Analyse. Le «hijab porn» fait recette. Un genre qui puise ses racines dans la riche tradition de l’orientalisme colonial: dévoiler les musulmanes est un vieux fantasme occidental.
«Femmes du Moyen-Orient» («Women of the Middle East»): le titre du film pourrait être celui d’un vertueux documentaire, mais, là, on est dans un autre registre. La première des femmes dont il est question a le visage couvert d’un niqab mais les seins et les fesses à l’air sur bottes noires de domina. Au bout d’une laisse, dans la poussière d’un décor vallonné au look vaguement afghan, elle traîne un homme blanc qu’elle va soumettre, sous la tente d’un campement peut-être dangereusement islamiste, à une partie de jambes en l’air des plus explicites. Frissons cochons au pays du mal.
Plus loin dans le film, on voit une ménagère saoudienne tout aussi voilée mais non moins lubrique, une danseuse du ventre forcément vicieuse, ainsi qu’une prostituée en burqa. Avec Femmes du Moyen-Orient, les tenues traditionnelles islamiques tiennent la vedette du fétiche pornographique. Le producteur américain du film sorti cet été, PornFidelity, le présente comme le premier long métrage du genre spécifiquement centré sur le hijab, le niqab et la burqa. Mais considéré à l’aune de l’histoire des images, il apparaît comme l’ultime avatar d’une obsession plus ancienne: dévoiler les femmes arabes est un vieux fantasme de l’homme occidental.
«Hijab porn», le genre qui monte
Sous sa forme de court métrage vidéo, le hijab porn connaît depuis quelques années déjà un développement remarquable. Ses vedettes n’ont la plupart du temps d’oriental que l’origine, à l’image de Mia Khalifa, une chrétienne libanaise vivant aux Etats-Unis, qui a boosté sa carrière l’an dernier en se couvrant la tête dans Mia Khalifa is cumming for dinner. Explosion de clics sur PornHub, le plus important site mondial de porno gratuit.
Les consommateurs de sexe virtuel ne sont pas les seuls à s’intéresser au phénomène: dans les universités, d’éminents chercheurs confèrent désormais aux porn studies le statut d’un champ d’étude à part entière. Le succès du voile comme accessoire érotique ne leur a pas échappé.
Ainsi, en 2013, Eric Fassin et Mathieu Trachman publiaient un article intitulé «Voiler les beurettes pour les dévoiler. Les doubles jeux d’un fantasme pornographique blanc»*. L’après-11 septembre, observaient-ils, a engendré en France un genre pornographique nouveau, celui de la beurette voilée.
A la fois vierge et débauchée, l’héroïne de ces vidéos apparaît comme une créature assoiffée de sexe qui n’attend qu’une chose: s’émanciper des machistes arabes pour mieux se soumettre au désir des mâles occidentaux. «A la fois pute et soumise sous le regard de l’homme blanc.» Plus qu’un fantasme pornographique, la beurette voilée constitue un fantasme social, concluaient-ils. En septembre dernier, le magazine The Economist confirmait que sur PornHub, «beurette» est la catégorie préférée des Français, tandis que les «lesbiennes» tiennent encore le haut du pavé aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, les «milf» («mother I’d like to fuck») en Italie et en Suède et le sexe «anal» en Russie.
«Le recyclage de symboles élevés ou, si l’on préfère, leur avilissement» est un procédé classique de la pornographie, et il ne concerne pas que le hijab, précise Aboudrar Bruno Nassim, professeur d’esthétique à l’Université Paris 3 et auteur de Comment le voile est devenu musulman**: «Au début du XXe siècle, on voit apparaître dans les films et photos pornographiques pas mal de cornettes de bonnes sœurs, de coiffes d’infirmières, de gants de mondaines.»
L’orientalisme précurseur
Mais quelque chose de plus se joue avec le hijab porn, car il résonne dans l’histoire de l’iconographie occidentale de manière particulière. On le comprend en lisant le chapitre qu’Aboudrar Bruno Nassim consacre à la peinture et à la photographie orientalistes. «Ce sont les Occidentaux qui, les premiers, regardent le voile», explique l’auteur, et font de cet accessoire, qui n’avait rien, jusque-là, de spécifiquement musulman, le symbole féminin de l’islam. Dans cette «invention coloniale du voile musulman», l’iconographie orientaliste du XIXe a joué un rôle clé.
Que montre-t-elle? Ce qui ne peut être vu dans une terre sans images: le corps nu des musulmanes. La scène de hammam est un grand classique du genre, avec ses entrelacs de chairs laiteuses alanguies dans un décor exotique. Aucun des grands maîtres de l’orientalisme n’a bien sûr jamais mis les pieds dans un hammam, mais nombre d’entre eux, comme Jean-Léon Gérôme, ont séjourné en Orient, et le réalisme stylistique de leurs œuvres leur confère une «tonalité documentaire». L’intimité des musulmanes comme si vous y étiez. Une nudité volontiers dépravée comme le suggère «le couple récurrent de l’Arabe blanche et de sa domestique noire», évoqué avec «un peu de saphisme et un peu de sadisme [dans] un stratagème pictural d’une grande perversité». Les visiteurs du Salon de peintures de Paris ont ainsi, outre la satisfaction de percer le mystère de ces Arabes si pudibondes, celle de pouvoir les mépriser. «La colonisation, en tant qu’entreprise morale, ainsi que la Troisième République qui la conçoit, s’en trouve justifiée.»
L’humiliation est plus explicite encore dans l’autre grand motif de la peinture orientaliste, celui de la vente d’esclaves. Un motif purement fantasmatique, puisque de tels marchés aux esclaves n’existaient pas dans le Maghreb au XIXe siècle. Aboudrar Bruno Nassim relève la présence insistante, dans ces scènes peintes, de hijab, haïks et autres voiles: ils gisent par terre, on vient de les arracher à l’esclave nue au centre du tableau. Celle-ci apparaît entourée de marchands et de clients richement habillés qui lui tâtent les dents et lorgnent sa croupe pour évaluer son hygiène et son potentiel de séduction. La violence et l’obscénité de ces scènes n’échappent à personne et rappellent le rituel du choix dans les maisons closes. Mais la magnificence de la peinture d’un Jean-Léon Gérôme leur confère la caution du grand art.
C’est le prolongement photographique de la peinture orientaliste qui fait figure d’ancêtre direct du hijab porn: au début du XXe siècle, la carte postale coloniale ne se contente pas de montrer des «Mauresques» ou des «Bédouines», souvent à peine pubères, nues dans des séries de «scènes et types» à succès. Elle est en vente publique dans les présentoirs des boutiques d’Oran, de Tunis ou de Casablanca, défiant ouvertement «les coutumes de l’islam». Lehnert et Landrock, grands maîtres du genre, n’hésitent pas à faire de la difficulté à trouver des modèles un argument de vente.
Aboudrar Bruno Nassim nous rappelle encore que, en 1958, dans le contexte d’une Algérie française déclinante, des centaines de femmes autochtones ont été enrôlées de force dans des cérémonies d’abjuration du voile censées marquer leur adhésion libératoire à la «civilisation». Il explique comment le colonialisme a amené les musulmanes à voir dans le hijab le dernier lambeau de leur dignité bafouée.
Il n’est pas dit que les producteurs de Women of the Middle East soient conscients de s’inscrire dans une si riche tradition historique. Et qu’en pense le comité de l’initiative «Pour l’interdiction de se voiler le visage» lancée en septembre à Berne?
* Dans «Modern & Contemporary France», vol. 21, No 2, 2013.
** «Comment le voile est devenu musulman. De Bruno Nassim Aboudrar. Flammarion, 2014.