Bonnes feuilles. Blaise Cendrars a aimé Raymone Duchâteau et lui a écrit pendant quarante-trois ans. A paraître le 5 novembre, «1937-1954», correspondance entre l’écrivain né à La Chaux-de-Fonds et la comédienne, épousée en 1949, révèle un Cendrars intime, vulnérable et créatif.
Isabelle Falconnier
Blaise rencontre Raymone en 1917. Il a 30 ans, deux fils, une femme, Félicie Poznanska, qui va encore lui donner une fille, Miriam, avant qu’il ne la quitte en 1920. Il a publié La prose du Transsibérien mais perdu son bras droit à la guerre. Elle a 21 ans, elle est comédienne, mystique, enfantine, dotée d’une mère qui, comme le général Suter de L’or, a tenté l’aventure de l’Ouest.
Blaise tombe amoureux fou. Las: ce coup de foudre n’est pas partagé. Mais en 1961, c’est dans ses bras qu’il mourra à Paris. Entre-temps, il l’aura épousée en 1949 à Sigriswil dans l’Oberland bernois, sa commune d’origine, lui aura dédié ses plus beaux livres, vécu avec elle à Paris, au Tremblay-sur-Mauldre dans les Yvelines, à Aix-en-Provence, à Villefranche-sur-Mer, à Lausanne, et lui aura écrit des centaines de lettres conservées dans le Fonds Blaise Cendrars des Archives littéraires suisses à Berne.
Inédites, ce sont ces lettres que les Editions Zoé publient le 5 novembre dans la collection Cendrars en toutes lettres dirigée par Christine Le Quellec Cottier, directrice du Centre d’études Blaise Cendrars, dans laquelle ont déjà paru les correspondances avec Henry Miller, Robert Guiette et Henry Poulaille et dans laquelle paraîtront les lettres échangées par Cendrars avec son frère Georges Sauser.
Etabli et annoté par Myriam Boucharenc, professeure à Paris X, le volume met en évidence les trois périodes principales où se répartissent les quelque 700 lettres de cette correspondance – lettres à sens unique pour la plupart, Raymone ayant demandé que Blaise détruise ses lettres au fur et à mesure. La première période, brève, se déroule autour de la rupture avec Raymone. La deuxième couvre les années 1943 à 1947, années que Raymone et sa mère passent à Paris et Cendrars à Aix. La troisième correspond au séjour que Cendrars fait à Lausanne en 1954 à l’invitation de son ami l’éditeur de la Guilde du livre, Albert Mermoud. Cendrars, désormais populaire et courtisé par les médias, travaille à ce qui sera son dernier livre, Emmène-moi au bout du monde!… et attend sa «Mimoune» avec impatience.
Se plonger dans ces lettres est une expérience étonnante, déroutante, émouvante. On en sort avec l’impression d’avoir côtoyé Cendrars au plus près, partagé quelques heures, repas, angoisses et joies, tant il se livre avec familiarité, sans les filtres habituels des textes destinés à la publication.
On y lit le souci de la vie quotidienne, la dureté des années de l’Occupation, les grèves, la nourriture introuvable ou chère, l’absence de chauffage, la distribution aléatoire du courrier, les pépins de santé, fièvre, sciatique, estomac. On vit le quotidien d’un Français qui voit arriver le débarquement avec effroi, sachant les pertes humaines à venir, vit les bombardements alliés sur Marseille en direct et assimile la Résistance aux communistes dont, en homme de droite fidèle à Pétain, il redoute la montée en puissance.
un amour platonique
Sa vie d’écrivain, solitaire et acharné, est présente à chaque missive – les livres en cours, les délais à tenir, l’argent attendu des éditeurs. On assiste fasciné à la gestation de L’homme foudroyé ou de La main coupée. Et à celle d’un roman fantôme jamais né, La Carissima, dédié à Marie-Madeleine, la pécheresse que le Christ aima et à laquelle Cendrars, encouragé avec passion par Raymone, voulait consacrer «le plus grand roman d’amour du monde».
La relation personnelle de ce couple parmi «les plus improbables et les plus singuliers de la littérature du XXe siècle», suggère Myriam Boucharenc, transparaît à chaque ligne. Il lui donne du «Très chère Raymone», voire «Raymone bien-aimée» après leur mariage, déborde de sollicitude. Elle lui lègue sa maison du Tremblay, il lui fait partager ses droits d’auteur. Elle veille sur son œuvre, est désignée marraine de sa petite-fille Marine.
Et pourtant, jamais leur mariage ne sera consommé: elle refusera de s’engager dans une relation traditionnelle et charnelle et lui proposera une relation d’amitié complice et d’amour platonique. Cette correspondance s’ouvre d’ailleurs sur une lettre de rupture, l’aimée s’étant amourachée d’un autre et refusant le mariage. En 1977, âgée de 81 ans, elle raconte au micro de la Radio suisse romande, dans un entretien extraordinaire publié en annexe: «Je l’aimais comme mon grand-père, comme un frère… J’avais une espèce de tendresse pour lui, parce qu’il a toujours souffert. (…) Vous ne pouvez pas savoir le nombre de femmes qu’il a connues dans sa vie. Mais pour Blaise, ce qui comptait, c’était cette espèce d’amour que nous avons eu, qui est tellement beau.» D’elle, Albert Mermoud, qui l’installa à Lausanne au décès de Cendrars, écrit: «A qui voulait l’entendre, elle proclamait qu’elle était dépourvue de pulsions sexuelles.»
Au hasard des lettres apparaissent enfin les trois enfants de Cendrars, Rémy, Odilon et Miriam, qu’il n’a pas vus grandir. Il n’est pas tendre, traitant ses fils d’incapables, en voulant à sa fille d’utiliser ce qu’il considère comme son nom d’artiste, Cendrars, en tant que patronyme. Même la mort de Rémy, aviateur, à la fin de la guerre, ne semble pas le surprendre. «Lire et comprendre ces lettres ne relève pas de l’indiscrétion, mais du désir de découvrir en profondeur la vocation et l’accomplissement d’un écrivain créateur de son monde», écrit la même Miriam, 96 ans, qui a voulu cette collection Cendrars en toutes lettres.
Cendrars décède en janvier 1961. Il reste au cimetière des Batignolles jusqu’en 1994, puis ses cendres sont amenées au Tremblay près de sa «petite maison de campagne». Raymone meurt à Lausanne en 1986. Elle est enterrée au Bois-de-Vaux, près du lac.
Extraits
Mardi soir 6 h, 2 août 1937
Ma chère Raymone,
Ce pneu pour te confirmer ce que je t’ai dit par téléphone: Adieu, Raymone, adieu!
Je te dis adieu, sans haine et sans reproche, en te plaignant de tout mon cœur: Adieu et que Dieu te protège!
Mais je ne cache pas que jusqu’à aujourd’hui j’étais convaincu que tu me reviendrais, comme sœur Béatrice qui avait quitté son couvent pour aller faire la fête, vivre, s’étourdir, rentre un beau jour sans que personne ne lui dise rien, Notre-Dame ayant pris sa place durant son absence…
(…) Sans vouloir être un saint, moi, j’ai cru en toi jusqu’à aujourd’hui, Raymone, et si tu avais gardé ta confiance en moi, il y a longtemps et sans attendre que je sois malade, mais par amitié vraie, tu me serais revenue, Raymone, et je t’aurais tout simplement prise dans mes bras, sans jamais rien te reprocher… mais tu as perdu confiance et depuis un an et demi tu ergotes, discutes, cherches de mauvaises raisons, te caches de moi au point que je ne sais pas où te téléphoner aujourd’hui, fréquentes des gens que je ne dois pas connaître, tu m’accuses… de quoi?… je me le demande encore… car mon crime, n’est-ce pas, c’est de t’avoir dit en rentrant de Hollywood: «Raymone, si cela peut te faire plaisir, quand mon divorce sera prononcé, je te demanderai de m’épouser!… » Et voyant que tu ne répondais pas j’ai ajouté: «D’ailleurs, rien ne presse, tu as le temps d’y réfléchir?… » (…)
Adieu, et que Dieu te protège
Blaise
Lundi 30 août 1943
Chère Raymone, c’est le No 020-211 le gros lot. Le billet que j’ai donné à ta mère se terminait par 11! A contrôler. Ne pas oublier également de renouveler sa carte d’alimentation. Je ne sais toujours pas si elle a fait bon voyage et si tu as bien reçu les malles? Je n’ai pas encore mangé à ma faim depuis le départ de Mamanternelle. Mais hier, le déjeuner n’était pas trop mauvais. Je vais faire la tournée de tous les restaurants, puis je choisirai. Cela paraît assez compliqué et seul j’aurais du mal à y arriver avec mes seuls tickets! enfin, cela n’a pas une telle importance car, aujourd’hui, je me mets au travail. Alors, j’ai à penser à autre chose… Je reste très pessimiste sur la suite des événements. Il faut s’attendre à tout, et même au pire.
Je t’embrasse
Blaise
Jeudi soir 30 mars 1944
Ma chère Raymone,
J’ai fini! Je viens de terminer Le Vieux-Port au jour dit, même avec 48 heures d’avance! Malheureusement Vigneau est à Paris et ne rentre que le 15. C’est fichant! Je ne puis pas toucher mon fric avant. C’est très bon, ce que j’ai écrit de meilleur à ce jour. Je vais respirer et me remettrai lundi au travail pour faire le deuxième sur les gitans que j’ai également promis pour une date fixe, le 15 juin.
Comment va ta maman?
Et toi, comment s’est passée la générale pour toi?
Je t’embrasse de tout mon cœur
Blaise
Mercredi 31 mai 1944
Ma chère Raymone,
Le temps de la grande patience est arrivé. Voici dix jours que j’ai reçu aucune nouvelle de vous. J’espère en recevoir tout un paquet à la fois et apprendre que tout va bien pour vous. Je vous ai donné signe de vie tous les jours. A Marseille, les incendies ne sont pas encore éteints! Aucune nouvelle de personne. Autant que je sache les Fiolle ont été encadrés, mais à assez bonne distance. Si j’avais été à Marseille vendredi (…), j’y serais resté car l’hôtel où je suis descendu l’autre fois sur la Canebière n’est plus. (…)
Je vous embrasse toutes les deux
Blaise
Jeudi 8 juin 1944
Comme tu le sais le débarquement est arrivé. Nous sommes en alerte continuelle avec de gros bombardements autour de Paris. Tout est coupé.
Je t’embrasse. J’ai reçu ton livre hier. Un beau livre.
Lisieux est brûlé – comme Caen etc!!
Il n’y a plus rien à faire qu’à attendre son heure avec bonne humeur. Le [illisible] prédit un autre débarquement à Marseille. Va à la campagne si possible.
Je t’embrasse
Raymone
Jeudi 8 juin 1944
Ma chère Raymone,
Bien reçu la petite lettre de ta maman, celle de samedi-dimanche. Merci. Mais depuis! qu’est-ce qui ne se passe pas?! J’en suis malade. Pauvre Normandie! Hier c’est Nice qui a encore pris. Ici on s’attend à un débarquement et à la révolution. Je fais semblant de travailler. Mais ça ne va pas. Ecrivez. A la merci de Dieu. Je vous embrasse toutes les deux.
Blaise
Dimanche 14 octobre 1945
Ma chère Raymone,
Navré que tu n’aies pas encore reçu L’Homme foudroyé. A ma connaissance personne ne l’a encore reçu et il paraît qu’on ne le trouve dans aucune librairie. Et l’éditeur m’écrit que c’est un gros succès! Mystère. Je suppose que tout doit filer au marché noir. Je donne l’ordre formel qu’on t’en envoie un.
Je t’embrasse
Blaise
Je me suis payé pour 2500 frs, non point de la belle godasse, mais une paire de bonnes chaussures pour cet hiver. Dis à Mamanternelle que j’ai bien reçu sa lettre et que je la remercie. B.
Samedi 20 octobre 1945
Mon cher Blaise,
Chaque ligne de toi est une goutte de ton sang, qui sort de ton cerveau, et de tout toi mis à nu pour tous, quoi que ce livre te rapporte, ce n’est que zéro par rapport à ce que tu auras donné de toi. On a l’impression d’être dans une forêt vierge d’où l’on sort un très grand mal, étouffé le cœur en feu et serré pour le restant de sa vie, on est hors d’haleine, et à bout.
(…) Personnellement tu ne pouvais être plus Cendrars que ça. C’est épatant et même si je ne sais pas écrire, je puis te dire que je suis sortie de là comme on dit dans mon pays «escagassée » il y a de quoi.
Bravo. Je t’embrasse
Ray
Lundi soir 22 octobre 1945
Ma chère Raymone,
Merci de ta lettre de samedi. Je suis bien content que ce livre te plaise. Tu as raison, j’ai beaucoup donné de moi. Mais ce n’est pas le sang. Le sang coulera dans La Main coupée, qui va son train. Et dans La Carissima ce sera l’âme. Après, je n’aurai plus qu’à me taire pour de bon.
Je t’embrasse.
Blaise
Château d’Ouchy Lausanne-Ouchy Jeudi 10 juin 1954
Raymone bien-aimée,
Bien arrivés à minuit, sous un déluge. Pas trop fatigués. Keks a été un amour de pilote, sûr, vite et prudent. Je suis descendu au Château d’Ouchy et ai bien dormi. Imagine-toi que j’occupe la même petite chambre que l’année dernière. C’est trop gentil. Dis à Wagon que je n’ai pas encore vu le grand vilain chien. J’espère que Légion ne t’a pas étouffée cette nuit. Je t’embrasse de tout mon cœur. Tu es mon amour.
Blaise
Lundi 14 juin 1954
Raymone bien-aimée,
Bu hier soir un merveilleux vin blanc et mangé un saucisson du tonnerre chez Gilles, pas au cabaret, mais chez lui à la campagne, près de Montreux. A Montreux je ne pouvais faire autrement que de t’envoyer une botte de narcisses que tu dois recevoir demain matin et que Dieu te bénisse, mon trésor. Embrasse aussi Wagon-Lit et le chat. Et ne te fatigue pas! J’ai changé de chambre. On m’a mis deux étages plus haut, une chambre d’étudiant, avec une très belle vue sur le lac, les montagnes de Savoie et aussi silencieuse que la nôtre était bruyante. J’y serai très bien pour travailler. Mais Keks n’a toujours pas apporté la machine. T’ai-je dit que je me suis payé une chemise nylon (39 frs)?
Je t’embrasse de tout mon cœur
Blaise