Eclairage. Spécialiste des questions monétaires, le professeur d’économie à l’Université de Berne, Ernst Baltensperger, conte dans son dernier ouvrage l’aventure toujours plus glorieuse du franc suisse. Retour sur l’histoire bizarrement mal connue de cette monnaie dont le sort est plus que jamais lié à celui des pays voisins.
Pendant longtemps, le franc suisse n’intéressait personne. Et soudain, en 1916, tout a changé. L’Allemagne et la France lui ont trouvé d’immenses mérites. Saignés par trois ans de combats féroces, engagés dans une lutte à mort dans les tranchées de Verdun, les deux ennemis de la Première Guerre mondiale se sont tournés vers l’une des rares monnaies qui pouvaient encore librement s’échanger contre de l’or afin de régler leurs achats de matières premières indispensables à la poursuite des hostilités.
Le Conseil fédéral n’appréciait guère ce soudain intérêt des belligérants pour le franc suisse. Il craignait qu’en écoulant sa monnaie à l’un des deux camps, l’autre en prenne ombrage et décrète des mesures de rétorsion. Et il s’alarmait de l’inflation record (jusqu’à 25% à la fin de la guerre!) que généraient les importations massives d’or payées par les pays voisins en contrepartie des francs suisses. Les entreprises et les banques avaient compris les avantages à disposer d’une monnaie forte de par le fait qu’elle était désirée à l’étranger, même si le prix pour l’économie intérieure pouvait être élevé.
La Première Guerre mondiale a ainsi marqué le décollage de la monnaie helvétique vers un succès qui ne s’est pas démenti depuis lors. Il a fallu la plume experte d’Ernst Baltensperger pour conter cette histoire bizarrement mal connue. Spécialiste des questions monétaires, le professeur d’économie à l’Université de Berne fait partager dans un livre* simple et accessible l’aventure toujours plus glorieuse d’une monnaie dont il est l’un des intimes.
Aujourd’hui, le franc est l’une des dix monnaies les plus recherchées au monde aux côtés du dollar américain, de l’euro, de la livre sterling, du yen ou encore du dollar canadien. Valeur refuge depuis des décennies, son rôle de bunker monétaire se confirme crise après crise, le dernier avatar étant l’actuel franc fort, dont la survalorisation résulte de la méfiance que suscite l’euro affaibli par la stagnation économique européenne et la crise grecque.
Annexé au franc français
Les créateurs du franc, en 1850, n’en croiraient certainement pas leurs yeux. Du reste, il s’en est même fallu de peu qu’ils le baptisent le florin. La nouvelle monnaie n’a finalement dû son nom qu’à la volonté d’une petite majorité politique helvétique d’accrocher la nouvelle monnaie à la devise dominante du moment, le franc français.
Au milieu du XIXe siècle, la Suisse est alors essentiellement agricole. L’industrie se développe certes, surtout dans les textiles et les machines, tandis que les premières lignes de chemin de fer font leur apparition. Il existe bien sûr une activité bancaire fort prospère, mais elle demeure très limitée. Héritage de l’Ancien Régime, le pays emploie de multiples monnaies cantonales comme le denier genevois, les batz fribourgeois et vaudois ou encore les écus et doublons bernois.
Chaque banque imprime ses billets
La Confédération délègue la frappe à l’étranger et tolère la libre circulation de pièces d’argent françaises et italiennes dans le cadre de l’Union monétaire latine, instaurée en 1865. Quant à l’émission des billets de banque, encore embryonnaire, elle est confiée aux banques commerciales qui se livrent, sur ce terrain, une concurrence impitoyable.
Ce système perdure plus d’un demi-siècle. Mais il ne sait pas répondre à un problème de plus en plus brûlant dès la fin des années 1880, l’affaiblissement chronique du franc suisse. Du coup, il devient tentant d’acheter des pièces d’or ou d’argent en Suisse pour les revendre à l’étranger, où leur prix était plus élevé. Les banques proches de la frontière se vident progressivement de leurs réserves.
La forte inflation de 1918
L’émission de monnaie est alors retirée aux banques commerciales en 1907 pour être attribuée à la Banque nationale (BNS) nouvellement créée. Mais elle aborde la Première Guerre mondiale en étant dénuée d’expérience en matière de politique monétaire et accumule les erreurs. Résultat, une inflation terrible, surtout en 1918, qui conduit à des troubles sociaux et à la grève générale.
Simultanément, le franc acquiert son statut de monnaie refuge, qu’il conforte pendant les années 1920. Entre-temps, le franc français et la lire italienne déclinent, précipitant la fin de l’Union monétaire latine. Le mark allemand s’effondre totalement lors de l’hyperinflation de 1923, ruinant la classe moyenne. C’est à cette époque que la Suisse prend le profil de pays cher.
Signe de ce nouveau statut, en 1928, pour la première fois, placer son argent en francs suisses rapporte moins d’intérêts que dans une autre monnaie. Les épargnants sont prêts à sacrifier une partie du rendement de leurs dépôts s’ils peuvent détenir des avoirs en francs suisses. Cette différence, baptisée le «bonus d’intérêt», a longtemps été un avantage pour l’économie helvétique, car elle lui permet de s’endetter à moindre coût qu’à l’étranger. Aujourd’hui, c’est au nom de ce bonus que la BNS a décrété les taux négatifs qui érodent les avoirs des épargnants et des caisses de retraite.
Cramponné à l’or
L’attractivité du franc ne souffre pas de la crise des années 1930. La BNS s’obstine à maintenir l’étalon-or en dépit des dévaluations toujours plus nombreuses à l’étranger, ce qui a pour effet d’élever le cours du franc et de renchérir les exportations. Aussi la crise s’approfondit-elle au point que le chômage touche 20,9% de la population active en 1936 (124 000 personnes). Finalement, Berne décide, en septembre de cette année, de dévaluer le franc de 30% par rapport à l’or. La décision exerce un choc psychologique violent mais relance l’activité économique et permet une baisse du chômage.
C’est donc une devise recherchée, appuyée sur une économie qui s’est largement redressée, qui traverse la Seconde Guerre mondiale. L’Allemagne nazie s’en sert pour ses achats de matières premières hors des zones qu’elle contrôle. En contrepartie, elle vend à la BNS de l’or volé, notamment dans les camps de concentration. Immense faiblesse.
Recroquevillée dans son réduit national, isolée, la Suisse refuse d’adhérer au système de Bretton Woods lors de son instauration en 1944, qui établit un système de taux de change fixes autour du dollar. Mais elle s’y conforme de facto. Le franc, plus robuste que jamais grâce à l’essor économique du pays et les vastes stocks d’or de la BNS, est l’une des monnaies les plus solides des trente glorieuses, ces trois décennies de reconstruction d’après-guerre. C’est le début des années dorées de la banque suisse, dopées, de plus, par l’extrême opacité que permet alors le secret bancaire.
La révolution de 1973
Le système de Bretton Woods explose, entre 1971 et 1973. Le franc est projeté dans l’univers des changes flottants, toujours en force. A l’époque, c’est un saut dans l’inconnu. «Il n’est pas facile de se représenter le poids d’une telle décision. Elle fut très difficile à prendre, principalement en raison du caractère inéluctable qu’elle revêtait», précise Ernst Baltensperger.
La prospérité de la Suisse fait bondir la valeur de la monnaie face aux autres devises. Cette situation réjouit les banques commerciales, qui voient affluer les capitaux en quête de placements sûrs. Mais elle met sur les nerfs l’industrie d’exportation, qui subit un plongeon de ses ventes, et rend les syndicats impuissants face à la hausse du chômage.
Pour garder la maîtrise de la situation, la BNS imagine un système de contrôle étroit de la masse monétaire sur un modèle retenu également par la Bundesbank allemande. Un modèle qui échoue à cause des chocs pétroliers et de leurs conséquences. L’institut annonce alors, en 1978, un cours plancher par rapport au mark allemand.
Décennie perdue
Autre échec à la fin des années 1980: la BNS évalue mal l’impact de ses injections de liquidités destinées à atténuer les effets du krach boursier de 1987 et déclenche une surchauffe dans le bâtiment. Pour la combattre, elle relève ses taux d’intérêt dès 1989, ce qui crève la bulle immobilière mais plonge la Suisse dans la récession. Elle tarde, en 1994-1995, à les abaisser, ce qui diffère la reprise. Les années 1990 sont une décennie perdue pour l’économie nationale.
Néanmoins, le franc ne se fond pas dans l’euro alors en gestation. Une tentative de joindre le Serpent monétaire européen au milieu des années 1970 reste sans lendemain après l’opposition de la France. Le rejet de l’adhésion à l’Espace économique européen en 1992 éloigne encore un peu le pays d’une adhésion à l’UE, et donc à la monnaie unique.
Le cours plancher et sa fin brutale
Même si elle conserve l’autonomie de sa politique monétaire, la BNS doit prendre une série de décisions extraordinaires pour empêcher l’effondrement du système financier à l’automne 2008 puis pour répondre à la crise de l’euro dès 2010. Elle abaisse ses taux d’intérêt à zéro et ouvre les vannes à liquidités. Le franc, qui retrouve son rôle de monnaie refuge, bondit, contraignant la banque centrale à instaurer un cours de change minimal vis-à-vis de l’euro à l’automne 2011. Lequel finit par craquer en janvier 2015.
«Y avait-il une manière moins brutale d’abolir le cours plancher, par exemple en l’abaissant progressivement ou en le définissant par rapport à un panier de monnaies?» interroge Ernst Baltensperger, pour qui «il est manifeste que d’autres options éventuelles auraient, elles aussi, présenté des défauts».
En plus d’un siècle et demi d’histoire, le franc est passé d’une devise qui n’inspirait pas confiance à l’une des monnaies les plus recherchées du monde. Mais ce statut, aussi enviable soit-il, ne met pas l’économie du pays à l’abri des tempêtes mondiales. Au contraire. Plus que jamais, le sort du franc est lié à la santé des pays voisins et à celle du reste de la planète.
* «Le franc suisse – L’histoire d’un succès». D’Ernst Baltensperger. Presses polytechniques et universitaires romandes.