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Marcus Wallenberg: «Un "non" au Gripen ne mettrait pas Saab en péril»

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Vendredi, 22 Novembre, 2013 - 08:20

Ceci est la version intégrale de l'interview parue dans L'Hebdo

 

CONTRAT MILITAIRE Le président du groupe suédois SAAB s'investit pour défendre ses avions de combat que Berne veut acquérir. Et contre lesquels un référendum est lancé.

Propos recueillis par Yves Genier et Alain Jeannet

1) Gripen

Vous venez fréquemment en Suisse, ne serait-ce qu’au World Economic Forum de Davos. Quelle est votre relation personnelle avec notre pays?

J’y viens fréquemment depuis longtemps, non seulement pour les affaires mais également pour y passer des vacances. J’ai une partie de ma famille ici. Mon grand-père Marcus Wallenberg Junior, fondateur de la compagnie aérienne Scandinavian Airlines Systems (SAS), entretenait d’étroites relations avec Swissair. Il a aussi participé au renforcement des liens entre Asea et Brown Boveri, qui ont fusionné en 1988 pour créer ABB, au conseil de laquelle siège mon cousin germain Jacob Wallenberg.

Comment suivez-vous le débat helvétique sur l’achat de 22 avions de combat Gripen construits par Saab, que vous présidez?

C’est un débat que je surveille naturellement. L’achat de ces 22 appareils est d’abord une décision suisse. Ce n’est pas à Saab de déterminer ce qui est bon pour votre pays, même si nous sommes bien sûr très heureux que vus ayez choisi le Gripen. Mais nous avons un respect total pour le processus suivi en Suisse. Et nous sommes heureux des coopérations industrielles que nous avons établies avec des entreprises suisses.

Quelle est la meilleure raison, selon vous, pour que la Suisse achète ces appareils?

Le Gripen répond aux exigences suisses. Il s'agit à la fois d'un avion à la pointe de la technologie et de la solution la plus efficace en termes de coûts. Il appartient à la nouvelle génération des Gripen, un appareil de combat développé pour faire face aux menaces de la Guerre froide, mais le Gripen E bénéficie d’un bond technologique par rapport aux versions précédentes, pour des coûts maîtrisés.

Le débat a aussi été vif en Suède également au moment de décider, l’hiver dernier d’acquérir de 60 appareils de la prochaine génération. Quel a été l’argument décisif qui a emporté la décision?

Ce n’est pas à moi que vous devriez poser la question, mais plutôt aux autorités suédoises ! Je pense que la décision a été prise en raison de la nécessité d’adapter la flotte militaire aérienne aux derniers développements technologiques, comme chaque pays doit le faire.

Comprenez-vous les arguments des opposants suisses qui estiment que l’acquisition de Gripen serait inutile, car la mission qu’il devrait assurer, la police de l’air, pourrait l’être avec la flotte existante?

Vous tentez vraiment de me mettre à la place des Suisses ! Les forces aériennes helvétiques ont procédé à des examens très sévères de leurs besoins futurs. Après avoir pondéré les aspects technologiques, militaires et de coûts, elles sont arrivées à la conclusion que le Gripen répondait le mieux à leurs exigences. De manière générale, je constate que les forces aériennes ont joué un rôle central dans les conflits armés de ces dernières années. Mais c’est aux Suisses d’identifier leurs besoins précis. Nous proposons simplement un appareil de très haut niveau à coûts relativement modestes. Ce dernier aspect devient toujours plus important au moment où les budgets militaires se réduisent. De plus, la Suisse et la Suède ont des expériences similaires en matière de politique de neutralité, ce qui joue un rôle important dans les relations entre nos deux pays.

Comment les contrats compensatoires sont-ils répartis entre les différentes parties de Suisse ? Qu’est-ce qui reviendra à la Suisse romande?

C’est un élément auquel nous avons été rendus attentifs à maintes reprises, que nous avons pris en considération et sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Saab s'est engagé à suivre les directives d'Armasuisse, qui prévoient une répartition des affaires compensatoires de 65% pour la Suisse alémanique, 30% pour la Suisse romande et 5% pour le Tessin. Toutes les affaires doivent être conclues sur une base commerciale et c’est un processus complexe, une négociation qui dure longtemps. Au moment de concevoir un avion, il faut tenir compte de très nombreux facteurs. Notamment des apports que les partenaires d’un tel projet peuvent apporter à la fabrication d’un appareil qui doit pouvoir être vendu aux quatre coins du monde à des prix compétitifs. Nous avons été très attentifs à respecter les équilibres, je peux vous l’assurer, et nous avons dix ans à partir de la signature du contrat pour compléter le programme de coopération industrielle.

La valeur des contrats compensatoires est-elle plus élevée pour le contrat suisse que pour des contrats similaires passés dans d’autres pays?

Je ne peux pas comparer les contrats de différents pays, mais je peux vous dire que la Suisse a négocié durement et que les contrats industriels avec la votre pays représenteront le montant du contrat de Saab pour le Gripen. L'objectif de la compensation industrielle est de générer des affaires, d'augmenter le niveau technologique et bien sûr de créer des emplois, ce que nous faisons.

2) Industrie aéronautique militaire

Qu’arriverait-il à Saab en cas de refus de la Suisse d’acheter 22 Gripen?

C’est une question hypothétique. Le gouvernement suédois devrait à son tour décider s’il maintient quand même sa commande de 60 appareils. Je ne pense pas que cela changera les perspectives à long terme de Saab. Cette société a été fondée par mon grand-père Marcus Wallenberg Senior il y a 75 ans. Elle a produit plus de 5000 avions depuis lors. Nos produits et notre technologie vont rester attractifs. Le contrat conclu avec la Suisse est naturellement très important. Mais s’il devait être remis en question, la vie continuerait pour nous.

Face à une industrie aéronautique militaire américaine fortement consolidée, les constructeurs européens peuvent-ils encore rester dispersés comme ils le sont actuellement?

Tout le monde en parle, naturellement. Il y a plusieurs manières d’aborder cette question. D’abord, par le biais de collaborations calibrées au plus juste pour garantir des projets efficients en terme de coûts. Les entreprises jouissant d’une avance technologique, comme nous, peuvent fortement en profiter. En fait, plusieurs pièces du Gripen sont fabriquées par des sous-traitants (des produits commerciaux standardisés), dont les contrats peuvent résulter d’accords de collaboration interétatiques, notamment avec la Suisse. Notre savoir-faire est de combiner ces coopérations pour réaliser des projets à des coûts raisonnables. Cette manière de procéder prendra une importance croissante à l’avenir, vu que les pays acquéreurs d’avions militaires sont toujours plus attentifs à leurs dépenses.
De nombreux experts pensent que l’avenir de notre industrie passe par des fusions. Mais celles-ci doivent répondre à de nombreuses interrogations, dont celle de la nationalité n’est pas la moindre ! Réussir une fusion est un effort gigantesque.

Les gouvernements des grands pays privilégient les appareils produits par les constructeurs de leur propre pays. Quitte à les payer plus cher que la concurrence, ce qui revient à les subventionner. Les contribuables accepteront-ils cette situation encore longtemps?

La coopération existe déjà au niveau européen pour les questions de défense. Mais toute fusion dans l’industrie aéronautique militaire ne s'alignerait pas forcément sur les priorités nationales en matière de sécurité. Donc pour aboutir à des fusions, les aspects industriels doivent coïncider avec les priorités de la défense nationale de chaque pays.

Comment l’industrie de défense européenne peut-elle faire face à l’importante baisse des budgets de défense des pays membres de l’OTAN, surtout ces trois dernières années?

C’est le grand défi. Les budgets se réduisent et les entreprises de défense doivent s’y adapter ! Il revient à chaque entreprise de trouver sa propre réponse. L'approche de Saab est de proposer des produits de haute valeur à des prix raisonnables. Cela dit, la technologie progresse. Le paysage n’est pas le même qu’il y a dix ans. Chaque fabricant doit, pour reste compétitif, non seulement se maintenir à la pointe de la technologie, ce que fait Saab en consacrant 20% de son chiffre d'affairs à la Recherche et au développement, mais également se montrer très attentif à la question des coûts.

L’avenir de l’industrie passe-t-il par une augmentation des fournitures et des collaborations industrielles avec la Chine?

Il revient à chaque pays de se déterminer en fonction de ses intérêts sécuritaires. Je ne peux pas faire d’autres commentaires.

3) Avenir économique de l’Europe

Plusieurs pays du sud et de l’ouest du de l’Europe souffrent du manque de compétitivité de leur industrie, qui amène, dans certain cas, une désindustrialisation. L’Europe a-t-elle encore un avenir industriel?

Je suis convaincu que l’Europe a un avenir industriel, à la condition de participer aux changements en cours. J’en reviens à la question des coûts par rapport aux spécifications des produits. C’est aussi un domaine dans lequel l’Europe doit s’adapter.

Est-ce dans cette optique d’adaptation que vous vous êtes retiré du secteur automobile?

Nous avons vendu notre participation restante dans Saab automobile il y a près de 15 ans, en tenant compte du fait que si vous ne produisez que 200'000 voitures par an dans le monde (pour une production annuelle mondiale totale proche de 60 millions), il est difficile de maintenir une base de coûts compétitive.

Comme la Suisse, la Suède n’est pas membre de la zone euro. Comment fait-elle pour gérer cette situation?

Avec 9,5 millions d’habitants (1,5 million de plus que la Suisse, ndlr), la Suède a une économie très ouverte. Plus de la moitié du PIB est générée par les exportations, dont plus de la moitié se dirige vers l’Europe. L’Union européenne et la zone euro sont donc très importantes pour nous, même si nous avons choisi de ne pas rejoindre l'euro suite à un référendum.

Quelle est la position de la Suède vis-à-vis de la monnaie unique?

Plus personne ne songe à rejoindre la zone euro. J’étais en faveur d’une intégration lorsque le débat a été lancé, mais je dois bien admettre qu’il n’a pas cours pour le moment. Le fait, pour un pays, de garder sa propre monnaie, facilite le règlement d’un certain nombre de questions économiques, mais les entreprises suédoises qui établissent leurs comptes en couronnes suédoises doivent faire face à de très fortes fluctuations des changes. Elles doivent donc se protéger, ce qui s’avère très coûteux. Aussi, à long terme, la question d’une adhésion reste ouverte. Un petit pays très dépendant de ses relations commerciales extérieures doit constamment s’interroger sur les gains qu’il aurait à rejoindre la zone euro.

La monnaie unique est en partie à l’origine des problèmes de compétitivité de pays comme l’Italie et la France, qui avaient l’habitude de dévaluer leur devise pour faire baisser les prix de leurs produits. Ont-ils encore un avenir industriel?

L’important, pour l’Europe, est d’avoir la force de restructurer son industrie pour rester compétitive. La question centrale, c’est l’innovation. Nous devons trouver les moyens et l’espace pour la favoriser. Nous devons créer plus d’entreprises et de procédés innovants, et inciter les grandes sociétés, qui inventent tout le temps, d’accroître encore leurs efforts. Nous devons trouver les moyens d’inciter les personnes avec un esprit entrepreneurial d’oser davantage de lancer de nouveaux produits ou de nouveaux processus. Israël nous livre un excellent exemple. Ce pays est si bien tourné vers l’innovation qu’il a amené davantage d’entreprises à se coter au Nasdaq (la bourse américaine des valeurs technologiques) que de nombreux grands pays européens combinés.

La Suède se distingue depuis de nombreuses années dans ce domaine. Dans quelle direction se tourne-t-elle?

Nous avons connu le boom des technologies de l’information de la fin des années 1990, puis le krach du début des années 2000. Nous avons beaucoup appris de cette histoire, notamment que la technologie progresse constamment et qu’elle attire toujours des investissements en dépit de la volatilité boursière. Cela n’a pas empêché les gens de continuer d’innover. C’est exactement la même chose qui s’est produite en Suisse, où la dynamique est soutenue. La Suisse et la Suède ont aussi ceci de commun que ce sont deux pays relativement petits où il est probablement plus facile d’organiser des mesures de soutien, notamment en fournissant des financements accessibles, que dans de grands Etats comme la France où l’Italie. L’Europe dispose des compétences innovantes nécessaires. Mais il faut leur permettre de s’exprimer plus facilement pour encourager les jeunes entrepreneurs à prendre des risques.

Attendez-vous des avantages des traités de libre-échange que l’Union européenne négocie actuellement avec les Etats-Unis d’une part, la Chine d’autre part?

Vous parlez à un partisan convaincu des accords multilatéraux de libre-échange ! Or, la voie multilatérale rencontre des obstacles très sérieux, soulignés par la difficulté extrême de maintenir le cycle de Doha (cycle de négociations entreprises au sein de l’OMC) sur ses rails. Il est très triste de devoir négocier des accords bilatéraux car ces textes compliquent singulièrement la tâche des entreprises, et pas uniquement les multinationales. Il est fini, le temps où un produit était fabriqué entièrement dans un seul pays pour être vendu dans un autre. Un nombre croissant de pays sont impliqués dans un procédé de fabrication. Aussi, conclure des accords bilatéraux de libre-échange, c’est mieux que rien, mais ce serait encore mieux si nous pouvions avoir des accords multilatéraux, car ceux-ci simplifieraient la tâche des entreprises !
Les zones de libre-échange conclues par les Etats-Unis avec, d’une part, des pays d’Asie-Pacifique et, d’autre part, des pays européens laissent la possibilité à d’autres Etats d’y accéder. Peut-être que cette situation ouvrira à nouveau la voie à des accords multilatéraux. On verra !

Comment accueillez-vous la montée des tendances et des partis protectionnistes dans de nombreux pays?

C’est, et ce sera toujours la grande question. Lorsque mon grand-père Marcus Wallenberg Junior a organisé un congrès de la Chambre de commerce internationale à Stockholm en 1934, c’est sur ce thème qu’il s’est le plus longuement exprimé. Dans les années 1980, mon oncle Peter Wallenberg a invité à son tour cette organisation privée à tenir son congrès dans la capitale suédoise. Il a tenu exactement le même discours que celui de mon grand-père un demi-siècle auparavant ! Le protectionnisme est l’argument le plus facile à tenir en politique. Or, nous avons besoin d’exactement le contraire. La Suisse et la Suède vivent du commerce international. Un retour du protectionnisme ferait beaucoup de dégâts à leurs économies.

4) Réglementation financière

Les régulateurs financiers internationaux ont-ils raison de chercher à relever encore les réserves minimales des banques?

Les banquiers centraux et les autorités de surveillance financière ont joué un rôle fondamental pendant la crise financière. Aujourd’hui, nous devrons trouver un équilibre entre la détermination d’un niveau de sécurité suffisant pour permettre à l’industrie bancaire de faire face à une nouvelle crise mais qui permette aux banques de continuer à accorder des crédits. C’est, pour moi, la question principale. Après la crise, tous les banquiers ont bien compris qu’il fallait procéder à des changements. Mais maintenant, la grande question est : comment apporter suffisamment de liquidités pour permettre à l’économie de redémarrer ? Personne n’a la réponse, car c’est un problème de calibration. Mon inquiétude, c’est que personne ne peut mesurer l’augmentation réelle du prix de la sécurité financière sur les entreprises. Or, cette question est centrale pour l’économie.

Les régulateurs sont-ils allés trop loin ?

Les banques ont consacré une énergie considérable pour se réorganiser, notamment face au flux considérable de nouvelles règles. Aujourd’hui, il est temps de laisser l’industrie bancaire travailler avec ces nouvelles règlementations et d'avoir le temps de voir comment elles s'appliquent concrètement avant d'en ajouter de nouvelles. Or, ce n’est pas la voie que nous suivons. Au contraire, on ne cesse d’ajouter de nouvelles normes.

Les écrivains suédois, comme Camilla Läckberg et Stieg Larsson, ont connu un succès extraordinaire, proprement fascinant. Comment expliquez-vous  la popularité mondiale de la littérature de votre pays?

Il est vrai que nos écrivains jouissent de beaucoup d’attention. C’est même une activité exportatrice importante pour la Suède ! C’est peut-être de la littérature, de la peinture, de la musique que vient l’innovation. Mais je suis frappé de voir combien la jeune génération vit au travers d’internet et des réseaux sociaux. Leur tournure d’esprit est déjà très différente de la mienne!

 


Marcus Wallenberg

Né en 1956, ce représentant de la 5e génération de la famille d’industriels et de financiers la plus puissante de Suède préside Electrolux et la banque SEB en plus de Saab. Et siège aux conseils d’AstraZeneca et du fonds souverain de Singapour Temasek. Il s’est engagé notamment au World Economic Forum.


 

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