Enquête. Un tableau volé a passé trente-huit ans dans des coffres à Genève. L’œuvre pourrait se révéler inestimable.
Les sourcils de Christopher Marinello se sont soudain froncés. Sous ses yeux, ce matin de janvier 2014, le catalogue de la collection «grands maîtres» de Sotheby’s présentait une Madone à l’enfant. Datée entre 1285 et 1290, l’œuvre était attribuée au «cercle de Cimabue», le fameux peintre de la pré-Renaissance italienne. Le tableau était mis à prix pour 800 000 dollars et l’enchère devait se tenir à New York.
Christopher Marinello, le patron de la petite société londonienne Art Recovery International, spécialisée dans la traque d’œuvres volées ou perdues, avait déjà vu cette Madone. Mais où? Quelques clics dans sa base de données lui ont vite donné la réponse. Le tableau avait été volé à Genève, où la police le recherchait sans succès depuis 1990.
Alerté par Christopher Marinello, le procureur de New York a fait saisir la Madone quelques jours après la publication du catalogue de Sotheby’s. Son enquête a été rondement menée. Là où la justice genevoise n’avait pas avancé d’un pouce depuis la déclaration du vol, il y a vingt-cinq ans, la justice new-yorkaise a éclairci l’affaire en à peine un an, et retracé le parcours du tableau depuis sa dernière apparition connue, en 1977.
Où se trouvait donc la précieuse Madone que les enquêteurs genevois n’étaient pas parvenus à retrouver pendant toutes ces années, avant sa réapparition dans un catalogue Sotheby’s en 2014? Sous leur nez, bien entendu. La Madone à l’enfant dormait sagement dans le coffre d’une banque genevoise.
L’œuvre avait été acquise en 1977 par deux collectionneurs, John Cunningham et Camille Aprosio. Les deux associés s’étaient partagé la propriété de l’œuvre sans nom, et l’avaient déposée dans un coffre de l’Union de banques suisses au quai du Seujet. La Madone y a paisiblement dormi pendant neuf ans, jusqu’à ce que John Cunningham décide de rouler son associée et ses héritiers. En 1986, le Britannique établi à Monaco retirait discrètement le tableau du coffre UBS pour le déplacer à la Lloyd’s. Constatant la disparition du tableau, les héritiers de Camille Aprosio ont porté plainte auprès du procureur général de Genève en 1990, qui s’est empressé de transmettre le dossier à Interpol. Puis, plus rien. Jusqu’à la vente aux enchères avortée chez Sotheby’s.
Un nouveau rebondissement
Selon le procureur américain, la veuve de John Cunningham, Marie-Christine, aurait tenté de le vendre, flouant au passage la trentaine d’héritiers avec lesquels elle aurait dû en partager le fruit. Un tribunal de New York a prestement réglé l’affaire, en mai dernier, obtenant l’accord des parties pour que le tableau soit remis en vente. Ce sera le cas, mais plus chez Sotheby’s. La Madone changera de maison: «L’œuvre figurera dans notre prochaine vente des grands maîtres classiques qui se tiendra le 14 avril 2016 à New York», confirme Sara Fox, vice-présidente en charge des relations publiques chez Christie’s.
Et l’histoire de la Madone à l’enfant pourrait connaître un nouveau rebondissement. L’enquête a fait ressurgir une étude de l’historien d’art britannique Alastair Smart, qui n’attribue pas le tableau au cercle de Cimabue, comme l’estimait Sotheby’s, mais à Duccio di Buoninsegna, considéré comme le plus grand peintre siennois de son temps. Cette attribution serait exceptionnelle. La dernière vente connue d’un Duccio avait été emportée en 2004 par le Metropolitan Museum of Art, qui avait déboursé 45 millions de dollars pour l’acquérir. L’avocat new-yorkais des héritiers de la Madone, Douglas Kellner, se frotte déjà les mains: «Des expertises sont en cours et nous pourrions avoir une grande nouvelle à annoncer avant la vente», se réjouit-il.