Reportage. Après soixante ans d’isolement, la Birmanie commence à s’ouvrir aux entreprises étrangères. Les suisses Roche, Sika ou Bühler font partie des pionniers. De nombreux défis se dressent sur leur chemin: corruption, manque d’infrastructures et personnel peu qualifié.
Julie Zaugg et Clément Bürge Rangoon
La grande jeep verte s’arrête sec au milieu de la route. Aung Soe Tin, un petit brun aux traits innocents, soupire: «On est bloqués, de nouveau». Autour de lui, une centaine de voitures sont immobilisées. Il n’y a pas de coups de klaxon. Les moteurs sont éteints. Le temps s’est figé.
Rangoon, c’est un enfant qui a grandi trop vite. Ses rues et ses habitations sont trop petites pour accueillir la marée de véhicules et de gens qui s’y pressent. Le béton éclate sous le poids des camions qui sillonnent les routes congestionnées. Une myriade de chantiers jalonnent la ville. Partout, le neuf contraste maladroitement avec l’ancien. Des bâtiments nouvellement construits, recouverts de carrelage turquoise ou rouge, côtoient de somptueux édifices coloniaux pourris par les pluies éternelles de la Birmanie. Les femmes, le visage couvert de thanaka – une poudre dorée qui protège le visage du soleil – se baladent dans des rues placardées d’affiches de Cristiano Ronaldo qui, torse nu, vend du shampoing.
«Le Myanmar change à une vitesse folle, dit Aung Soe Tin, en regardant la colonne de voitures repartir. Il y a quelques mois, on prenait quinze minutes pour aller n’importe où en ville. Aujourd’hui, on met au minimum une heure.» Après soixante ans d’isolement, la Birmanie vient d’ouvrir son économie au monde extérieur. Sous l’impulsion du président Thein Sein, arrivé à la tête du pays en 2011, le gouvernement a mis en place des réformes historiques qui ont permis aux entreprises étrangères de s’y implanter. Résultat: l’économie birmane a crû de 6,6% en moyenne ces quatre dernières années, et devrait progresser de 9,3% l’an prochain. Les investissements étrangers ont été multipliés par près de 25 entre 2010 et 2015, passant de 330 millions à 8,1 milliards de dollars.
Des freins au développement
Le pays a de nombreux atouts. Il abrite 55 millions de consommateurs, abonde en ressources naturelles (pétrole, gaz, jade, rubis et saphir), en eau et en terres arables et se trouve à l’intersection des principales puissances asiatiques, ce qui en fait un possible pôle logistique pour le reste du continent. Plusieurs entreprises suisses comme ABB, Nestlé, Roche, Sika et Puma Energy ont agressivement pénétré le pays pour exploiter ce potentiel. Mais établir ses activités sur un marché qui était, il y a encore peu, aussi fermé que la Corée du Nord est semé d’embûches.
La jeep arrive enfin aux bureaux d’Aung Soe Tin, une maisonnette blanche à la périphérie de Rangoon. Le Birman croit en son pays. Il l’a quitté à l’âge de 18 ans, après les manifestations estudiantines de 1988, et s’est établi à Singapour, avant de gagner la Suisse où il a œuvré pour le compte du fabricant de machines alimentaires Bühler. L’homme, vêtu d’une chemise bleue impeccable ornée du logo de la compagnie helvétique, a passé une année à Uzwil, dans le canton de Saint-Gall, où Bühler possède ses quartiers généraux.
Quand la Birmanie s’est entrouverte, Aung Soe Tin a instantanément vu le potentiel du pays, où l’agriculture représente 38% du PIB, pour Bühler. Il y est revenu en 2013 pour diriger le développement de la firme. «Nous dominons déjà le marché des moulins à farine, explique-t-il. Nous cherchons désormais à percer dans les moulins à riz. Si seuls 10% des paysans décident d’acquérir l’un de nos produits en 2016, cela générerait 32 millions de francs de ventes.»
Mais Aung Soe Tin n’est pas au bout de ses peines. Les infrastructures birmanes l’empêchent de mener à bien ses activités. «J’ai eu une peine folle à trouver un bureau, il y en a trop peu et ils sont trop chers. Internet est aussi trop lent et son prix est exorbitant, il faut payer 3500 dollars par mois pour une connexion de 10 MB.» Le système bancaire n’est pas non plus au point: les archaïques banques ne sont pas contrôlées par les agences de notation internationales, ce qui empêche les institutions helvétiques de transférer de l’argent aux détenteurs de comptes birmans. «Il y a aussi des restrictions sur les quantités d’argent que l’on peut retirer, précise encore Aung Soe Tin, désespéré. Je ne peux sortir que 5000 dollars par semaine. Ce n’est pas suffisant pour payer nos employés et notre loyer.»
La santé, secteur sous-équipé
Le siège de Roche, sis dans un grand manoir blanc au milieu du quartier des ambassades, respire l’opulence. Mais la firme pharmaceutique, qui est passée de 6 à 140 employés en trois ans, souffre elle aussi de travailler dans un pays qui vient à peine de s’ouvrir. «Il n’y avait pas de grand groupe pharmaceutique avant notre arrivée, commente Mark Lewis, son directeur local, un Britannique qui a grandi en Australie. L’immense majorité de la population ne se soigne qu’à l’aide de médicaments homéopathiques traditionnels, ils sont tout juste en train de découvrir la médecine occidentale.» L’entreprise concentre ses efforts sur cet apprentissage, notamment au moyen de campagnes de santé publique. «Beaucoup de gens ne savent même pas ce qu’est un cancer», soupire-t-il.
Le manque d’infrastructures pèse aussi gravement sur le secteur de la santé. «Les hôpitaux comme les médecins ne sont pas assez bien équipés, expose Mark Lewis. Ce qui péjore également la formation du personnel soignant. Et il n’existe pas de centres de traitement pour le cancer. Les patients sont obligés de quitter le pays pour se faire soigner.»
Ces suisses défricheurs
Travailler en Birmanie n’a jamais été facile. Une poignée de pionniers helvétiques établis dans le pays depuis les années 90 ont pu mesurer le chemin accompli. Le Planteur, un restaurant suisse basé à Rangoon, le prouve. Au sous-sol, une dizaine de personnes, cuisiniers et commis de cuisine, s’affairent autour d’un plan de travail. Une quinzaine d’assiettes vides sont installées. «Tous prêts?, crie le chef Gil Dumoulin. On y va, on y va, on y va!» Un jeune homme coiffé d’un chapeau noir assemble maladroitement un plat, un moustachu verse une sauce d’une main experte. Le chef place quelques herbes sur une assiette et regarde, d’un œil mi-satisfait, mi-inquiet, les plats partir dans les mains un brin hésitantes des serveurs.
Le Planteur est le meilleur restaurant de Birmanie. Installé dans une grande bâtisse blanche au bord du lac Inya, à quelques pas de la maison d’Aung San Suu Kyi, il a été créé en 1996 par Boris Granges, un restaurateur valaisan. «J’ai lancé mon premier établissement avec un prêt de 20 000 francs, se souvient-il. A l’époque, on ne trouvait ni bœuf, ni patates, ni laitue dans le pays. On faisait pousser nos légumes dans le jardin, d’où le nom.»
Jean-Michel Romont est un autre de ces précurseurs. Il est arrivé en Birmanie en 1995, à l’âge de 23 ans, avec un fax dans son sac à dos – l’appareil était alors interdit par le régime. Son ambition: lancer les premiers circuits touristiques du pays. «Il n’y avait pas de téléphones à l’époque, je devais réserver les hôtels au moyen de lettres que je donnais aux chauffeurs des bus», raconte-t-il.
Il a lancé une série de microprojets: une agence de voyages, deux hôtels, une compagnie de bateaux de croisière. «Je n’ai jamais pu lancer de grandes entreprises car je courais le risque d’entrer en compétition avec une société proche du régime militaire. Je faisais tout pour rester sous le radar.»
Les projets de ces Suisses ont suivi les aléas du pays dirigé par une junte militaire. «Comme nous travaillions dans la restauration et le tourisme, la moindre turbulence économique nous retombait dessus, nous apprend Boris Granges. J’ai eu trois faillites.» En 2007, la révolution safran lancée par les moines et l’ouragan Nargis ravagent le secteur du tourisme. «En 2008, j’ai dû quitter le pays car je n’avais plus de sources de revenus en Birmanie, se rappelle Jean-Michel Romont. J’ai dû m’exiler au Vietnam pendant quelques années.»
Mais les réformes entamées en 2011 ont changé la vie des entrepreneurs. Le Vaudois a relancé son agence de voyages, qui cartonne. «Mon restaurant n’a jamais aussi bien marché», abonde Boris Granges.
Certaines initiatives ont en effet facilité la vie des entrepreneurs étrangers en Birmanie. Au Center for Vocational Training Myanmar (CVT), les jeunes suivent tous un apprentissage à la sauce helvétique. «Nous avons 500 élèves qui travaillent en entreprise et qui suivent en parallèle des cours plus théoriques dans notre école», explique le Bernois Stefan Vogler. Pour l’instant, le centre offre des formations en hôtellerie, assistance commerciale, maçonnerie, métallurgie et ingénierie électrique. D’ailleurs, une dizaine de jeunes travaillent avec acharnement à monter des systèmes électriques, sans lâcher un mot. Stefan Vogler observe leurs progrès d’un regard satisfait: «C’est compliqué, lâche-t-il. La Birmanie n’a pas de système électrique unifié, il faut alors connaître les mécanismes européens, anglais, américains et chinois.»
Mille étudiants par année
«Il y a un grave problème de ressources humaines en Birmanie», dit Stefan Vogler. En moyenne, un Birman passe uniquement quatre ans à l’école. «Ce n’est pas suffisant pour avoir des employés bien formés.» Depuis l’ouverture du pays, le CVT a vu sa popularité exploser. Il va s’installer dans un nouveau bâtiment en 2016 financé en majeure partie par la Direction du développement et de la coopération. «Nous pourrons alors accueillir 1000 étudiants par année.» Pour réussir à tirer leur épingle du jeu, certains entrepreneurs suisses ont aussi dû faire un grand effort d’adaptation au marché local.
Au Taw Win Center, un centre commercial, les magasins sont entassés les uns à côté des autres. On y trouve des bijoux en toc, des valises ou encore maints accessoires. Et même des baskets Nike. L’enseigne de la marque américaine détonne d’ailleurs en ces lieux. Au sous-sol, une poignée de restaurants se battent pour attirer les quelques clients présents. La plupart se jettent sur les riz frits de Moon Bakery, un Starbucks local où les gens mangent assis sur des balançoires.
Du chocolat à la finance
Le Taw Win Center se profilant comme l’un des centres commerciaux les plus chics de Rangoon, Jean-Michel Romont veut y développer un nouveau projet: Chococity. Un petit café aux murs jaunes, à la décoration soignée contrastant avec le caractère improvisé des autres restaurants, qui se dessine comme la première boutique de chocolat du pays.
«Hormis les personnes de plus 60 ans qui ont appris à apprécier le chocolat Cadbury durant l’ère coloniale britannique, la plupart des Birmans n’ont jamais goûté au chocolat», dit Jean-Michel Romont. Les Birmans dépensent entre 300 et 1000 kyats (soit 20 à 80 centimes) par jour en snacks, selon une étude de marché de l’entrepreneur. Une somme qu’il compte bien collecter. «Nous allons même lancer une ligne de chocolat bon marché, à base de composite de cacao, pour séduire les consommateurs moins fortunés.» Le magasin du Taw Win Center fait ainsi office de laboratoire pour observer ce qui séduit les Birmans, le projet du Suisse n’en étant qu’à ses débuts.
Avec son partenaire belge Jean-Louis Graindorge, il a installé deux grands entrepôts bleus et verts dans une banlieue industrielle, à deux heures et demie en voiture du centre-ville. L’espace est encore vide. «Bienvenue dans la première fabrique de chocolat de Birmanie», sourit Jean-Louis Graindorge. Le Suisse et le Belge font tout pour s’adapter aux conditions locales. «Nous allons contreplaquer la totalité du site de production avec du matériel ultra-isolant pour protéger le chocolat du climat chaud et humide de la Birmanie, détaille l’expert. Nous allons aussi acheter deux camions qui permettront de transporter le chocolat à une température de 18 degrés.» Un deuxième magasin et une série de kiosques verront le jour en mai 2016 pour écouler ces confiseries. «Nous visons la production de 100 tonnes de chocolat d’ici à deux ans», affirme Jean-Michel Romont.
Les occasions fournies par l’économie birmane vont au-delà de l’économie réelle. Certains entrepreneurs suisses parient sur l’émergence d’un secteur financier. Aung Thura est moitié Birman, moitié Suisse. L’homme a grandi à Zurich, où il a étudié l’aéronautique à l’EPFZ et a travaillé pour la Banque cantonale de Zurich. Il est retourné en Birmanie en 2012 pour participer à l’ouverture du pays. «J’étais sceptique au départ. Mais, aujourd’hui, je suis convaincu que le Myanmar peut changer.» L’homme a créé une firme de consulting nommée Thura Swiss, qui fournit pour l’instant des études de marché aux entreprises birmanes ou étrangères pour les aider à comprendre les spécificités du marché local. «Nous avons récemment réalisé une étude sur les goûts des Birmans pour une chaîne de pâtisserie locale», explique le Genevois Alec Maurice, le bras droit d’Aung Thura.
Un stimulant de l’économie
Les deux Suisses veulent aller plus loin: en décembre prochain, le gouvernement devrait ouvrir la première Bourse du pays. Celle-ci va s’installer dans un énorme bâtiment orné de colonnes romaines au centre de Rangoon. Thura Swiss a déposé une demande pour être stockbroker. «Nous voulons agir en tant qu’intermédiaire dans le cadre de la vente et de l’achat d’actions d’entreprises birmanes, précise Alec Maurice. A court terme, dix compagnies seront cotées en Bourse. Mais d’ici à deux ou trois ans, on peut s’attendre à en avoir 200. Les grands conglomérats du pays seront les premiers à y arriver.» La plupart des entreprises viendront du secteur énergétique, des transports et de l’agriculture.
«Jusqu’à aujourd’hui, les investisseurs ne pouvaient placer de l’argent que dans l’immobilier, informe Aung Thura. Ils pourront désormais investir dans des entreprises cotées en Bourse, ce qui stimulera l’économie.» De leur côté, ces sociétés pourront aussi se financer plus aisément. «Il est très difficile d’obtenir un emprunt de la part d’une banque birmane et les taux d’intérêt sont bien trop élevés.» L’eldorado birman est à portée de main. Les plus persistants sauront en profiter.