Enquête. Le plan localisé de quartier de l’Etang, l’un des plus grands projets de développement urbain privé de Suisse, a été adopté à une vitesse inédite. Par la volonté du conseiller d’Etat vert Antonio Hodgers, bien décidé à ce que ce succès lui soit crédité, et celle du milliardaire investisseur Claude Berda. La caserne des Vernets pourrait subir le même traitement de choc.
Laure Lugon Zugravu
Comme à l’accoutumée, il arrive à vélo. Mais c’est à la vitesse du son qu’il compte désormais se déplacer. Le jeune et fringant conseiller d’Etat genevois vert Antonio Hodgers, 39 ans, en charge du Département de l’aménagement, du logement et de l’énergie (DALE), veut faire du quartier de l’Etang à Vernier un succès politique. S’il y parvient, il sera celui qui aura tordu le cou aux mauvaises habitudes genevoises, celui qui aura offert un cinglant démenti à tous les promoteurs grincheux et cossards. C’est du moins comme cela qu’il voit les choses.
Le quartier de l’Etang, c’est une ville dans la ville. L’un des plus grands projets de développement urbain privé de Suisse, 11 hectares sur une ancienne zone industrielle, entre Meyrin, l’autoroute et la voie de chemin de fer.
Si, pour le moment, on n’y voit que d’anciens terrains industriels et des vendeurs de voitures par-devant les citernes des pétroliers, l’Etang futur comprendra 1000 logements, 2500 places de travail, des commerces, des parcs publics, des infrastructures – école, crèches, maison de quartier, ludothèque, centre de loisirs, hôtel, appart’hôtel, clinique de jour.
Depuis mercredi 28 octobre, le futur s’est rapproché. Car le Conseil d’Etat a adopté le plan localisé de quartier (PLQ) de l’Etang, huit mois seulement après le début de cette procédure, contre deux ans habituellement, et moins d’un an après la modification de zone adoptée par le Grand Conseil en décembre 2014. Deux étapes administratives menées à une vitesse qu’Antonio Hodgers compte bien maintenir pour la troisième et dernière étape. Il s’est en effet promis de ne pas laisser moisir les autorisations de construire, qu’il promet pour le mois de mars prochain.
Pour faire simple: si le ministre parvient à imprimer son tempo jusqu’à la fin, l’affaire pourrait être pliée en quatorze mois, au lieu des quarante-deux habituels. Une statistique qui ne tient compte que des projets immobiliers qui voient le jour, étant entendu que la moitié d’entre eux finissent fanés dans des fonds de tiroirs, malgré des PLQ entrés en force.
Un rôle d’aménageur
Comment expliquer une pareille foulée dans un canton réputé pour sa somnolence devant tout projet d’envergure? «Philosophiquement, j’ai souhaité que l’Etat passe d’un rôle de planificateur à un rôle d’aménageur», répond le ministre.
Voici comment, sur le plan opérationnel: «Au lieu de traiter la modification de zone, le PLQ et l’autorisation de construire de manière séquentielle et séparée, nous l’avons fait de façon compacte et simultanée. C’est une révolution culturelle, car on obtient ainsi une vision d’ensemble du projet.» En clair, on maîtrise la chaîne de production. On traite le PLQ tout en gardant l’objectif ultime dans le viseur, l’autorisation de construire, «alors que trop souvent, aujourd’hui, après l’adoption du PLQ, on remet tout en chantier».
Pour ce faire, Antonio Hodgers a nommé un pilote pour conduire les opérations. En la personne de Saskia Dufresne, directrice générale de l’Office des autorisations de construire: «Mon rôle est d’arbitrer et de trancher, au jour le jour. Cela permet d’évacuer les questions bloquantes en amont qui, selon la pratique jusqu’ici, étaient poussées sous le tapis pour réapparaître à la dernière minute, avec pour effet de tout flanquer par terre.» Arbitrer entre les différentes politiques publiques, réfléchir à la mobilité, à l’environnement, aux autorisations liées, faire une pesée des intérêts, c’est la mission de cette cheffe d’orchestre.
Mais alors, pourquoi n’a-t-on pas tenté de jouer la symphonie plus tôt? Parce que le quartier de l’Etang jouit de deux énormes avantages dont peu de projets peuvent se prévaloir.
D’abord, l’assentiment de la commune. Vernier, qui a donné en juin dernier un préavis favorable unanime au PLQ, est conquise. Son maire, Thierry Apothéloz (PS), confirme: «Nous avons coconstruit le PLQ grâce à une task force réunissant promoteur, canton et commune, ainsi que des associations d’habitants.» La commune ne s’est pas privée de mettre la pression sur le promoteur pour obtenir davantage de garanties en termes de mobilité, d’aménagement des places publiques, d’accès aux espaces verts. «Car les équipements urbains endetteront Vernier de 100 à 110 millions de francs», note Thierry Apothéloz.
Deuxième avantage de l’Etang: la maîtrise complète du foncier avant même le déclassement de zone. En effet, l’Etang est en mains d’un seul propriétaire. Il s’agit du milliardaire Claude Berda, dont la fortune est évaluée par le magazine Bilan entre 1 et 1,5 milliard de francs, l’un des plus gros investisseurs privés de Suisse dans l’immobilier et roi de l’audiovisuel en France (il est le patron d’AB Groupe, qui détient une vingtaine de chaînes télé en France et en Belgique). Claude Berda a mis sur pied un opérateur urbain, PCM Opérateur Urbain, qui fonctionne comme interlocuteur unique.
Et le conseiller d’Etat de gauche de saluer l’investisseur: «En face de nous se dresse un vrai entrepreneur, qui a investi des millions de francs pour voir si ce projet avait de l’avenir. Il a pris un risque en achetant les parcelles avant d’avoir des certitudes.» Amabilité pour amabilité: «J’ai énormément d’estime pour Antonio Hodgers, que j’ai rencontré de nombreuses fois, note Claude Berda. J’ai du plaisir à voir au gouvernement cette volonté de construire à Genève.»
Pas de cadeaux
«Antonio Hodgers ne nous a pas fait de cadeaux, mais il a saisi une chance et nous avons été ambitieux ensemble, renchérit Anne-Marie Loeillet, directrice de PCM Opérateur Urbain. De notre côté, nous restons à l’écoute des habitants comme des fonctionnaires, et tenons les délais. Notre rôle n’est pas de construire mais de réunir autour d’une table toutes les entités.» Et Antonio Hodgers de tacler les promoteurs moins audacieux: «Ceux qui se plaignent des lenteurs étatiques sont souvent ceux qui attendent qu’un PLQ sans visage soit approuvé, déléguant à l’Etat le soin de dessiner un paysage à leur projet. C’est un peu comme vouloir être sûr de gagner avant d’acheter son ticket de loto.»
Une analyse qui fait bondir Christophe Aumeunier, secrétaire général de la Chambre immobilière genevoise: «L’Etang est la démonstration que moins il y a d’Etat, plus vite cela se passe. Antonio Hodgers se targue d’avoir travaillé vite, alors que c’est le privé qui a tout fait. Son action n’a pas été déterminante, tout au plus peut-on dire qu’il n’a pas mis de bâtons dans les roues.»
Des considérations que le ministre balaie: «Ce n’est pas un problème public-privé. Ce qui compte, c’est la maîtrise du foncier par des acteurs qui souhaitent construire, qu’il soit en mains privées ou en mains publiques.» Qu’en pense Stéphane Barbier-Mueller, vice-président de l’Association des promoteurs constructeurs genevois (APCG) et administrateur de la régie Pilet & Renaud? «L’Etat n’a fait que son devoir. Mais comme cela fait quarante ans qu’il répond lentement, félicitons-le de répondre vite! Je note tout de même une amélioration dans les procédures depuis deux ou trois ans.»
On dirait bien que le ministre cycliste s’est pris au jeu de la vitesse. Un autre mégaprojet devrait subir le même traitement de choc que le quartier de l’Etang: la caserne des Vernets, qui pourrait céder la place à 1500 logements. Elle fait partie du mégaprojet Praille Acacias Vernets (PAV), la plus grande zone industrielle et artisanale genevoise promise à un développement urbain. Si le PAV est encore loin d’aboutir, la caserne, elle, pourrait se transformer rapidement. Pour autant que les citoyens, appelés aux urnes le 28 février prochain, acceptent la délocalisation de l’armée. «Si le peuple refuse, on perd dix ans. Mais j’ai décidé de travailler comme si le vote était acquis, de manière à pouvoir avancer en cas d’acceptation», précise Antonio Hodgers. D’ores et déjà, il a obtenu l’accord des investisseurs, mis en place une cellule pour la gestion du projet et fixé des plannings serrés.
A vélo comme au bureau, le ministre est en jambes. Reste à voir s’il parviendra à réveiller durablement Genève l’engourdie. Laquelle n’a pas toujours à son chevet trois fées improbables, un ministre vert, une commune de gauche et un milliardaire épatant.
Le quartier de l’étang en chiffres
- Investissement Près d’un milliard et demi de francs
- Surface 11 hectares
- Logements 1000
- Places de travail 2500
- Logements subventionnés 30% Loyer libre ou à la vente 70%
Les logements seront au centre du quartier, répartis dans trois îlots. Le long de l’autoroute, on trouvera des bureaux, un hôtel et divers équipements. Il y aura un espace vert autour de l’étang actuel. L’écoulement des eaux est conçu selon les critères du développement durable.