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Jean-Philippe Toussaint: "Pendant que je regarde un match, j’oublie que je suis mortel. Je suis alors sauvé par le football

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Jeudi, 22 Octobre, 2015 - 05:53

Interview. Jean-Philippe Toussaint, l’un des romanciers phares des Editions de Minuit, publie deux livres pour dire le bien qu’il pense du football. Et faire de Zidane un artiste mélancolique.

Il dit des écrivains que ce sont de grands fauves,«particulièrement vulnérables, dangereux et imprévisibles»… Comment est-il, lui, Jean-Philippe Toussaint, dans la vie? Courtois. Nous avons eu la chance de le rencontrer cet été aux Editions de Minuit, à Paris. C’était au sommet d’un escalier en colimaçon, où il avait croisé un jour Samuel Beckett – grand fauve de la littérature mondiale. Nous avons parlé livres et football dans un minuscule bureau gris. Un jour de 1982, le jeune Toussaint, qui n’avait encore rien publié, a été reçu dans ce même bureau par Alain Robbe-Grillet, pape du nouveau roman. «Il ne se souvenait plus pourquoi il m’avait dit de venir, ni du manuscrit que j’avais écrit. Mais il était charmant.» Toussaint, lui aussi, est un animal sauvage. Il se retire pour travailler à Ostende et en Corse, ne répond pas aux courriels ni au téléphone. On l’apercevra peut-être du côté de Lausanne désormais (sa fille, Anna, vient de commencer un master à l’ECAL). Et pourtant, il a beaucoup fréquenté les stades, notamment lors de la Coupe du monde de 2002, au Japon. Pour voir des matchs, émerveillé comme un enfant, et communier avec de parfaits inconnus.

Pourquoi le football est-il, selon vous, un symbole de la fuite du temps?

Dans Football, je voulais faire ce grand écart: raconter le match qui opposait les Pays-Bas à l’Argentine, lors de la Coupe du monde au Brésil, tout en parlant de l’écoulement du temps. Le football ne peut se consommer que dans le vif, dans l’instantané, le direct. Dès qu’il n’est plus en phase avec le passage du temps, il perd tout intérêt. Il me semblait que cette réflexion sur la nécessité du présent avait peu été faite. Elle s’applique au football, mais aussi à la littérature. C’est l’idée que, pendant qu’on regarde un match, on est protégé de la mort parce qu’on peut oublier qu’on va mourir.

C’est digne de Blaise Pascal!

Pascal écrivait que l’homme qui s’adonne à la chasse, courant derrière un lièvre ou je ne sais quelle proie, peut oublier ses misères, le passage du temps et la mort. Aujourd’hui, l’homme court derrière un ballon. J’applique cette réflexion à quelque chose de très contemporain, de prosaïque, qu’est le football. De tout temps, il y a eu des équivalents de ces divertissements. Pensez aux jeux du cirque. On peut les snober. Moi, j’avais envie de décrire ce que j’ai vécu dans les stades.

Ce sport peut-il continuer de faire rêver, alors qu’il est entaché par tant de scandales?

Dans mon livre, j’ai opposé le sérieux du monde de l’enfance à la puérilité du monde des adultes. Je reste fidèle à cet émerveillement de l’enfance, à ce regard. Le football est multiple, moi je fais ma sélection. Une partie reste une sorte d’idéal, lié à l’enfance. Elle me suffit à sacraliser le football. Pendant la Coupe du monde au Japon, j’ai communié avec le public japonais. Je participais vraiment, j’étais de bonne volonté, je n’étais pas dans l’ironie. Le reste, la corruption, la violence, l’homophobie, le pouvoir de l’argent, je le méprise.

Le football vous a sauvé de la peur de la mort?

J’ai vécu une période de crise l’an passé. Et j’ai toujours l’impression aujourd’hui que je m’éloigne, ou que le monde s’éloigne de moi. De ne plus être en phase avec l’actualité la plus brûlante, la plus douloureuse. Je pense à l’Etat islamique, à la Grèce, aux attentats de Charlie Hebdo, à la Syrie. Une actualité lourde, à laquelle je n’ai pas forcément envie de m’intéresser en tant qu’écrivain. Le football est ce que j’ai trouvé pour rester intéressé au monde. Il ne faut pas que les auteurs perdent le lien avec le monde. Grâce au football, je suis en phase avec mon époque. Je n’ai pas envie de perdre le lien ténu.

Assisterez-vous à la prochaine Coupe du monde?

J’aimerais que le futur nouveau président de la FIFA annule l’attribution de la Coupe de 2018 à la Russie et celle de 2022 au Qatar. Je déteste la Russie et n’y mettrai certainement pas les pieds. Et, si j’étais hypocrite, je dirais que si le Qatar m’invite je suis prêt à y aller! (Rire.)

Dans «La mélancolie de Zidane», vous faites du sportif français un artiste…

Le fameux geste de Zidane, son coup de boule, j’aurais dû le voir, j’y étais, en tant que spectateur, dans le stade de Berlin, le 9 juillet 2006. Mais je ne l’ai pas vu! Et personne ne l’a vu. C’est la télévision qui me l’a révélé, plus tard, lorsque j’étais rentré à l’hôtel, le lendemain. Le geste n’était pas visible depuis les gradins où j’étais placé. Dans ce dernier texte, j’essaie d’analyser, de façon presque psychanalytique, ce qui s’est passé dans son esprit ce soir-là, comment Zidane en est arrivé là. Je me suis emparé de lui en lui prêtant une qualité propre aux artistes: la mélancolie. D’une certaine façon, oui, je fais de Zidane un artiste. Je le sors du prosaïsme du football, tout en restant concret. Pour moi, il cherchait le geste qui lui aurait permis de finir sa carrière en beauté. Mais tout lui résistait. Il était incapable de dénouer autrement la tension et il a reçu le carton noir de la mélancolie.

Vous êtes mélancolique?

Je porte la mélancolie aux nues. C’est une valeur, une qualité. Je sais très bien qu’elle peut être une souffrance, une maladie, pour certains. La mélancolie qui me plaît est légère. Un désespoir dans le bon sens du terme. Considérant notre condition de mortels, on pourrait se dire désespérés. Ou alors, on peut dépasser, vivre, intégrer ce désespoir. Il faut avoir conscience de notre finitude. Cela induit notre mélancolie, mais cette dernière ne doit pas devenir paralysante pour autant. Les artistes ne l’oublient jamais. Elle contribue à la valeur de leur création. C’est une attitude vis-à-vis de la vie qui accompagne chaque moment. C’est un soleil noir, que j’aimerais doux. Car tout dépend comment elle est dosée… Il faut la choyer, pour pouvoir créer. Elle est ambiguë. Et, en cela, intéressante.

Vous parvenez à mêler les genres, l’humour et le tragique, la fiction et la réflexion… Etes-vous autant penseur que romancier?

J’ai toujours été amateur d’oxymores et de paradoxes. Oui, je mélange les genres, le sacré et le profane. Je ne cherche pas du tout une beauté idéale, j’essaie d’être à la fois très intellectuel et très prosaïque. Cela dit, je ne veux pas être jugé en tant que penseur mais en tant que romancier. C’est là que je peux apporter quelque chose. Je n’oublie pas d’un autre côté qu’un roman est une pensée. L’effet que je souhaite, c’est un improvisé. Ce serait un compliment si on me disait que mes textes paraissent avoir été écrits rapidement. Alors qu’ils sont longuement travaillés. J’élague, je réduis: en tout, il y a des centaines de relectures, tôt chaque matin. En relisant La mélancolie de Zidane, j’avais l’impression de me sentir bien. Comme s’il était un cocon. C’était un bon signe.

Pourquoi continuer à lire des romans aujourd’hui? Est-ce un art d’avenir? Que répondre à ses détracteurs?

Sa force irremplaçable vient du fait qu’il laisse une part beaucoup plus grande à l’imaginaire du lecteur que toute autre forme d’art. Tout est à imaginer, à reconstruire mentalement. Pourtant, loin d’être abstrait, le roman est très signifiant. Il peut allier poésie, beauté et réflexion. Le roman est une base commune qui permet au lecteur d’écrire son propre roman. La participation est très active, exigeante, elle demande un effort que d’autres arts ne demandent pas, notamment du temps (une denrée rare). Une concentration, aussi.

Dans «L’urgence et la patience» (publié en 2012, mais qui paraît en poche cette année), on peut lire sous votre plume que les écrivains sont de «grands fauves vulnérables»…

Le portrait est ironique. Je ne m’y associe pas! Mais il y a un fond de vérité, une fragilité des écrivains, une violence sous-jacente qui existe, comme chez certains de mes personnages. Je ne veux pas l’enterrer mais m’en servir. C’est une force. Quelque chose d’apparemment calme, mais avec une menace: la menace est quelque chose de profondément romanesque. Cela donne envie de poursuivre, donc c’est intéressant!

Néanmoins, vous aimez la fréquentation de la foule et des stades…

Pourtant, j’ai toujours été à la recherche de lieux clos, coupés du monde, chauds et rassurants. Dans mon premier roman, cela a pris la forme d’une salle de bain, mon héros ne voulait plus en sortir. Et aujourd’hui, ce refuge est devenu pour moi la littérature elle-même. J’écris au bord de la mer, à Ostende et en Corse. Il y a souvent des tempêtes, à Ostende, en janvier et en février. Je m’isole, je reste un mois seul. Je me sens comme un navigateur solitaire, sans risque d’avoir le mal de mer. Toute écriture est une retraite. C’est donc dans la littérature que j’avais l’intention de me retirer, l’an passé, lorsque j’ai été tenté, allez savoir pourquoi, de regarder un match de football sur mon ordinateur. C’est ce qui a donné naissance à mon dernier livre.

«Football.» De Jean-Philippe Toussaint. Les Editions de Minuit, 128 p.


Profil
Jean-Philippe Toussaint

Né à Bruxelles en 1957, écrivain et cinéaste, il s’est fait connaître dès son premier roman, La salle de bain, en 1985, déjà aux Editions de Minuit. Il a reçu le prix Médicis 2005 pour Fuir. Son Cycle de Marie, composé de quatre romans, constitue une œuvre de premier plan dans la littérature française contemporaine. Il a publié en 2006 un bref récit, La mélancolie de Zidane, et en 2015 Football, recueil de ses souvenirs de matchs.

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Anita Schiffer - Fuchs Keystone
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