Reportage. La gare centrale de Vienne s’est transformée en camp de transit pour les personnes fuyant la guerre en route pour l’Allemagne. Une mobilisation citoyenne hors du commun leur redonne du courage après les embûches des chemins de l’exil.
Frédéric Koller, Vienne
Ces jours-ci, à l’image de l’Europe, l’Autriche est un pays divisé. D’un côté, il y a une population tentée par le vote en faveur du Parti de la liberté (FPÖ) de Heinz-Christian Strache, le leader de la formation d’extrême droite qui avance inexorablement, élection après élection, dans son ascension vers le pouvoir en agitant la haine de l’étranger. De l’autre, il y a une société civile qui se mobilise comme jamais en faveur de l’accueil des réfugiés. Entre l’Autriche de la peur et celle de l’espoir, il y a un point de bascule: il se situe très précisément dans la gare centrale de Vienne.
Là, dans ce quartier en construction, se déversent chaque jour 1000 à 1500 migrants. Ils y croisent des milliers de pendulaires et de nombreux touristes, asiatiques pour la plupart. Ces mondes, que l’usage commun de smartphones semble réunir, se côtoient plus qu’ils ne se mélangent. Et le vendredi, à la nuit tombée, on peut voir des Viennois en haut-de-forme, costume de soirée, que l’on devine courir au théâtre, filer droit comme des I dans le hall central de cette gare moderne sans prêter la moindre attention aux regards étonnés de Syriens, d’Irakiens ou d’Afghans, épuisés, en quête d’un train à destination de l’Allemagne.
C’est un peu plus loin, dans l’aile est de la Hauptbahnhof, après avoir traversé une galerie de boutiques de fringues, de jouets et de fast-foods, que convergent les centaines de réfugiés. Ces dernières semaines, une cité y a émergé: deux cantines, un dispensaire de médicaments et produits de soins, un centre médical, une station pour téléphones portables, un service juridique, un centre de collecte d’habits, un service d’aide au voyage et de traduction, un service de transport et même un jardin d’enfants. «Fin août, nous avions installé deux tables, raconte Ashley Winkler, 28 ans, l’une des responsables de Train of Hope (train de l’espoir), l’organisation qui gère ce campement. Aujourd’hui, il y a 80 bénévoles qui travaillent en permanence, 24 heures sur 24, sept jours sur sept. En huit semaines, près de 3500 personnes se sont proposées pour nous aider.»
Une mobilisation citoyenne qui marque les esprits en Autriche et continue d’étonner les bénévoles eux-mêmes. «J’ai entendu tellement de choses négatives sur les réfugiés. Les gens sont effrayés, ils ne comprennent pas. Alors quand leur nombre a augmenté cet été, j’ai pensé qu’il fallait agir, résister», ajoute Ashley Winkler, une graphiste qui a quitté son job pour un plein temps au service des migrants. Elle n’était pas la seule. Un hashtag est né, #trainofhope, et les réseaux sociaux ont fait le reste, Facebook servant de centre de communication pour les appels aux dons. Une organisation d’un genre nouveau, hors des circuits des ONG, de la Croix-Rouge, de Caritas et de l’Etat, était née. Sa force? Elle s’adapte en temps réel, en fonction des besoins, sans hiérarchie. Seul un conseil des chargés de stations (nourriture, ordures, soins, habits, services) délibère, puis décide. Simple et efficace.
«Comme une mère»
Voilà plus d’un an que l’Autriche est un passage obligé pour un grand nombre de réfugiés qui veulent gagner le nord de l’Europe. Depuis qu’Angela Merkel a décrété l’ouverture de son pays à un million de personnes menacées par la guerre au Proche-Orient, l’Autriche fait office d’écluse. Ces trois derniers mois, on estime à 300 000 le nombre de migrants ayant traversé un pays prêt à refermer les vannes au moindre signal de durcissement de l’Allemagne. Durant plusieurs semaines, ils sont arrivés principalement de Hongrie. Puis ce voisin a bouclé sa frontière. Les réfugiés débarquent désormais de Slovénie, via Maribor et Spielfeld. Ils gagnent ensuite l’Allemagne par Passau. La Suisse? Elle ne fait pas encore partie des pays à éviter, comme la République tchèque ou le Danemark, réputés hostiles et dont les territoires sont biffés sur les cartes des migrants. Mais elle n’apparaît tout simplement pas sur le radar des candidats à l’asile.
Un groupe de personnes venues d’Irak témoignent. Elles ont fui les violences de l’organisation Etat islamique comme celles du régime. «Je veux trouver un lieu sûr pour refaire ma vie avec ma famille, explique un homme venu de Bagdad. L’Irak est comme un père, l’Europe comme une mère. Pour mon père, c’est son dernier souffle. Il n’y a plus d’avenir là-bas.» Un Irakien de Kerbala ajoute: «J’ai pris un bateau de 20 mètres de long avec deux ponts. Nous étions 226 personnes entassées dessus, j’ai cru mourir. J’ai traversé la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Croatie, la Hongrie. Quand ils ont appris que j’étais sain et sauf en Autriche, mes parents ont sacrifié un mouton, puis ils ont distribué la viande aux pauvres.» Cet autre, venu de Mossoul, intervient à son tour: «Nous sommes prêts à aller n’importe où. Mais l’Allemagne est le seul pays qui ouvre ses portes. Là-bas, on aura des droits.» L’homme de Bagdad, les yeux brillants, complète: «Ici, je retrouve mon humanité. Je suis de Bagdad, il est de Kerbala, lui de Mossoul, nous sommes tous amis, on dort ensemble. Ces mêmes gens, en Irak, je les aurais évités.»
Fatima aide à la traduction. Elle aussi a fui l’Irak, en 2006. Il y a deux mois, elle a obtenu son passeport autrichien et vient de terminer ses études universitaires, section business. Elle était l’une des premières à rejoindre Train of Hope. Plus encore que l’ampleur du flux de réfugiés, c’est le nombre de bénévoles qui l’a surprise. Il y a deux semaines, elle votait pour la première fois. Les socialistes ont conservé leur majorité à Vienne. Mais à Simmering, quartier ouvrier traditionnellement rouge, proche de la gare centrale, c’est le FPÖ qui l’a emporté. «Les gens qui votent pour ce parti ne savent pas ce qui se passe et ne cherchent pas à comprendre», juge-t-elle prudemment.
Une escale d’un à deux jours
Train of Hope distribue quotidiennement de l’eau et des repas pour un budget de 5000 euros grâce aux dons et à l’aide d’associations musulmane et sikh. De leur côté, les chemins de fer autrichiens mettent à disposition un espace dans la gare et des terrains environnants qui accueillent des tentes et les WC. Quant à la municipalité de Vienne, elle assure l’hébergement de centaines de personnes chaque nuit. «Certains réfugiés ont marché durant dix jours sans se reposer, précise Nadia, une Américaine qui étudie la photographie à Vienne. Ils dorment énormément. Ici, ils retrouvent le sourire, on leur donne des habits, à manger, un coin pour s’allonger, on leur facilite la tâche pour poursuivre leur chemin, ils nous remercient puis repartent après un ou deux jours, dès qu’il y a un train pour eux.» Certains, à bout, préfèrent rester: ils devraient être 85 000 à demander l’asile cette année, selon les autorités autrichiennes.
Chaque soir, la gare est nettoyée. Un ordre étrange règne dans ce village de naufragés où seule l’émotion vous submerge. Sur les murs, des dessins d’enfants, des images de «disparus» et des messages de remerciements. «Nous aimons l’Autriche.» Seuls les sans-abri de la capitale tentent de chaparder de la marchandise. Ils sont fermement dirigés vers les services d’Etat qui leur sont destinés. Combien de temps cette oasis survivra-t-elle? Au QG de Train of Hope, installé dans un container, nul ne se hasarde à répondre. Malgré l’arrivée du froid, le flux de réfugiés ne tarit pas.