Analyse. Peu après la tragédie de Paris, le dessin de la tour Eiffel inséré dans l’ancien symbole de la paix a trouvé son chemin sur les réseaux sociaux. Ainsi que le filtre bleu-blanc-rouge proposé par Facebook. Sans que ces réponses graphiques à l’événement n’arrivent à la hauteur du «Je suis Charlie», en janvier dernier.
La tragédie parisienne du 13 novembre a une nouvelle fois souligné le rôle prépondérant des réseaux sociaux dans la gestion pratique et émotionnelle d’un tel événement. Les outils étaient là, prêts à l’emploi, pour dire qu’on était sauf, qu’on ouvrait sa porte aux rescapés, qu’on cherchait un proche, sans compter les communiqués officiels et autres consignes de sécurité.
Comme dans les heures qui ont suivi les attentats de Charlie Hebdo et du supermarché Hyper Cacher, en janvier dernier, des images symboliques – dessins et compositions graphiques – sont également apparues en masse. Sans qu’un «Je suis Charlie» ne concentre, à lui seul, le sentiment général par son message solidaire face à des gestes d’une brutalité inouïe.
«Mon impression est qu’il y a eu une mobilisation relativement moins importante de la dimension visuelle que lors des attentats de janvier, note André Gunthert, responsable de la chaire d’histoire visuelle à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris. Avec le recul, on voit bien que le contexte symbolique de Charlie mettait en avant la forme graphique, ce qui a favorisé l’investissement de ce médium. Je pense qu’il y a également eu une sorte d’hésitation devant l’automatisme du signalement via les réseaux sociaux, comme une inadéquation entre un comportement devenu déjà routinier et l’ampleur de la tragédie. De même que la traduction journalistique des attentats s’est portée moins sur l’image que sur le témoignage ou le commentaire. Il n’y a par exemple pas eu de photographie iconique des événements. Le public a d’abord utilisé les réseaux sociaux pour se rassurer sur le sort de ses proches et leur transmettre des messages d’affection ou de soutien.»
Le sigle rapide et efficace du graphiste français Jean Jullien a toutefois trouvé son chemin sur la Toile dès le milieu de la nuit du 13 au 14 novembre. En agglomérant le fameux symbole de paix du Britannique Gerald Holtom (1958) à la tour Eiffel, Jean Jullien a saisi la formule graphique la plus efficace. «Raymond Loewy, l’un des plus grands designers du XXe siècle, disait qu’un bon logo doit se comprendre et se mémoriser instantanément, au point qu’un enfant soit capable de le reproduire sans difficulté. C’est le cas ici», note le Parisien Pierre Ponant, historien du graphisme et professeur à l’ECAL.
Portée universelle
«Certaines formes employées spontanément, comme l’énoncé «Je suis Paris» avec une illustration de la tour Eiffel, présentaient le désavantage d’évoquer l’abondante iconographie touristique ou publicitaire du type «I love Paris», créant un brouillage peu approprié pour une telle situation. Ce problème peut contribuer à expliquer le succès du visuel proposé par Jean Jullien, plus original avec sa référence à un motif éloigné dans le temps, mais aussi plus austère dans son évocation d’un graphisme manuel», ajoute André Gunthert.
Jean-Pierre Greff, directeur de l’Ecole d’art et de design de Genève, rappelle l’importance symbolique du graphisme et du dessin en pareille circonstance: «Une capacité particulière à retrouver la parole, à travers cette parole silencieuse du dessin, dans une situation de stupeur. Face à ce drame collectif, il appartient à chacun de faire acte de présence et de dire non à la terreur. Mais le dessin, la parole graphique ont peut-être là une capacité particulière: celle de produire des signes de portée universelle (ou presque) pouvant être compris par-delà les langues. Celle d’incarner une réalité à travers des figures. Celle de cristalliser une réalité qui paraissait indicible en une image. Rien, cette fois, n’a été produit d’aussi fort que «Je suis Charlie» ou les métaphores des crayons-armes ou des crayons-tours du WTC. Néanmoins, le message qui paraît devenir l’emblème de la réaction aux attentats est celui qui opère la synthèse du fameux symbole de la paix et de la tour Eiffel.»
Outre le sigle de Jean Jullien, un autre symbole visuel a été beaucoup employé par les utilisateurs de réseaux sociaux: le filtre bleu-blanc-rouge proposé par Facebook pour être superposé à des portraits. Non sans réticence devant cette standardisation de la réponse collective face à un tel événement, suggéré pour Paris, mais pas quelques jours auparavant pour l’attentat de Daech à Beyrouth. «Il est possible de se préoccuper humblement du parti pris de Facebook de décider à notre place d’une réaction qui coule de source, écrit Giancarlo Antinori sur le site Mediapart. Du fait qu’une multinationale essaie de définir la morale.»
«A l’étranger, l’image du drapeau bleu-blanc-rouge est certainement rassembleuse, ajoute Pierre Ponant. Elle l’est un peu moins en France, où l’on est plus méfiant de cet emblème national. Aux Etats-Unis, en Suisse, les drapeaux nationaux sont partout. C’est moins le cas dans mon pays.»
La bannière républicaine s’est également superposée, par projection, sur nombre de monuments publics, à l’étranger comme en France. Un symbole de ralliement à l’échelle de la planète. «Nous avons besoin d’images qui s’opposent à l’obscénité des images de massacres, remarque Jean-Pierre Greff. De telles images fonctionnent comme un pansement symbolique qui s’interpose entre l’insoutenable de l’événement et le regard collectif que nous portons sur lui, et dont la solidarité de protestation passe par ces drapeaux, signes de ralliement.
Le filtre automatique de Facebook n’incarnera pas à l’avenir le drame épouvantable de Paris. Il est trop fabriqué pour s’imposer à terme comme «l’image iconique» du 13 novembre dans la mémoire collective. Le sigle de Jean Jullien non plus, aussi efficace soit-il. Comme si les réponses symboliques à l’horreur avaient leur propre logique interne, exigeante, digne, n’aimant guère la répétition des procédés visuels.
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