus des deux tiers des exportations helvétiques partent vers l’UE (56%) et les Etats-Unis (11%). Tout traitement de faveur réciproque dont profiteraient l’UE et les Etats-Unis échapperait à la Suisse si elle restait les bras croisés. Mandaté par le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), le World Trade Institute à Berne a estimé que le PIB suisse diminuerait de 0,5% si le pays restait à l’écart du TTIP et qu’il augmenterait de 3% s’il en faisait partie.

Comment la Suisse gère-t-elle cette situation d’exclusion, en quoi le TTIP lui serait favorable ou non? L’Hebdo ouvre ce dossier qui, pour les uns, est la manne du siècle et, pour les autres, une boîte de Pandore.

1) La Suisse n’a pas la parole? Alors elle tend l’oreille.

Dès le début des tractations, une pluie de critiques s’est abattue sur le caractère considéré comme opaque de ces dernières. «Les négociations sont conduites dans le secret. Même nos représentants du peuple ne savent rien de leur déroulement», dénonce notamment l’initiative citoyenne européenne Stop TTIP. Les Verts européens, particulièrement remontés, constatent que si les eurodéputés disposent d’un droit de veto sur l’adoption des traités commerciaux signés par l’UE, ils n’ont en revanche aucune capacité d’influencer la procédure de négociation. En effet, contrairement au Congrès, qui doit donner à l’administration américaine un mandat de négociation, le Parlement européen n’a pas à autoriser ou non la Commission à conduire les pourparlers.

En juillet dernier, après de vifs débats, le Parlement européen a adopté par 436 voix contre 242 et 32 abstentions des recommandations à la Commission européenne, lui demandant notamment plus de transparence dans le processus des négociations. «Afin qu’il fonctionne au bénéfice de la population, celui-ci ne peut pas uniquement être laissé entre les mains des négociateurs», a souligné le rapporteur social-démocrate allemand Bernd Lange. Depuis quelques mois, relève l’ambassadeur Didier Chambovey qui, au SECO, suit les développements du TTIP, «l’UE a fait un gros effort d’information, a largement consulté la société civile notamment sur la question de l’investissement qui fait débat» (lire le chapitre 5). Tout en reconnaissant que le public n’a pas accès aux documents dans lesquels les deux parties tentent de fusionner leurs positions, Didier Chambovey souligne que «jamais l’UE n’a autant communiqué dans le cadre d’un accord commercial».

Et la Suisse? Elle glane ce qu’elle peut avec ses représentants, à Bruxelles et Washington, et les experts de l’Association européenne de libre-échange (AELE) à laquelle elle appartient. «Dans ce cadre, j’ai des contacts formels avec Dane Mullaney, négociateur en chef américain pour le TTIP. Il n’y a pas de dialogue institutionnalisé avec le négociateur européen Ignacio Garcia Bercero que je rencontre toutefois de manière informelle», ajoute Didier Chambovey. Les diplomates suisses ont assurément appris à faire preuve d’entregent et de patience pour contourner les obstacles d’une non-adhésion de leur pays à l’UE.

2) Finis, les droits de douane? L’industrie s’en sortirait mieux que l’agriculture.

Avec l’UE, la Suisse a tissé une toile serrée d’accords commerciaux, ce qui n’est pas le cas avec les Etats-Unis. Si le TTIP entrait en vigueur, elle pourrait y adhérer, pour autant que l’accord soit ouvert aux pays tiers, ou bien conclure un traité de libre-échange avec les Etats-Unis. Dans les deux cas, elle serait sur pied d’égalité avec ses deux principaux partenaires commerciaux, bénéficiant notamment d’une suppression des droits de douane. Y a-t-elle vraiment intérêt? Cela varie sensiblement selon les secteurs. Pour la pharma et la chimie, les droits prélevés par les Etats-Unis sont négligeables. Ils ne le sont en revanche pas pour l’industrie des machines (de 2 à 6%), les matières synthétiques (plus de 4%), l’horlogerie (4%), les métaux précieux et l’orfèvrerie (3%).

Devant acquitter ces prélèvements, les entreprises suisses concernées perdraient en compétitivité sur le marché américain face à leurs concurrentes de l’UE qui seraient exemptées de droits de douane. En revanche, les exportateurs suisses ne souffriraient pas de discrimination de même ampleur sur le marché de l’UE grâce à l’accord de libre-échange conclu en 1972.

Reste le secteur des biens agricoles. Les droits de douane en Suisse atteignent près de 32% en moyenne et plus de 100% pour les produits laitiers. Il n’y a guère de doute que les Etats-Unis exigeraient que la Suisse libéralise fortement son agriculture, notamment dans les secteurs de la viande et de certaines céréales. Il est vrai que la Suisse, qui négocie tant bien que mal un accord agricole avec l’UE, tend déjà vers une ouverture progressive de ses marchés.

3 Abolir les obstacles non tarifaires? Dans l’industrie, cela fait diminuer les coûts…

L’objectif du TIPP est, idéalement, d’harmoniser les normes applicables aux produits au sein de l’UE et des Etats-Unis. Simplifier la mise en œuvre de ces dernières équivaut à en alléger le coût. Aujourd’hui, l’ascenseur produit par Siemens et vendu aux Etats-Unis doit satisfaire des normes nord-américaines différentes de celles de l’UE. La compagnie allemande se voit contrainte de fabriquer deux types d’appareils avec deux processus de certification, ce qui entraîne des coûts supplémentaires. Une reconnaissance réciproque des normes, si les harmoniser se révélait trop difficile, serait donc bienvenue. Ascenseurs allemands et états-uniens offrent une sécurité largement comparable.

Imaginons maintenant qu’une boîte de vitesses suisse ait été implantée dans une voiture allemande exportée aux Etats-Unis. Comme le suggère un récent article de La Vie économique du SECO, la règle d’origine du TTIP peut exiger que les éléments importés de pays tiers ne dépassent pas 40% du prix de départ usine de l’automobile. La Suisse étant exclue de l’accord, la valeur de la boîte de vitesses devra être comptée dans les 40% de pièces importées de pays tiers (non originaires) que le producteur allemand utilise pour fabriquer le véhicule. Ce sera une condition indispensable à l’importation aux Etats-Unis de la voiture en franchise de douane. Dans ce cas, le constructeur allemand préférera sans doute s’approvisionner auprès d’un fournisseur de l’UE et non de la Suisse.

4) … mais dans l’agriculture, le choc des cultures est manifeste.

L’élimination des «obstacles» non tarifaires souhaitée par le TTIP pose de sérieux problèmes dans le secteur très sensible des produits alimentaires. Contrairement à l’UE et à la Suisse, les Etats-Unis autorisent la culture des OGM, le lavage des poulets avec des produits contenant du chlore et l’utilisation d’hormones lors de l’engraissement des animaux. En matière de lutte contre les substances toxiques, les Etats-Unis sont par ailleurs sensiblement plus laxistes que l’UE.

Le choc des cultures est patent. Concernant le dossier du poulet, par exemple, les Européens exigent que chaque étape de production de la viande soit conforme à des normes sanitaires. Les Etats-Uniens estiment qu’il suffit que le produit final soit irréprochable. Ce dernier doit donc être lavé au chlore qui détruit (notamment) toutes les bactéries pathogènes. Une méthode désapprouvée par une opinion publique européenne toujours plus sensible à l’agriculture biologique, voire biodynamique. Comme le souligne la conseillère nationale verte Adèle Thorens Goumaz, «il ne s’agit pas de fermer nos frontières, mais de fixer des règles du jeu loyales et cohérentes aux échanges commerciaux».

«Le négociateur doit composer avec ses contraintes politiques», admet l’ambassadeur Didier Chambovey. Lequel estime que, sur la question des OGM, de la viande aux hormones ou du poulet chloré, les Européens ne seront sans doute pas enclins à modifier leur législation. «Un accord ne changera en aucun cas la législation actuelle sur les OGM», déclarait l’ancien commissaire européen au commerce, Karel De Gucht, peu avant le début des négociations en 2013. Il répliquait à son collègue américain qui affirmait: «Qu’il s’agisse des OGM ou d’autres choses, nous voulons nous débarrasser de ces obstacles non tarifaires qui gênent notre commerce.»

C’est donc une question de rapports de force. Mais des arrangements sont toujours possibles. En ce qui concerne par exemple la viande issue d’animaux traités aux hormones de croissance, un vieux conflit soumis aux instances de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’UE a refusé de revenir sur sa législation. Mais elle a consenti à donner aux agriculteurs états-uniens un quota d’importation dans l’UE de viande de bœuf non traité.

Introduites pour assurer la protection des consommateurs, de l’environnement et des animaux, les normes européennes et a fortiori les normes suisses ne pourront être sacrifiées sur l’autel d’un accord commercial sans une vive réaction populaire que les gouvernants ne sauraient ignorer.

5) Des chambres arbitrales pour régler les conflits? De sérieuses zones d’ombre.

Il existe dans le monde quelque 3000 accords bilatéraux de protection des investisseurs. Historiquement, ces derniers sont destinés à pallier le manque de confiance envers les tribunaux publics de certains pays en développement, notamment dans les cas d’expropriation. Fort souvent, les investisseurs peuvent avoir recours à des chambres arbitrales privées s’ils se considèrent comme dépossédés, discriminés ou traités de manière déloyale. Dans le monde industrialisé, bien que moins courante, la formule existe aussi. En 2014, le suédois Vattenfall, qui exploite deux centrales nucléaires en Allemagne, a réclamé à Berlin 4,7 milliards d’euros pour l’abandon de l’atome voté en 2011, via une procédure d’arbitrage privée qui permet aux multinationales de contester des choix politiques, aux dépens de la collectivité.

En reprenant à leur compte un tel système, les négociateurs du TTIP ont soulevé des vagues d’indignation. La confidentialité des procédures d’arbitrage entre un Etat et un investisseur, malgré un intérêt public manifeste, le fait que les Etats peuvent être condamnés à payer de lourds dommages-intérêts financés in fine par les contribuables et l’absence de recours possible posent problème. C’est faire la part un peu trop belle aux grandes entreprises, reprochent maintes voix.

En juillet dernier, dans ses recommandations adressées aux négociateurs de la Commission européenne, le Parlement européen a souligné fort clairement que le système de règlement des différends devrait être «soumis aux principes démocratiques ainsi qu’à un mécanisme de contrôle», et les affaires devraient être traitées «dans la transparence par des juges professionnels indépendants nommés par les pouvoirs publics et en audience publique». Il devrait aussi inclure «un mécanisme d’appel». C’est la position que les négociateurs de l’UE défendront dans le cadre du TTIP.

Le message est on ne peut plus clair. La crainte que les objectifs de politique publique ne soient compromis, voire mis en pièces par des intérêts privés, est au cœur des préoccupations des élus. En négociations très avancées avec un autre traité multilatéral de libre-échange qui vise à intégrer les économies des régions Asie et Pacifique (le Partenariat transpacifique), les Etats-Unis tissent une toile planétaire dont le TTIP est l’un des nœuds centraux. Plus que jamais, l’UE et son associée la Suisse sont invitées à faire preuve de vigilance pour faire prévaloir leur singularité, qui n’a pas la vocation d’être soluble dans l’uniformité d’un monde globalisé.

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Agim Sulaj
Gaetan Bally / Keystone
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