Enquête. En ce mois de novembre, action caritative Movember oblige, les moustaches se mettent à fleurir sur les visages masculins. Au fait, pourquoi les femmes trouvent-elles cet attribut masculin si moche?
Ça y est. On est hélas arrivés en novembre, pire mois de l’année. Non seulement brouillard et grisaille font un come-back remarqué, mais certains hommes ont décidé de rendre ces trente jours encore plus insupportables. La faute au mouvement Movember, une association caritative qui, chaque année en novembre, appelle les mâles du monde entier à se laisser pousser la moustache pour sensibiliser l’opinion publique et récolter des fonds pour la recherche contre les maladies masculines comme le cancer de la prostate ou celui des testicules. Fondé en 2003 en Australie, le mouvement est aujourd’hui international. On ne remercie pas Travis Garone et Luke Slattery, les deux inconscients qui ont lancé cette idée saugrenue: remettre la moustache à la mode autour d’une bière, un soir d’ennui.
Dans l’euphorie, ces malheureux ont oublié un détail: si la moustache était totalement passée de mode, c’est pour une bonne raison: c’est moche. Qui le dit? L’autre moitié de l’humanité, ou presque, pardi! Que ceux qui en doutent procèdent à un petit sondage autour d’eux. La soussignée a passé les derniers jours du mois d’octobre à poser la question au beau sexe. Le verdict est sans appel: «Ça vieillit», «Ce n’est pas hygiénique», «Ça cache quelque chose», «Ça fait musulman». Christine, Vaudoise et mère de deux fillettes, est encore plus catégorique: «C’est moche et super-crade. On imagine tout ce qu’il y a là-dedans. Et, en plus, ça fait tellement flic.» On lui laisse la responsabilité de ses propos. Une seule femme interrogée prend le parti des moustachus, il s’agit d’Anthea Ting, Zurichoise de 26 ans et… porte-parole de Movember Suisse.
Enquête impartiale oblige, donnons-lui la parole. «Les hommes qui portent des moustaches me plaisent. Elles dessinent des traits marquants sur le visage.» Certes, mais ces attributs à la Chaplin, à la Clark Gable, voire à la Einstein, c’est ringard et donc moche, non? «Non, à Zurich, il y a un trend.» On aimerait bien croire cette charmante Alémanique, mais on la soupçonne de ne pas être totalement impartiale.
Qui a raison? A ce stade, mieux vaut faire appel à des professionnels pour trouver une réponse à cette épineuse question. Barbier chez The Barbershop à Genève, Kris, 29 ans, voit passer quinze à vingt moustaches par jour, qu’il soigne aux ciseaux, à la tondeuse et à la lame. La plupart de leurs propriétaires se rendent toutes les deux semaines au salon. La seule forme qu’il refuse de faire est la moustache à la Hitler: «Elle est horrible, elle ne ressemble à rien.» Et les autres formes, il trouve ça beau? «Beau ou pas beau, je fais mon travail, et tout le monde est content.» Diplomate, le jeune homme concède tout de même que la moustache donne un «petit côté mature». On y est! La moustache vieillirait donc bien son homme.
C’est ce que confirme Barrigue, populaire caricaturiste et indécrottable moustachu. Comment peut-il en être si sûr, lui qui affirme porter ses bacchantes depuis toujours? «J’ai rasé ma moustache une fois dans ma vie, lors de la montée du Lausanne Hockey Club en ligue A, en 2001. C’était un pari.» Qui a provoqué un drame domestique. En effet, lorsque le Vaudois d’adoption est rentré à la maison et que ses deux filles l’ont vu, elles ont pleuré. «Les moustaches, c’est mon identité, elles avaient perdu leur papa. Mon épouse, elle, était furieuse, mais pour une autre raison: je paraissais plus jeune et donc plus séduisant. Elle avait peur de la concurrence. Il faut dire que je me plaisais pas mal sans ma moustache… Mais comme j’aime ma femme et mes enfants, je l’ai vite laissé repousser. Ce qui est très important, c’est que l’on puisse voir la lèvre supérieure. Je déteste les moustaches ramasse-miettes ou serpillière à la Bernard Rappaz, qui débordent de partout.»
Des objets esthétiques
Faisons un premier bilan: la moustache, décoration à l’esthétique discutable, est addictive. Et, au dire de ceux qui s’en sont séparés, le sevrage est rude. C’est le cas de l’architecte Roland Frieden qui a porté cet attribut masculin plus de trente-cinq ans, «dès qu’il a eu du poil, pour ne pas avoir l’air trop jeune. On était dans les années 70-80, et ça plaisait. Je recevais beaucoup de compliments. Tous les hétérosexuels nous copiaient.» Mais, un beau jour, voici dix ans, il a commis l’irréparable. «J’ai voulu la tailler pour la rendre moins large. J’avais bu un verre de trop et, tout à coup, je me suis retrouvé avec une moustache à la Hitler. J’ai tout rasé.» D’une minute à l’autre, le Biennois a eu la sensation de se retrouver «avec une distance d’un mètre trente» entre les lèvres et le nez. «Ce n’était plus meublé. J’avais l’impression d’avoir l’air con. Je l’ai fait repousser, car c’était une partie de moi, puis je l’ai recoupée.» Parce que c’était moche, non? «Si moche est synonyme de dur, alors OK, c’était moche. Il faut du temps pour qu’une moustache soit épaisse et jolie.» Aujourd’hui, c’est son ami qui porte des bacchantes et Roland Frieden trouve ça «beau». Euh, pourquoi? «Mais pourquoi je trouve les montagnes belles? Pourquoi j’aime la crème au caramel?» On remercie cet Alémanique pour sa démonstration éclairante.
Il est temps d’aller chercher des réponses au-delà des frontières helvétiques. Professeur de sociologie, spécialiste de la mode, le Français Frédéric Monneyron commence par confirmer ce que pense la moitié de l’humanité: «Je trouve ça parfaitement laid. Mais si on remonte le temps, vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle, elle était la règle et très à la mode. C’était une époque où les hommes n’étaient pas des objets esthétiques. Par la suite, après Mai 68, il y a eu un alignement de ces derniers sur la femme. Cela explique pourquoi la moustache a disparu. Un homme beau a forcément quelque chose de féminin.» Donc, pas de poils au-dessus de la lèvre supérieure. Et de poursuivre en expliquant que la moustache est bel et bien un symbole de virilité. «En Orient, la moustache est très portée.»
Un signe très machiste
Enfin une piste qui tient la route. Poursuivons-la avec un compatriote du sociologue, l’avocat et écrivain Emmanuel Pierrat, coauteur de l’ouvrage Barbes et moustaches 1, paru en octobre. Il va plus loin: «Dans nos sociétés occidentales, la moustache sans la barbe est un signe très machiste et inconsciemment la négation des droits de la femme. Je pense aux sociétés de l’Afrique du Nord, du Proche et du Moyen-Orient et de l’Inde.» Et d’en rajouter une couche en évoquant les plus grands tortionnaires de l’histoire, des moustachus: Hitler, Staline, Pinochet, Saddam Hussein, Bachar el-Assad. «D’où la difficulté de Movember pour les garçons hétérosexuels. Au pire, ils peuvent porter la moustache à la Dalí, mais elle est très difficile à faire.»
C’est bien sur cette difficulté que se base Movember, comme le confirme Matteï Batruch, étudiant en sixième année de médecine, qui organise la campagne depuis cinq ans parmi ses pairs. «Décalée, la moustache qui pousse suscite les discussions.» Et donc les dons pour l’effort consenti. Se laisser pousser la moustache est un acte courageux selon lui: «On ne sait jamais à quoi on ressemblera.» Sera-t-elle touffue ou non, cela dépend de la génétique et des hormones mâles, la fameuse testostérone. On ose une ultime question: et cette dernière a-t-elle un rapport avec la libido? «Oui, c’est un des facteurs qui la déterminent.» Sacrée moustache. Merci Movember!
1 «Barbes et moustaches», Ed. Hoëbeke, Jean Feixas et Emmanuel Pierrat, 166 pages