Interview. Ancienne conseillère d’Etat et conseillère nationale (PLR/GE) influente, actuellement présidente de la Commission fédérale contre le racisme, Martine Brunschwig Graf commente les résultats des élections.
Propos recueillis par Michel Guillaume et Chantal Tauxe
La victoire de l’UDC, qui a beaucoup joué sur les angoisses des gens, est impressionnante. La Suisse a-t-elle peur?
La Suisse est comme tous les pays qui ont des acquis à défendre. Sa situation économique est enviable par rapport au reste du monde. Dans un tel contexte, elle fait preuve d’un réflexe de protection des acquis plutôt que d’un esprit de conquête. Ce n’est ni bien ni mal, c’est une réalité.
Les Suisses ont-ils craint l’arrivée de «hordes» de migrants?
Comme en 2011 avec l’accident nucléaire de Fukushima, la campagne a effectivement été marquée par un événement extérieur, à savoir le drame des migrants syriens fuyant leur pays en guerre. Ces images ont occulté tout débat depuis l’été. Il faut ajouter à cela les nombreuses fausses informations qui ont circulé sur les réseaux sociaux pour contrer la compassion des électeurs.
Avez-vous été surprise de l’ampleur du score de l’UDC?
L’image est plus contrastée qu’il n’y paraît en part électorale. Ce sont souvent des cantons les moins concernés par l’immigration qui marquent la plus grande progression. Uri compte 11% d’étrangers et l’UDC y obtient un score de 44%. En revanche, dans un canton comme Genève recensant 40% d’étrangers, l’UDC ne récolte que 18% des suffrages. Moins vous êtes confronté à la diversité, et plus vous êtes hanté par vos peurs et vos fantasmes.
Pourtant, le Parlement ne cesse de durcir la loi sur l’asile depuis deux décennies. Où s’arrêtera-t-on?
Je constate qu’à chaque fois le même scénario se répète. L’UDC propose un durcissement, le Parlement légifère dans son sens, avant que ce parti ne finisse par critiquer une réforme qui ne va pas assez loin. Dans l’asile, l’essentiel est de raccourcir les procédures. Lorsque Christoph Blocher était ministre et responsable du dossier, il a réduit les effectifs de l’Office des migrations, ce qui a rallongé les procédures. Et aujourd’hui, le parti qui s’oppose à une modification de loi raccourcissant les procédures de 700 à 150 jours, c’est l’UDC!
Qu’en déduisez-vous?
L’UDC exploite politiquement un thème très porteur électoralement. Elle n’apporte aucune solution aux problèmes.
L’UDC a mené une campagne modérée sur la forme, mais très dure sur le contenu, par exemple en lançant une initiative pour la primauté du droit suisse qui foulerait aux pieds la Convention européenne des droits de l’homme.
Il est inacceptable que l’UDC veuille résilier une convention qui fixe un minimum de droits humains sur lesquels chaque démocratie devrait se fonder. Et lorsqu’elle s’attaque à la norme antiraciste au nom de la liberté d’expression, elle cautionne ce que cette norme interdit aujourd’hui, notamment les appels publics à la haine raciale.
Chaque parti crée ses listes jeunes. Est-ce un bon moyen de mobiliser un électorat qui trop souvent s’abstient?
C’est l’aspect positif de la chose. Les partis comptent aussi sur les listes jeunes pour être moins «politiquement correct». C’est positif en soi, mais cela peut déboucher aussi sur un discours très violent que l’on a pu lire sur les réseaux sociaux, dans les blogs et sur internet.
Pour la première fois depuis trente-six ans, le PLR a à nouveau gagné une élection. Quelles sont les raisons de cette victoire?
Le PLR a eu la sagesse de travailler en profondeur et dans la cohérence. Il a suivi des thèmes et une ligne définie dès 2007 avec une présence de terrain intensive. Cela a convaincu les électeurs. De plus, le PLR s’est imposé comme le parti le plus crédible sur le dossier européen.
Ce PLR en regain de forme sera-t-il en mesure de s’affranchir d’un rôle de partenaire junior de l’UDC?
Je n’ai jamais considéré le PLR comme un partenaire junior de l’UDC. Le PLR est porteur de projets qu’il sait faire aboutir. Désormais, ces majorités sont à géométrie variable et aléatoires. On a même vu l’UDC et le PS s’unir pour faire capoter d’importantes réformes concernant l’armée et la sécurité intérieure.
Le PLR peut-il reprendre un rôle de leadership moral et intellectuel?
Quand le PLR prend en compte la dimension humaine d’un dossier et argumente sans tomber dans la technocratie, il convainc. Il l’a fait dans la question de la migration. Il devra aussi trouver le bon ton dans les assurances sociales et la prévoyance, où les mesures à prendre sont difficiles et où il faudra trouver les mots qui renforcent la cohésion et évitent le conflit de générations.
Faut-il accorder à l’UDC un deuxième siège au Conseil fédéral?
La concordance se fonde à la fois sur des éléments arithmétiques et fonctionnels. L’arithmétique parle en faveur d’un second siège UDC.
Et sur le plan fonctionnel?
Cette concordance exige que l’on respecte les principes de collégialité. Débattre à l’intérieur du Conseil, faire entendre sa différence est indispensable. Respecter ensuite la décision prise l’est tout autant. Et cela implique de ne pas jouer double jeu – implicitement ou non – sitôt que l’on est dans son parti! C’est un critère essentiel pour le choix d’un candidat.
Ueli Maurer remplit-il ce critère de la concordance fonctionnelle?
Je trouve son discours sur l’armée extrêmement ambivalent. Il joue sur deux tableaux. Je ne sais pas très bien quelle est sa vision de l’armée et pourquoi il a pris le risque d’un échec de sa refonte au Conseil national. En revanche, il s’est montré très collégial en concédant, contrairement à ce qu’affirme son parti, qu’il n’existe pas en Suisse de «chaos de l’asile», une déclaration tout à son honneur.
Où situez-vous la limite?
Ce qu’on ne veut pas au Conseil fédéral, c’est un chef de bande ou de parti, obéissant à ses injonctions le doigt sur la couture du pantalon. Lors des hearings des candidats au Conseil fédéral, il faut tirer les leçons des expériences passées et concentrer l’examen des candidats sur ces aspects.
C’était donc une erreur d’élire Christoph Blocher au Conseil fédéral en 2003?
Il a été élu au bénéfice du doute en 2003. En 2007, le doute n’était plus possible, il n’a donc pas été réélu.
Faut-il poser des conditions de nature programmatique au futur candidat UDC, comme la volonté de sauver la voie bilatérale?
Personnellement, je n’y suis pas favorable. Les opinions divergentes doivent être représentées au sein du gouvernement pour que le débat ait lieu. L’essentiel est qu’un candidat soit apte et décidé à fonctionner dans le respect de la collégialité.
Prenons le cas de l’application de l’initiative de l’UDC sur l’immigration de masse. Le Conseil fédéral risque de ne pas être très crédible si deux de ses membres font de la résistance, non?
La collégialité n’oblige pas quelqu’un à dire le contraire de ce qu’il pense. La concordance fonctionnelle l’autorise à dire qu’il n’est pas d’accord, à condition ensuite qu’il ne fasse pas campagne contre ses collègues. Si le débat a lieu au sein du Conseil, celui-ci n’en sera que meilleur quand il s’agira ensuite d’argumenter en vue du vote populaire. Car c’est le peuple qui tranchera en dernier ressort. Il y aura certainement référendum sur la législation d’application du vote du 9 février 2014. Je me réjouis de ce débat où les citoyens pourront mesurer l’intérêt des accords que nous avons avec l’Union européenne.
Eveline Widmer-Schlumpf a un bon bilan politique. Mais a-t-elle encore la légitimité de siéger au Conseil fédéral après l’affaiblissement des forces du centre?
Elle a travaillé comme une vraie conseillère fédérale. La question de sa compétence ne se pose pas, même si je n’ai pas partagé toutes ses décisions concernant le secret bancaire.
Mais?
J’ai été très étonnée d’entendre Eveline Widmer-Schlumpf dire qu’elle réservait sa décision d’être candidate ou non à sa succession après les élections. Elle a ainsi fait dépendre sa position des résultats des élections fédérales. Elle a donc lié son sort à la concordance arithmétique uniquement. Le résultat maintenant est sur la table et il n’est pas favorable à son maintien au gouvernement.
Sauvetage des bilatérales, virage énergétique, réforme des retraites: tous ces projets sont compromis après la victoire écrasante de l’UDC. Le pays ne devient-il pas ingouvernable?
Aucun parti ne détient la majorité dans ce pays, ni au Parlement, ni dans la population! Aujourd’hui, les abstentionnistes sont majoritaires. Or, nous vivons dans un système où c’est le peuple qui a le dernier mot. Tous les projets que vous citez concernant l’avenir de la Suisse peuvent aboutir, mais il faudra le vouloir et s’engager. C’est d’ailleurs ce qui a manqué aux opposants du 9 février 2014… Ils ont parlé plus fort après qu’avant.
Profil
Martine Brunschwig Graf
1950 Naissance à Fribourg.
1991 Directrice romande de la Société pour le développement de l’économie suisse (aujourd’hui Economiesuisse).
1993 Election au Conseil d’Etat genevois, responsable de l’Instruction publique, puis des Finances.
2003 Election au Conseil national.
2012 Présidente de la Commission fédérale contre le racisme.