Portrait. A l’occasion des 40 ans de la mort tragique et mystérieuse de l’écrivain et cinéaste, un journaliste italien a retrouvé des amis d’enfance du défunt et resitue son rôle de témoin dans l’Italie de l’après-guerre.
Federico Geremei
Pier Paolo Pasolini est né à Bologne et repose aujourd’hui dans une bourgade de quelques milliers d’habitants du Frioul, dans le nord-est de l’Italie. Mais c’est à Rome que se dessine sa trajectoire intellectuelle. Et plus particulièrement dans deux quartiers de la cité: la base pour hydravions d’Ostie et la colline de Monteverde. C’est sur l’esplanade du premier, à deux pas de la mer et de l’aéroport de Fiumicino, que le cadavre mutilé de Pasolini a été retrouvé il y a exactement quarante ans, à l’aube du 2 novembre 1975. Il avait 53 ans. Et c’est parmi les terrains vagues, les immeubles et les chantiers du second, dans un quartier naguère populaire et surtout aujourd’hui populeux, qu’il avait entamé son parcours un quart de siècle plus tôt, à son arrivée à Rome en 1950.
Sa mère, l’amour de sa vie
Son frère Guido était mort depuis cinq ans, tué en même temps que seize autres partisans par un groupe rival, dans ce qui a été appelé le massacre de Porzûs, un des épisodes les plus discutés de la résistance italienne. Son père était une figure à la fois absente et encombrante pour le jeune Pier Paolo, âgé d’une vingtaine d’années, perdu dans ses rêves et ses blessures. Restait sa mère, avec qui il a partagé les peines et les privations des premiers temps à Rome, puis beaucoup de ce qui s’est produit plus tard. «Tu es la seule au monde à savoir ce qu’il en a toujours / été de mon cœur, avant tout autre amour. / C’est pourquoi je dois te dire ce qu’il est horrible de connaître: / c’est dans ta grâce que je vois naître mon angoisse. / Tu es irremplaçable. C’est pourquoi est condamnée / à la solitude la vie que tu m’as donnée. / Et je ne veux pas être seul. J’ai une faim démesurée / d’amour, de l’amour des corps sans âme demeurés. / Car l’âme est en toi, c’est toi, tu es simplement / ma mère et ton amour est mon asservissement.»
C’est un poème de 1964, l’année du film L’Evangile selon saint Matthieu. Dans cette œuvre, Lion d’argent à Venise, il confie à sa génitrice le rôle de la mère de Jésus et, peu après, il l’embauche de nouveau pour incarner celui de la paysanne dans Théorème. Son Christ parmi les Sassi de Matera, en Basilicate, valut au cinéaste l’accusation d’outrage à la religion. Les premiers ennuis de Pasolini avec la censure remontent cependant à 1955, lorsqu’il a dû se défendre contre les accusations d’obscénité et de pornographie devant un tribunal milanais pour son livre Ragazzi di vita (ndlr: traduit en français sous le titre Les ragazzi), une vaste fresque sur les adolescents du sous-prolétariat romain. Il fut cependant acquitté et retourna dans son quartier de Monteverde: là où il vivait, là où prend naissance son roman. Retour sur les lieux dans ces années-là.
Souvenirs de Ragazzi
Franco a aujourd’hui 70 ans et se rappelle qu’en ce temps-là «on vivait d’expédients. Nous étions des gamins qui se comportaient comme des adultes, vifs et vantards comme tous les jeunes. Peut-être avec un brin de rosserie en plus, mais pas au détriment de la loyauté. Notre monde était fait de portails à enjamber, de cachettes à découvrir ou à inventer, de plongeons sous les piliers des ponts.» Une vision romantique, quasi épique, de far west en miniature, en un clair-obscur néoréaliste. Atténuée par les innombrables parties de foot. «Pasolini parlait peu mais écoutait avec la plus grande attention. Et il lisait, il lisait tout le temps. Bon, il n’était pas un de ces premiers de classe comme tous ceux que, plus tard, nous allions qualifier d’intellectuels. Il jouait bien, c’était un superbe athlète.» Il transpire, lit et écrit. Il admoneste et enseigne, concis mais cordial, se rappellent ses camarades d’alors.
A l’instar de Silvio, dit «Pecetto», un des ragazzi di vita. Aujourd’hui, il peint. Son atelier est l’épicentre des endroits de naguère: certains existent encore, d’autres dans la mémoire seulement. «Il était très généreux, il l’a toujours été, jusqu’au dernier jour.» Gardien des souvenirs au-delà de la rhétorique, il ne croit pas à la théorie sur la mort de Pasolini, mise en cause par le plus grand nombre et rarement admise. Il recueille des éléments, cherche des indices: «Plus j’en trouve, plus je suis convaincu qu’il s’est agi d’un homicide d’Etat. Je ne suis pas le seul à savoir les choses, mais je suis peut-être le seul à vouloir les mettre au jour.»
Son sourire est amer, mais pas résigné, lorsqu’on le traite d’adepte de la théorie du complot. Il a l’air sincère, son ton est convaincant: «Pasolini a raconté tant de morceaux de Rome, tant de ces mondes transversaux. Mais le centre de son monde romain était ici. Il n’y avait pas que nous, les ragazzi di vita. C’est ici qu’il a écrit Les cendres de Gramsci et qu’il a imaginé Une vie violente.» D’autres quartiers de Rome rivalisent pour s’approprier leur part de «pasolinité». A Monteverde, ce n’est pas nécessaire.
Rencontre avec les Bertolucci
La famille Pasolini déménage, toujours dans le même quartier. Parmi les voisins de leur nouvel immeuble, une sonnette porte le nom de Bertolucci. Avec Attilio, le père, il noue une amitié nourrie d’estime, puis de reconnaissance pour avoir été présenté à l’éditeur Garzanti. Et Pasolini n’est pas un ingrat: quand il tourne Accatone, il prend comme assistant le jeune Bernardo Bertolucci, un garçon visiblement talentueux mais pas encore sorti de sa coquille. Bertolucci junior se souvient: «Pier Paolo venait me réveiller tous les matins à 7 heures et demie et, durant le long trajet en voiture de Monteverde au lieu de tournage, il me racontait ses rêves de la nuit. Souvent ses visions se sont révélées utiles pour le travail.»
Pourtant, quand il l’avait vu pour la première fois, c’est la perplexité et l’appréhension qui dominaient. «C’était dimanche, on sonnait à la porte et je me suis trouvé face à un homme aux cheveux noirs et au costume bleu. Il était élégant come un ouvrier endimanché invité à un mariage. Il demanda à parler à mon père, je suis allé l’appeler et j’ai laissé Pier Paolo sur le pas-de-porte. Au premier abord, il ne m’a pas paru très différent d’un personnage de ses films.»
Les quartiers populaires traversés par les voies consulaires de second ordre (la Casilina, la Prenestina) ou étendus en direction de la mer Tyrrhénienne (Ostiense et Portuense) ont un peu gardé l’allure des chromos de cette époque-là. On se baignait dans le Tibre, on cultivait ses légumes sur les rives. Mais rien n’était innocent et ça ne l’est toujours pas: les constructions illégales et les abus de toutes sortes étaient déjà légion. De nos jours, les hipsters et les dealeurs en animent à la fois la nouvelle identité et la nouvelle dégradation.
Pasolini observe cette Rome à la manière d’un anthropologue, avec plus d’intuition que de méthode. La première est si forte – appuyée par un étrange mélange d’intérêt pour les dialectes et une esthétique de type Caravage – que la seconde est reléguée à l’arrière-plan. Il y manque l’ironie, mais pas l’exaspération ni le sarcasme. Le noir sur blanc de l’écrit fonctionne tout de suite bien, les gradations de noir et de blanc sur la pellicule arrivent juste après, subissant le destin changeant de l’expérimentation. Le Pasolini qui tient la plume n’est pas celui qui tient la caméra. C’est une sorte de dédoublement à propos duquel Italo Calvino écrivait: «Quand il s’est mis à faire des films, il me semble que l’intérêt que je lui portais a diminué, son cinéma ne m’a pas intéressé: il m’a paru tout le contraire de ce qu’il est en tant qu’écrivain. Ecrivain, il a de la précision, il est un travailleur minutieux. Je trouve que dans le cinéma il manie des images très générales.»
Ses débuts littéraires en prose – rares sont ceux qui s’en souviennent – datent du Rêve d’une chose. Il parle de trois jeunes ouvriers agricoles avec peu d’argent en poche et des espoirs mitigés. L’un émigre en Suisse, les autres tentent leur chance dans la Yougoslavie de Tito. Ils rentrent vite fait à la maison, secoués par la méfiance qu’ils suscitent à l’étranger et leur incapacité à s’intégrer. Mais ce livre ne paraît que des années plus tard, c’est presque un numéro zéro, test de thématiques, de contextes et de personnages.
Le temps de la confrontation
Entre les années 50 et la fin des années 60, la bulle immobilière se dégonfle et la «crèche laïque» qui a formé et déformé Rome va se cristalliser. Les palazzinari (ndlr: constructeurs-promoteurs) bénéficient aujourd’hui encore de la rente du massacre urbanistique qu’ils ont créé, les fauchés ont déjà dilué leurs pauvres économies, souvent acquises en travaillant pour les premiers nommés. On passe des murs de béton aux barricades de la lutte des classes. Et Pasolini se fait plus cinglant, ses exigences face au conformisme bourgeois et à l’homologation des us et coutumes se radicalisent.
En mars 1968, une manif devant la Faculté d’architecture de Rome – d’abord occupée par les étudiants et les enseignants, puis évacuée et occupée par les forces de l’ordre – se conclut par de violents affrontements. Alors Pasolini adresse aux jeunes du Parti communiste une invective historique: «Vous avez des tronches de fils à papa. Vous êtes bien de la même race. Vous avez le même œil méchant. Vous êtes timorés, déconcertés, désespérés – c’est bien – mais vous savez aussi être arrogants, voleurs et sûrs de vous: vous avez des prérogatives de petits-bourgeois, des amis. Hier, quand vous avez affronté la police à Valle Giulia, de mon côté j’ai sympathisé avec les policiers! Parce que les policiers sont fils de pauvres. Ils viennent des banlieues urbaines ou paysannes.»
Deux ans plus tard, le divorce est autorisé en Italie, puis remis en cause quatre ans après par un référendum exigeant son abrogation. Pasolini en surprend plus d’un en se rangeant du côté des conservateurs. Les critiques pleuvent, lui reprochant dans le meilleur des cas un irrationalisme naïf et, plus souvent, son incapacité à lire les mutations sociétales. Il répond à tout, et en remet une couche en exposant la raison de son refus de l’avortement. Péremptoires, mais provocantes en partie seulement, ses prises de position se font tranchantes et flibustières. Sans doute l’Italie n’est-elle pas encore prête à parler de politique avec un poète, d’enseignement avec un cinéaste, de littérature avec un enseignant, de liberté avec un homme libre (mais malcommode).
Jordi Balló, un écrivain catalan, a été le curateur de l’exposition Pasolini Roma qui l’a fait connaître à Paris, à Berlin et à Barcelone. Ainsi qu’à Rome, bien sûr. «Il devient immédiatement Romain, souligne-t-il. Sa défense des langues minoritaires le rapproche des gens à partir du dialecte de la petite bourgeoisie. Il avait de l’intuition mais pas de tactique et c’est ainsi que sa pensée radicale sur l’esthétique, la politique et la morale nous a laissé un legs horizontal. Un héritage qui n’entendait pas s’imposer mais qui, par sa fertilité et son avant-gardisme, reste d’actualité aujourd’hui encore.»
Rome empile les vestiges de vingt-sept siècles, des constellations de plaques commémoratives et de souvenirs rendant hommage à des personnages mineurs à oublier: on trouve toujours de la place pour des ex-voto, des panneaux publicitaires et des néons. Mais il semble que pour Pasolini ce soit resté difficile: quelques écriteaux rouillés en ville et de vagues monuments à Ostie, abandonnés aux intempéries et aux vandales.
«J’accuse»
Mais les écrits parlent encore et, un jour ou l’autre, quelqu’un donnera un sens plus évident à son «J’accuse», lancé un an avant sa mort: «Je sais. Mais je n’ai pas les preuves. Pas même les indices. Je le sais parce que je suis un intellectuel, un écrivain qui tente d’observer tout ce qui se passe, de connaître tout ce qui s’en écrit, d’imaginer tout ce qu’on ne sait pas ou que l’on tait; qui coordonne des faits même isolés, qui rassemble les pièces fragmentaires et désorganisées de tout un cadre politique cohérent, qui rétablit la logique là où paraissent régner l’arbitraire, la folie et le mystère.»
Traduction et adaptation Gian Pozzy
Redécouvrir Pasolini en Quatre œuvres
Roman Ragazzi di vita (1955, traduit sous le titre Les ragazzi), livre social de la jeunesse désœuvrée des faubourgs de Rome. Ou la profonde humanité des marginaux et des laissés-pour-compte.
Film Théorème (1968), avec Silvana Mangano et Terence Stamp. Une famille bourgeoise implose à la suite de l’arrivée d’un jeune homme diablement attirant. Adapté d’un roman de Pasolini. Dérangeant, politique et superbe.
Film Le Décaméron (1971). Une adaptation de Boccace, avec la musique d’Ennio Morricone. Un cinéma baroque et grivois. Une «vulgarité» transcendée, typiquement italienne, prosaïque et poétique.
Poèmes La nouvelle jeunesse (1975). Pasolini s’y révèle intime et profondément touchant. Et réinvente la poésie italienne en mêlant les dialectes du Frioul, la langue de sa mère. ■ JB