Interview. A 42 ans, le cofondateur de Google a toujours des objectifs incroyables. L’entrepreneur sans doute le plus puissant de la planète ne veut pas simplement gagner de l’argent avec des machines intelligentes et des voitures autonomes. Il veut aussi améliorer le monde.
Propos recueillis par Thomas Schulz
Chez Google, dans la baie de San Francisco, il n’y a pas d’imposante allée d’accès, pas de grande réception, pas de gardiens ni de clôtures électrifiées. Et même pas un écriteau indiquant par où on est prié d’entrer. L’étage directorial (le 4e quand même) manque de tout ce qui fait habituellement l’antichambre du saint des saints et l’espace du patron, Larry Page, fait à peine plus de 25 m2, avec un bureau ordinaire et un canapé pour les visiteurs.
Larry Page, né en 1973 dans le Michigan de parents tous deux informaticiens, parie sur le futur avec des projets toujours plus ambitieux: voitures autonomes, Internet de l’espace intersidéral, robots, réalité virtuelle, intelligence artificielle. Et il songe même à prolonger la vie. Pour séparer ces projets encore hésitants de son activité de base dans les moteurs de recherche, il vient de transformer Google en un holding nommé Alphabet. Mais, en même temps, le modèle d’affaires de Google crée le malaise: il capte toutes les informations des usagers, se fiche de ce qui est privé ou parfaitement intime, collecte tout pour en faire de l’argent. La Commission de l’UE a lancé une action en concurrence déloyale, le politique entend réguler le groupe plus strictement.
Larry Page n’est pas un homme charismatique. Introverti, il est mal à l’aise au milieu des gens. Il parle sur un ton monocorde d’une voix râpeuse, résultat d’une maladie auto-immune. Il y a quelques années, avec son problème de cordes vocales, on ne l’entendait pratiquement pas. Il marche à pas lents et circonspects. En public, il paraît à la fois timide et inaccessible. Il s’habille de cinquante nuances de gris et de noir, t-shirts et jeans. Il n’est pas facile de le rencontrer. On sait de lui qu’il est marié avec une bio-informaticienne et qu’ils ont deux enfants, mais on n’en connaît pas même les prénoms. Pour un homme dont le but est de collecter tout le savoir du monde et de le rendre accessible à tout un chacun, il se montre très soucieux de dissimuler ce qui le concerne.
Or, il y a peu de personnes sur cette planète sur qui nous devrions en savoir davantage que Larry Page. Pour mieux le comprendre. En quelques années, il a fait de Google la première superpuissance du monde numérique. Ce qui ne lui suffit pas.
Google accueille quotidiennement des milliards de recherches, analysées par des algorithmes et classées dans des centres de données. Le moteur de recherche est-il en passe de tout savoir?
Nous en sommes encore loin. Pour l’heure, la machine ne comprend pas encore bien ce que l’utilisateur sait et ne sait pas. Du coup, elle ne peut répondre à chaque question simplement. Mais plus il y aura de gens en ligne, plus il y aura d’informations et d’utilisateurs.
Depuis quelques années, Google œuvre à relier le savoir de la planète en une immense banque de données et à permettre au moteur de recherche de comprendre la langue orale. Quel est le but?
Nous ne sommes pas au bout du développement, il y aura encore des avancées impressionnantes. Mais nous affrontons encore des obstacles. Je suis un passionné de kitesurf et je veux qu’on me dise où je peux aller surfer aujourd’hui. Pour cela, il faut récolter une masse d’informations différentes: où y a-t-il de bons vents, comment m’y rendre, la plage est-elle publique? Pour l’instant, la machine ne sait pas le faire, mais nous y travaillons.
Vous avez lancé plusieurs projets innovants qui, à première vue, n’ont rien à voir avec votre activité de base, le moteur de recherche. Qu’est-ce qui vous a conduit à la voiture autonome?
Nous réfléchissons énormément aux problèmes essentiels de l’humanité et aux moyens de les résoudre par la technologie. A cet égard, le trafic routier est un domaine crucial: les gens passent un temps inouï à penduler, dépensent beaucoup d’énergie et causent trop d’accidents.
Comment cela se passe-t-il? Vous buvez un café avec votre collègue Sergey Brin et, vu que l’industrie automobile roupille, vous décidez de construire une voiture autonome?
Notre intention est bel et bien d’accomplir quelque chose de grand. Grâce à Street View et à Google Maps, le trafic routier nous est familier, nous comprenons les problèmes et les coûts. Il nous a donc été plus facile qu’à d’autres de comprendre qu’une voiture autonome était une technologie prometteuse. Après tout, il s’agit avant tout de traitement de données et, là, nous sommes bons.
Désormais, presque tous les constructeurs ont leur projet. Comment Google entend-il gagner de l’argent avec des autos-robots? Pourrez-vous monter votre propre production et votre propre réseau commercial?
Au début, nous ne savions pas non plus si nous allions gagner quelque chose avec notre moteur de recherche. Nous avons commencé par développer la technologie. Il en ira de même avec la voiture autonome: c’est un produit qui influencera presque l’humanité entière. Donc, ce sera une activité gigantesque. Je suis convaincu que cela nous permettra de gagner de l’argent.
L’objectif final est-il l’intelligence artificielle? Les ordinateurs s’y essaient mais ne sont pas encore au point.
La recherche sur l’intelligence artificielle n’a pas toujours été à la mode, on n’y croyait pas. Moi si. Chez Google, elle a toujours été sous-tendue. Aussi suis-je heureux de voir la tendance s’inverser; que d’autres que nous se montrent à leur tour ambitieux. Nous aurions pu en arriver là il y a cinq ans déjà, mais c’est le courage qui a manqué.
Ces derniers mois, des hommes comme Bill Gates, Elon Musk, de Tesla, et Stephen Hawking ont averti que l’intelligence artificielle pouvait être un danger pour l’humanité.
Sur ce point, le débat est trop imprégné de science-fiction. Nous faisons certes de grands pas en direction de l’intelligence artificielle, mais nous en sommes encore très éloignés. Je comprends les soucis fondamentaux et c’est pourquoi nous essayons d’avancer ouvertement, raisonnablement avec tous nos projets dans ce domaine. Car la possibilité d’accroître la qualité de vie de nous tous et du reste du monde me semble énorme.
Google a récemment repris plusieurs entreprises de robotique. Prévoyez-vous d’intervenir dans l’industrie des machines ou plutôt dans le robot ménager?
Notre démarche consiste à sélectionner des domaines que nous jugeons importants et qui intéressent le public. Par le biais des robots, je discerne un gros potentiel d’augmentation de la productivité: rendre les processus plus efficaces et réduire les coûts.
Avec Android, Google a le système d’exploitation pour smartphones le plus répandu du monde. Côté robots, les experts pensent qu’il en ira de même; que vous vous concentrerez plus sur les logiciels que sur le hardware.
Je connais un peu tous les meilleurs experts dans ce domaine et le fait est que beaucoup d’entre eux sont frustrés. Peut-être qu’en matière de robotique nous en sommes au même point qu’avec la recherche sur l’intelligence artificielle il y a dix ans: tout le monde sait qu’on approche d’un tournant, mais personne ne sait ce qui se passera. Mais on y vient.
Comprenez-vous que ces énormes progrès technologiques fassent peur?
C’est surtout en Europe qu’on cultive cette idée qu’il faut craindre la technologie. Rappelez-vous pourtant les expositions universelles d’antan: tout le monde y courait pour rêver d’avenir. Je viens de voir le film Tomorrowland…
… dans lequel George Clooney joue un inventeur voyageant dans un monde de rêve futuriste.
Je trouve ce genre de films importants car ils transmettent de l’enthousiasme pour le monde de demain. A ce jour, à chaque progrès, le monde est devenu un peu meilleur, avec un peu moins de pauvreté, avec moins de victimes de guerre. Pourquoi être pessimiste? Je ne le comprends pas, c’est irrationnel et, d’un point de vue scientifique, ça n’a pas de sens. Nous devons être beaucoup plus optimistes. Après tout, Internet, les voitures autonomes sont des conquêtes grandioses nées de l’optimisme. Pourquoi ne nous enthousiasmons-nous pas davantage quant aux perspectives d’avenir?
A vous de nous le dire.
Je crois que nous avons perdu une part de confiance en nos grandes institutions. Les gens ne croient pas que les entreprises travaillent pour leur bien, qu’elles ont une vision sociale. C’est ce que nous devons changer pour aider les gens à travailler avec enthousiasme au progrès.
Il y a de bonnes raisons de se montrer réservé: les économistes préviennent qu’à moyen terme on assistera à des pertes d’emplois structurelles du fait que les logiciels remplacent de plus en plus le travail humain.
C’est un thème essentiel qui me préoccupe beaucoup. Internet ouvre énormément de perspectives nouvelles mais engendre aussi des pertes. Je m’attends à de forts bouleversements. Lorsqu’on travaille en entreprise et qu’on est confronté à la numérisation, on se protège naturellement. Mais même dans ce cas je plaide pour l’optimisme et, surtout, pour que l’on discerne les avantages plus que les inconvénients.
Où est l’avantage quand les hommes sont de plus en plus remplacés par des logiciels dans leur emploi ?
Les gens disposeront de plus de temps et de flexibilité. S’échiner cinq jours par semaine à un job stable que l’on trouve nul n’est pas non plus une bonne solution. S’il faut travailler, alors autant le faire pour des tâches gratifiantes.
Mais il vaut mieux avoir un job ennuyeux que pas de job du tout.
Bien sûr. Et tous ces changements disruptifs nés de la numérisation sont aussi anxiogènes. Mais je crois que nous y parviendrons. Je viens juste d’en discuter avec Richard Branson, de Virgin. Il propose de lutter contre les suppressions d’emplois structurelles en donnant plus de vacances et en réduisant ainsi le temps de travail. Pourquoi une résolution de l’ONU n’imposerait-elle pas une augmentation de 10% des vacances dans le monde entier afin qu’aucun pays n’ait un avantage compétitif ? Ainsi, avec moins de travail, on aurait plus d’emplois.
Vous êtes un utopiste?
Non, je suis tout simplement optimiste. C’est grave? On nous charrie souvent, Sergey et moi, parce que nous avons tous deux fréquenté l’école Montessori; mais nous y avons appris à réfléchir de manière indépendante, à tout remettre en question et à emprunter des chemins de traverse.
En Europe, surtout, on se fait du souci à propos de la protection des données. Google s’était fait une réputation de pieuvre avide de données. Prenez-vous ces soucis au sérieux?
Je réfléchis souvent à la protection et à la sécurité des données. L’ordinateur et la numérisation ont changé bien des choses à ce propos et il est normal que l’on se fasse du souci. Mais la technologie, le partage des informations peuvent aussi muter et nous conduire vers de nouveaux chemins. Bien sûr qu’il faut empêcher les abus, mais nous ne devrions pas, par principe, nous interdire des chemins dont nous ne savons encore rien.
La Commission de l’UE accuse Google de concurrence déloyale et d’abus de position dominante.
En réalité, nous nous trouvons dans un environnement très dynamique: de nouvelles entreprises, de nouvelles idées, de nouveaux produits naissent sans cesse. Et c’est bien ce que nous voulons: un monde où une croissance rapide et de grands progrès sont possibles. Pour le consommateur, c’est excellent et cela résout automatiquement les problèmes liés à notre position dominante, puisqu’on voit arriver sans relâche de nouveaux produits et que le marché ne cesse de bouger. Dans dix ans, Google aura complètement changé.
Pour stimuler cette mutation vers un Google tout différent, vous avez présenté il y a quelques mois une nouvelle structure du groupe. Vous avez séparé votre activité de base (le moteur de recherche) d’autres champs d’expérimentation, comme la voiture autonome, qui se trouveront sous leur propre enseigne au sein du holding Alphabet.
Avec cette nouvelle structure plus souple, nous pourrons mieux cibler nos activités. L’entreprise fonctionne très bien, mais il était temps de la rendre plus intelligible. J’ai toujours été préoccupé par le fait que, sur la durée, les entreprises se la jouent confortables, deviennent lentes et n’avancent plus qu’à tout petits pas. Dans les technologies, ça ne va pas, il y faut des idées révolutionnaires et procéder par grands bonds.
Ce que vous dites s’exprime dans la philosophie de Google du «10x-Thinking»: tout ce qui est nouveau doit être dix fois meilleur. Les petits pas ne mènent-ils pas aussi au but?
Chaque année, des millions de personnes meurent dans des accidents de voiture. Vaut-il mieux attendre cinq ou dix ans pour mettre sur le marché une voiture autonome qui rende les routes plus sûres? Je serais sûrement plus circonspect si le monde fonctionnait à la perfection. Mais nous n’en sommes pas au point où tout le monde, partout, vit en liberté et en sécurité et où il y a assez à manger pour tous. Je ne vois pas en quoi la souffrance humaine serait un bien. Nous devons faire vite.
Vous répétez sans cesse que vous voulez rendre le monde meilleur, mais vous dirigez un groupe qui gagne de l’argent, surtout par la publicité. Ce n’est pas une organisation de bienfaisance.
Je crois que les grandes idées peuvent être imposées plus vite au niveau planétaire quand on les relie à un produit, à une idée. C’est ainsi qu’on atteint la majorité des gens. Et je juge impératif que de grandes entreprises développent de grandes ambitions, sans quoi elles ne méritent pas d’être importantes.
Mais l’objectif de toute entreprise est de faire de l’argent. Si cet objectif est en péril, tous vos jolis plans destinés à améliorer le monde sont balancés par-dessus bord.
Je crois que ce n’est pas ainsi. D’un certain point de vue, l’argent ne joue plus le seul rôle. Dès que l’on gagne assez pour nourrir sa famille, le revenu n’est plus le critère essentiel, tandis que le travail doit avoir un sens. Lorsque je rencontre un chef d’entreprise qui me donne le sentiment d’être surtout motivé par l’argent, je cesse d’investir dans une telle entreprise car son patron la quittera sitôt qu’il aura empoché assez d’argent. Le capitalisme est un système très efficace, mais il implique de réfléchir à très court terme. Or, je suis convaincu que, si on choisissait une perspective à dix ou vingt ans, on pourrait atteindre simultanément des objectifs économiques et sociaux.
© DER SPIEGEL traduction et adaptation gian pozzy
Profil
Larry Page
Né en 1973 dans le Michigan, il s’est formé en ingénierie informatique. Cofondateur avec Sergey Brin du site internet et moteur de recherche Google, il est aujourd’hui directeur général de l’entreprise Alphabet, dont Google est une filiale. Il est l’une des vingt plus grandes fortunes mondiales.