Reportage. La construction d’un mur de séparation par l’armée israélienne coupera en deux la vallée de Crémisan, une région agricole située au nord-ouest de Bethléem, en Cisjordanie. Paysans et moines se mobilisent depuis des mois pour sauver leur travail et conserver une présence chrétienne en Terre sainte.
Textes et photos Luis Lema Beit Jala
Les prêtres catholiques de Terre sainte vont se faire gronder. «Vous dites qu’aucun d’eux n’était à la manifestation? Vous en êtes sûr?» maugrée William Shomali, l’évêque auxiliaire de Jérusalem. En effet, Monseigneur, pas un homme en soutane pour représenter les chrétiens de l’Eglise latine. En revanche, l’Eglise orthodoxe était bien là, elle, et son pope est monté en première ligne face aux soldats, les godillots plantés dans le sable. Le prélat catholique de Jérusalem fait la moue. «Mmmm… Ce n’est pas bon, ça, ce n’est pas bon.»
Même les hommes d’Eglise sont à bout d’espoir, épuisés par ce combat inégal. Dimanche, après la messe, en l’absence du curé, ils n’étaient qu’une trentaine d’habitants à prendre une nouvelle fois leur courage à deux mains, à déployer quelques drapeaux de la Palestine, et à descendre le chemin de terre pour aller affronter les soldats de l’armée israélienne bardés de fusils-mitrailleurs, casqués et, pour certains, encagoulés. Et encore, dans le petit nombre de manifestants pacifiques, une bonne moitié se trouvaient être des retraités français en vadrouille dans la région, touristes-pèlerins qui, comme Michel qui vient de Haute-Savoie, se retrouvaient dans la mêlée sans trop savoir pourquoi. Les retraités fuiront vite pour se mettre à l’abri. Dès la première grenade assourdissante lancée. Dans quelques minutes.
Des terres emblématiques
En attendant, bienvenue à Crémisan, à côté de Bethléem, où cette bataille sourde se poursuit depuis des mois, aux abords de ces terrains cultivables hautement emblématiques. Crémisan? C’est le fameux monastère de la congrégation des salésiens, et les vignes en terrasses grâce auxquelles les moines produisent le meilleur vin de Palestine, depuis la fin du XIXe siècle. Un monastère qui, depuis les années 50, est flanqué d’un couvent de sœurs et d’une école qui accueille 450 enfants palestiniens. Ces terres, ce sont aussi les amandiers, les pêchers et, surtout, les oliviers, dont certains datent du temps de Jésus, de sorte qu’ils auraient fort bien pu voir défiler devant eux les Rois mages. Crémisan, c’est aujourd’hui la lutte des moines et des paysans pour défendre leur vin, leur huile et leurs fruits, mais surtout pour espérer conserver une présence chrétienne en Terre sainte.
Seule «victoire» véritable obtenue jusqu’ici dans cette guerre qui ne peut pas être gagnée? Les travaux, comme par enchantement, ont cessé les dimanches. Le jour de la manifestation hebdomadaire, les bulldozers israéliens restent désormais muets, au loin. Nul olivier déraciné aujourd’hui, nulle route asphaltée, nul morceau de mur supplémentaire posé: sans doute une manière d’éviter de fournir aux photographes l’occasion d’engranger quelques clichés évocateurs.
«Mais, croyez-moi, le reste de la semaine, ils rattrapent le temps perdu», explose Mariam, la quarantaine, l’une des manifestantes de ce dimanche. Caméra au poing, elle les suit à la trace, ces bulldozers, lorsqu’ils arrachent à la terre les oliviers millénaires, dans un fracas poussiéreux. «Je ne peux pas m’empêcher de me jeter sur les soldats. Je n’arrive pas à contenir ma colère. Se rendent-ils seulement compte de ce qu’ils sont en train de faire? Savent-ils ce que les oliviers représentent pour nous tous?» Mais les soldats viennent de Tel-Aviv, ou d’ailleurs. Parfois, ils ne parlent que russe, ou alors français. Les pleurs de Mariam ne les attendrissent pas. Peu importe la langue: ils enjoignent à l’importune de dégager, menaçant de lui confisquer au passage son appareil photo.
C’est en 2006 que le Ministère israélien de la défense a dévoilé ses plans pour séparer en deux la vallée de Crémisan. Afin, argumentait-il, de prémunir Jérusalem des attaques «terroristes» palestiniennes, qui s’étaient multipliées durant la deuxième intifada (2000-2004). D’un côté, au sud, le monastère et le couvent, qui surplombent les territoires palestiniens occupés, avec les villages de Beit Jala, puis d’Al Walaja dans la continuation de Bethléem. En face, côté nord, le district de Jérusalem, et les colonies israéliennes qui n’ont cessé de s’approcher au fil des ans, érigées comme des forteresses à flanc de colline, engloutissant les anciennes terres palestiniennes.
Les larmes de Shifa
Le tracé sinueux que suivra le mur est au bon vouloir de l’occupant. Le parcours ne semble pas encore totalement définitif ou, du moins, il n’a pas été entièrement rendu public: une pluie de recours, devant les tribunaux israéliens, ont déjà amené l’armée à faire mine de revoir plusieurs fois sa copie. Mais, quoi qu’il en soit, les travaux ont commencé ici cet été, le 17 août. Les «routes de sécurité» qui doivent accompagner le mur sont déjà en partie en place. Des grillages ont été érigés. Pendant les travaux, les soldats israéliens s’installent sur les toits des maisons palestiniennes, tenant les voisins en joue. Bref, une chose est désormais acquise: sur son passage, le mur va saccager les terres des 58 familles qui, dans la vallée, cultivent les oliviers depuis des générations.
Passé les grilles en fer forgé, la bâtisse carrée du monastère de Crémisan reste imperturbable, bien davantage que les moines qu’elle abrite. Ici, tout est entretenu avec une rigueur de tous les instants, jusqu’au dernier olivier, jusqu’à la dernière rangée de vigne, jusqu’au dernier poivron du petit potager qui nourrit les religieux. Mais l’âme n’y est plus. Les moines passent comme des ombres. Ils ont reçu la consigne de ne pas parler aux journalistes étrangers, afin que leurs propos ne puissent pas servir de prétexte à envenimer encore la situation. Ils s’en excusent en haussant les épaules.
Mais Shifa, l’administratrice chrétienne qui s’occupe du monastère depuis dix-huit ans, n’y tient plus: «Vous êtes notre premier visiteur depuis des semaines. Plus personne ne monte jusqu’ici», soupire-t-elle. Autrefois, les moines ne savaient plus où placer les cars de touristes qui venaient ici faire le plein de vin de la Terre sainte. Mais les tour-opérateurs sont Israéliens. Ils ont exclu Crémisan de la visite traditionnelle de Bethléem, qui se fait maintenant au pas de course, en une demi-journée. Un petit tour sur la place de la Mangeoire, lieu de naissance de Jésus, un regard à la dérobée sur les murs et les miradors, et hop, retour à l’hôtel dans la partie juive de Jérusalem.
«Jour après jour, nous voyons notre réalité se dérober sous nos yeux, résume Shifa. Les gens qui ne viennent plus; les terres qui nous échappent les unes après les autres derrière les murs; les racines des oliviers arrachés qui se dessèchent; les caisses de vin invendues qui s’entassent dans les hangars…» L’autre jour, son fils de 11 ans a demandé à Shifa de lui acheter un pistolet en plastique. «Je veux pouvoir vous défendre, toi et papa, le jour où les colons (israéliens) descendront des collines.» La mère en a encore les larmes aux yeux.
En 2004, la Cour internationale de justice avait jugé illégale la construction du mur israélien censé séparer les deux peuples entre Israël et la Cisjordanie sur 712 kilomètres, mais dont 85% du parcours est situé sur les terres palestiniennes. Le mur est ainsi une formidable machine à annexer le territoire situé bien au-delà de la frontière reconnue d’Israël. Dans les environs, les méandres de ce mur – appelé «barrière de sécurité» par les Israéliens – ont déjà transformé certaines parties de Bethléem en un labyrinthe pénitentiaire. Ici, ils font une boucle pour englober le tombeau de Rachel, la matriarche biblique; là, ils accompagnent la route qui coupe la Cisjordanie en direction du sud, vers Hébron…
L’objectif des Israéliens, dans cette vallée de Crémisan de plus en plus oubliée? Connecter entre elles les colonies voisines de Gilo et de Har Gilo, puis les rattacher aux différents autres blocs de colonies qui parcourent la Cisjordanie jusqu’à Hébron. L’étau n’a cessé de se resserrer depuis des années. Face au village d’Al Walaja, désormais cerné par le mur et pratiquement coupé de tout, des incendies ont encore ravagé la forêt sur la colline, la semaine dernière… Explication des habitants: une nouvelle colonie israélienne ne tardera pas à faire son apparition. La mécanique est bien rodée. D’abord quelques roulottes, posées à la va-vite. L’armée israélienne évoquera alors l’apparition d’une «implantation illégale». Puis les constructions en dur suivront, lorsque le monde aura les yeux ailleurs. Puis de nouvelles routes d’accès; puis de nouvelles installations militaires pour protéger l’ensemble… Voilà comment la Palestine finit de se transformer en une succession de confettis.
Tensions, guerre d’usure, indications contradictoires, émiettement du camp adverse: la stratégie israélienne est la bonne. Les retraités français sont repartis de Crémisan, et ils ne sont plus qu’une petite vingtaine d’habitants, face aux soldats. Dont Youssef, propriétaire de 200 oliviers desquels il ne peut plus s’approcher. Le paysan à la moustache grisonnante se veut un homme de sagesse. Lui aussi, entre deux grenades assourdissantes, tente d’amener les soldats à la raison. «Un arbre de 2000 ans, c’est l’équivalent d’un trésor archéologique, plaide-t-il. L’arracher, c’est commettre un crime contre notre histoire.» Pour calmer les critiques, l’armée a promis de laisser une porte dans le mur, par laquelle les propriétaires terriens auront théoriquement accès à leurs oliviers restés sur pied, à heures fixes, si les conditions de sécurité le permettent. «C’est une manière d’insinuer le doute et de nous diviser encore. Dans quelques mois, la porte se fermera pour toujours», prédit Youssef.
De la même manière, l’armée israélienne semble également avoir cédé face au monastère de Crémisan. Dans un premier temps, les moines, eux aussi, se voyaient menacés d’être séparés de leurs vignobles et de leurs oliveraies, puisque seule la bâtisse aurait été intégrée au territoire palestinien. Il était ensuite question de séparer le couvent du monastère, le premier en Palestine, le second en Israël. Les plans ont finalement été changés à nouveau. Aux dernières nouvelles, monastère et couvent devraient continuer d’être rattachés au village de Beit Jala, même cernés de murs de toutes parts. Le fruit de la bataille légale entreprise par le patriarcat de Jérusalem? Les pressions du Vatican? Le simple résultat de décisions arbitraires? Quelle qu’en soit la cause, ce succès, tout relatif, a suscité une certaine méfiance au sein des familles chrétiennes de Beit Jala, qui ont du coup le sentiment d’être laissées à elles-mêmes. La stratégie des confettis se complète parfaitement d’une course à chacun pour soi.
Le Soutien en vain du vatican
Dans les salons du patriarcat latin, dans la vieille ville de Jérusalem, William Shomali est encore perturbé par l’absence de ses fantassins en soutane à la manifestation des villageois. «La décision prise par Israël à propos du monastère n’est pas la nôtre, s’excuse-t-il presque. Les habitants ont demandé à l’Eglise qu’elle reste à leurs côtés, ce que nous allons faire, bien sûr.» A en croire l’évêque auxiliaire, le Vatican a tenté de rassembler la communauté internationale afin d’éloigner le cauchemar du mur dans la vallée de Crémisan. En vain. Cet été, les dignitaires étrangers se sont succédé dans l’enceinte du monastère, ils ont assisté à l’occasion aux messes tenues par les curés de la paroisse. Puis on est passé à autre chose. Les incendies ne manquent pas dans la région.
Tout au fond de la colline, au bout du bout d’Al Walaja, un petit chantier est en route. Une nouvelle maison? Les quelque 2000 habitants du village, placés dans un dédale juridique impénétrable, ne reçoivent aucune autorisation de construire de la part des Israéliens. C’est une clinique qui est en construction, entièrement financée par la coopération américaine, l’US Aid. Du point de vue logique, le projet ne fait absolument aucun sens pour ces villageois qui, à vol d’oiseau, sont à cinq minutes de Crémisan et à un quart d’heure de Bethléem. Sauf, bien entendu, si tous les tentacules du mur continuaient de resserrer leur emprise et finissaient de broyer pour de bon cet environnement. Les Etats-Unis se seraient-ils déjà forgé leur opinion sur la question?