Destin. La femme de télévision et l’avocat genevois sont au cœur d’un documentaire diffusé sur la RTS. Qui dessine le portrait d’une femme qui a choisi l’amitié sacrificielle.
C’est un couple– ils habitent ensemble une grande maison aux Bahamas, ne se quittent pas d’une semelle, prennent leurs repas ensemble, voyagent ensemble, rient ou s’engueulent comme s’ils étaient mariés depuis trente ans. Ce n’est pas un couple – ils ne sont pas mariés, ne couchent ni ne dorment ensemble, occupent chacun des quartiers différents de la maison de Nassau. Elle a d’ailleurs une maison en Californie, où vivent ses deux grands enfants.
Que diable fait donc Béatrice Barton, journaliste et productrice de la RTS à la retraite depuis 2011, femme de télévision à qui l’on doit des émissions comme Le mayen 1903, Super Seniors, Dîner à la ferme ou Mon village a du talent, auprès de Dominique Warluzel depuis son AVC de janvier 2013, aggravé par une chute et un second traumatisme crânien un an après? Sa présence continue mais discrète, lumineuse et concrète, patiente mais stimulante habite d’un bout à l’autre le documentaire réalisé sur Dominique Warluzel par Raymond Vouillamoz, ami du couple, qui sera diffusé sur la RTS le 10 novembre.
Un homme imprévisible
Avec la vie que j’avais s’ouvre sur des images de la première de Fratricide, le 1er octobre 2013, la pièce de théâtre écrite par Dominique Warluzel. Mireille Darc, Anthony Delon, ils sont tous là, à faire comme si. Comme si Warluzel était toujours Warluzel, le célèbre, brillant et médiatique avocat de l’étude Bonnant Warluzel. Mais un deuxième plan le montrant solitaire, immobile sur un banc devant l’océan le confirme: depuis l’accident vasculaire cérébral ischémique qui l’a laissé hémiplégique, début 2013, rien n’est plus pareil.
Tout à la fois portrait, reportage et documentaire médical, mélange de genres bricolé et subtil à la fois, Avec la vie que j’avais est un film qui force l’empathie. On y apprend beaucoup de choses sur l’AVC, ses conséquences et la difficulté de la rééducation, mais surtout sur la fragilité des destinées humaines. On peut le regarder en jubilant devant la chute d’un ancien puissant arrogant, mais tout début de sentiment de revanche est étouffé dans l’œuf par les efforts inouïs de Dominique Warluzel pour retrouver ne serait-ce que l’usage de son bras gauche et par sa nouvelle, terrible tristesse. «Il était brillantissime, rapide, fort, attachant, colérique, caustique, se souvient Béatrice Barton. Il a changé de personnalité. Il est imprévisible. Il vit dans une colère permanente. A juste titre! Il est désinhibé et n’a plus de pudeur en paroles ou en gestes, plus de surmoi qui filtre. Il s’est détaché de sa carrière, de son image. Ses émotions sont émoussées. Il a gardé toute sa mémoire d’avant 2013 mais a perdu la notion du temps et n’arrive plus à se projeter dans l’avenir.»
Une démarche thérapeutique
Béatrice Barton a commencé à le filmer avec son téléphone portable pour lui prouver ses propres progrès. «C’est important de se rendre compte si l’on progresse ou non.» Elle montre un jour les images à Raymond Vouillamoz, ancien directeur des programmes et de l’information de la Télévision suisse romande et réalisateur, qui décide de prendre le relais. Elle le seconde, écrit le commentaire, l’aide à monter la production, low cost, avec la RTS qui l’accepte, après maintes tergiversations, en préachat. «J’ai voulu ce film en amie autant qu’en professionnelle de la télévision. C’est un sujet concernant. C’est rare de pouvoir suivre une victime de l’AVC sur plusieurs mois. En tant qu’amie, c’est une démarche thérapeutique pour Dominique.»
Avec la vie que j’avais suggère par bribes l’enfance de Warluzel: un père militaire qui meurt lorsqu’il a 15 ans, une mère suisse revenue à Genève après le divorce, qui lui lègue «la dépression et l’insomnie, c’est tout», l’internat à Florimont. «On avait les mêmes manques affectifs parentaux, glisse son ami d’enfance Christophe Lambert. On s’est élevés nous-mêmes.» On se retrouve dans l’étude Bonnant Warluzel & Associés à évoquer les affaires qui ont fait la carrière de Warluzel, dont l’enlèvement de la fille de Frédéric Dard. La caméra le suit dans le studio de la RTS, où sa carrière télévisuelle a débuté en 1987 avec Profil de, émission consacrée à des célébrités et qui lui a fait rencontrer Alain Delon, son ami depuis lors. Warluzel ne quitte pas le bracelet que Delon lui a offert, le même qu’à Mireille Darc et à Anthony Delon, en signe d’appartenance au clan…
La relation de Warluzel aux femmes s’esquisse à travers quelques couvertures de magazine people et un entretien d’une intimité hallucinante avec son ancienne compagne Lolita Morena dans un chalet de L’Etivaz. Il évoque une maison achetée pour eux qu’elle n’a jamais habitée, elle répond absence de chambre d’enfant. «J’ai mal vécu ton mariage. Je ne vois pas avec qui d’autre j’aurais pu concevoir un enfant», glisse-t-il à une Lolita au bord des larmes.
On parcourt des kilomètres de couloirs d’hôpitaux et de centres de rééducation, de Nassau à une clinique spécialisée de Vitznau, en Suisse, en passant par les hôpitaux universitaires de Genève, de Chicago et de Los Angeles, avec récits d’opérations du cerveau et rééducation intensive. C’est l’occasion d’un coup de gueule du principal intéressé contre le «scandale» de la prise en charge des AVC en Suisse, «nettement insuffisante», lui-même reconnaissant faire partie des privilégiés ayant les moyens de financer les meilleurs traitements. La mort est présente à chaque minute, celle à laquelle il a échappé de justesse, celle qu’il a souhaitée, celle à laquelle il pense en chantonnant Brassens: «Je veux partir pour l’autre monde / Par le chemin des écoliers / Avant d’aller conter fleurette / Aux belles âmes des damnées.»
En voix off continue, le regardant avec tendresse, poussant sa chaise roulante entre deux séances de physiothérapie ou se promenant seule avec sa chienne, lui préparant ses médicaments ou s’excusant, stoïque, auprès du médecin de l’agressivité du patient, le filmant et lui parlant avec la patience fière d’une mère et l’inquiétude d’une amoureuse pudique, Béatrice Barton organise désormais le quotidien de Dominique Warluzel.
Des liens indéfectibles
Ils sont voisins à Collonges-Bellerive lorsque Raymond Vouillamoz les fait travailler ensemble sur le magazine d’actualité judiciaire Duel en 1999, puis l’émission L’étude. Lorsque Béatrice Barton perd son mari, en 2003, Warluzel est là pour la soutenir. A sa retraite, en 2011, elle quitte la Suisse pour le rejoindre aux Bahamas. «Il a été très présent après 2003, m’a réintroduit dans la société. Je lui en suis reconnaissante. Ce qui nous lie, c’est une amitié indéfectible. Je ne le laisserai jamais tomber. Mais les proches de victimes d’AVC passent par des moments durs. C’est une nouvelle personne que l’on a en face de soi. Il déteste être assisté alors qu’il a besoin de l’être. Sa tristesse et sa colère me fendent le cœur. Ce film est une thérapie, un exutoire pour moi aussi. D’autant plus que Nassau est une cage dorée. Je suis dans une zone protégée avec une personne qui a besoin de moi tout le temps. Je n’ai plus vraiment ma vie. C’est mon choix actuel, qui donne du sens à ma vie, mais je sais aussi qu’il me manque quelque chose.»
Amie, amante? «J’ai vécu le grand amour. J’ai passé vingt-cinq ans avec l’homme de ma vie, je ne cherche pas à reproduire cela. Quand Dominique a eu son AVC, j’étais disponible. Il n’était pas vraiment en couple, il n’y avait pas de femme pour s’occuper de lui. Côté famille, il est seul, ayant coupé les ponts avec son demi-frère. L’illustré voulait me faire dire que je suis amoureuse, mais il n’est plus question de cela! Ce n’est pas mon genre d’homme, en plus. Mon objectif est qu’il redevienne assez autonome pour se passer un peu de moi. Il aimerait être l’homme à femmes qu’il était. Parfois, d’anciennes copines passent le voir à Nassau. Mais il lui faudrait des femmes différentes d’avant. Pourquoi il me supporte moi et pas les autres femmes? Je suis la plus solide, j’imagine. Je suis un peu garçon manqué, aussi. Il me considère comme sa meilleure amie, son ange gardien. Il a besoin de moi.» Elle aimerait qu’il écrive une nouvelle pièce de théâtre, pourquoi pas sur l’affaire Dard. Ils ont un projet de livre ensemble.
Quel avenir?
L’ami et collègue Marc Bonnant y voit un documentaire «bouleversant». «Beaucoup, à ce stade, auraient renoncé, pas lui. Quant à Béatrice, c’est une femme totalement exceptionnelle. Elle a un besoin d’absolu. S’occuper de lui est une réponse à ce besoin. Elle l’aime d’un amour plus beau que l’amour. Un amour fait de dévotion, pas de dévoration. Dominique est devenu sa cause.» Pour Raymond Vouillamoz, «son dévouement actuel comporte une part de mystère. On peut y voir une forme de transfert. Peut-être s’occupe-t-elle de Dominique comme elle aurait aimé s’occuper de son mari si elle avait pu le faire? Ce n’est pas un couple dans le sens biblique, mais ils sont complices comme personne.»
Peu avant la fin du film, Béatrice Barton lui demande: «Comment tu vois ton avenir?» Dominique commence à énumérer, brouillon: «Je vais me partager entre les Bahamas et la Suisse, et tous les autres pays qu’il me viendra à l’esprit d’explorer. Je vais faire exactement ce que je faisais avant, en bateau, en avion. Vagabonder sur la planète au gré de mes curiosités, de qui m’accompagne, me suit, m’aime…» Il s’arrête. Puis, sur un ton plus ferme: «Le programme consiste à ne pas en avoir.»
«Avec la vie que j’avais». Documentaire de Raymond Vouillamoz. Diffusion sur RTS 2 le 10 novembre.