Quantcast
Channel: L'Hebdo - Cadrages
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Frères contre frères

$
0
0
Jeudi, 19 Novembre, 2015 - 05:53

Décodage. En s’attaquant au Stade de France et à la salle de spectacle Bataclan, les terroristes de l’EI s’en sont pris à des lieux que des musulmans intégrés animent assidûment. Et avec succès.

Christian Jungen

Les cibles des attentats de vendredi dernier à Paris n’ont guère été choisies au hasard: elles ont une importance symbolique. En janvier, des terroristes attaquaient un supermarché casher et un insolent hebdo satirique. Ils touchaient donc des ennemis extérieurs. Vendredi, en revanche, ils ont ciblé des ennemis intérieurs, issus de leurs propres rangs. En attaquant le onze de base de l’équipe nationale française, qui battait l’Allemagne, ils s’en prenaient à huit Français issus de l’immigration, pour la plupart musulmans.

Depuis l’équipe black-blanc-beur dominée par Zinedine Zidane, qui devint championne du monde en 1998 et championne d’Europe en 2000, l’équipe de France passe pour un modèle d’intégration réussie des «secondos». Des joueurs strictement musulmans comme Lassana Diarra et Bacary Sagna constituent, pour les jeunes Français aux racines maliennes, algériennes ou marocaines, des modèles qui prouvent qu’islam et citoyenneté française ne sont pas incompatibles, qu’il est possible de s’intégrer en Europe et d’en gagner la reconnaissance.

Artistes issus des banlieues

La salle de spectacle Bataclan, où les assassins kamikazes ont tué quelque 90 personnes, est elle aussi symbole de multiculturalité et d’ouverture au monde. Construit en 1864, l’immeuble à la façade décorée de motifs chinois accueillait des opérettes à ses débuts, puis il servit de cinéma et, depuis 1983, ce sont des concerts rock, punk et hip-hop qui font sa renommée. Si, vendredi dernier, c’était un groupe américain qui jouait, le Bataclan met aussi à l’affiche de nombreux groupes et artistes venus des banlieues – MC Solaar, Scred Connexion, Sefyu, Youssoupha ou Oxmo Puccino – et qui évoquent la vie des immigrés.

Le célèbre groupe de rap français Sexion d’Assaut y a également vécu des triomphes. Il est composé de huit rappeurs et d’un DJ venus des banlieues nord-est de la capitale. Arrivés au sommet des charts, ils proclamaient: «On est homophobes à 100% et on l’assume.» Dans la chanson On t’a humilié, le chanteur Maître Gims n’y va pas par quatre chemins: «Je crois qu’il est grand temps que les pédés périssent. Coupe-leur le pénis, laisse-les morts, retrouvés sur le périphérique.» Les chaînes de radio et de TV publiques ont refusé de diffuser les chansons de Sexion d’Assaut et les responsables de leur maison de disques les ont convaincus d’entamer une tournée d’excuse. Les politiciens de gauche ont alors célébré comme un succès de la France laïque le fait que des musiciens musulmans se distancient de l’homophobie: voyez, nous avons là des convertis positifs qui se reconnaissent dans les valeurs de la République au lieu de s’en détourner comme les djihadistes! En revanche, le groupe de rap et ses membres sont du coup devenus la bête noire des musulmans de stricte obédience, qui les voient désormais comme des «convertis négatifs».

Chaque fois qu’en France des voitures sont incendiées ou que de jeunes musulmans commettent des agressions, le Front national exige, comme par réflexe, un traitement plus sévère des immigrés délinquants. De leur côté, sociologues et intellectuels de gauche répètent à qui mieux mieux l’évidence: c’est, ma foi, le prix à payer pour un pays qui n’a pas su intégrer ses migrants. Ce fut à coup sûr le cas en 1996 et 2013, lorsque pas moins de 70 bibliothèques furent incendiées en France. Dans le livre Pourquoi brûle-t-on les bibliothèques?, le sociologue Denis Merklen défend la thèse qu’à l’instar des lycées et des crèches incendiés, elles sont des lieux de transfert du savoir dont les migrants sont fréquemment exclus.

Tentatives de rapprochement

Au tournant du millénaire, en un geste auguste, le gouvernement a voulu faire le bonheur d’une jeunesse dénuée de perspectives avec de la grande culture, mais sa naïveté l’a mené à l’échec. Dans la malfamée banlieue de Bobigny, il subventionnait le théâtre MC93, où des metteurs en scène comme Patrice Chéreau montaient des pièces contemporaines à l’intention d’un public qui affluait en taxi pour ne pas devoir se mêler aux dealers qui contrôlaient ce territoire avec leurs bouledogues. Il n’y eut pas le moindre contact entre riches et pauvres.

A l’encontre du sombre portrait que les commentateurs brossent de nouveau de la France, il y a eu ces dernières années, sous la présidence Hollande, quelques progrès dans la «déghettoïsation» des banlieues. Par exemple l’ouverture, en janvier dernier, de la Philharmonie de Jean Nouvel, à la lisière du périphérique qui trace la frontière entre Paris et les banlieues de béton gris, que Laurent Bayle, président de la Philharmonie, décrivait, au moment de son inauguration, comme «une main tendue au Grand Paris, avec ses 13 millions d’habitants».

Il y a aussi le fait que les migrants sont désormais aussi représentés au gouvernement. Le premier ministre Manuel Valls a ses racines en Espagne et en Suisse; la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, est née au Maroc; Fleur Pellerin, ministre de la Culture, est née en Corée, où elle fut abandonnée avant d’être adoptée par des Français.

Le succès d’«Intouchables»

C’est dans la culture populaire que les migrants connaissent les plus grands succès. La comédie Intouchables, qui célébrait en 2011 l’amitié d’un repris de justice noir des banlieues et d’un milliardaire blanc, fut le deuxième plus grand succès de tous les temps du cinéma français. On entendit ronchonner que cette fable sociale ne faisait qu’apaiser la mauvaise conscience des Blancs, et des politiciens de droite invitèrent l’acteur musulman Omar Sy à prendre ses distances avec la violence de ses coreligionnaires fourvoyés.

Désormais, les œuvres de jeunes musulmans font un malheur: la France ne présente pas aux oscars l’excellent thriller Dheepan, de Jacques Audiard, Palme d’or à Cannes, mais bien Mustang, de Deniz Gamze Ergüven, 37 ans, d’origine turque, qui décrit l’oppression vécue par cinq sœurs dans la société patriarcale turque: mariage forcé, test de virginité, suicide. Et, dans Much Loved, le cinéaste d’origine marocaine Nabil Ayouch montre combien, dans la patrie de ses parents, les prostituées sont maltraitées. Le Maroc a fait interdire le film, une des principales actrices a été menacée de mort. Ces exemples indiquent que les cinéastes issus de la migration bénéficient d’une liberté artistique conforme à la devise nationale: «Liberté, égalité, fraternité». Ils affrontent sur un ton critique des thèmes restés tabous dans leur pays natal.

Dans le sport comme dans la culture populaire, la capacité d’intégration de la France est devenue si forte que les musulmans intégrés sont sans cesse la cible des guerriers de Dieu. Ils sont visés car, en changeant de style de vie, ils démontrent combien est forte une société qui sépare la religion de l’Etat.

© NZZ am Sonntag
Traduction et adaptation Gian Pozzy


Sommaire:

«Je me disais «Je vis! Je vis! Je vis!» Mais j’attendais la balle»
Un tournant pour la Syrie?
Gouverner
«Un parcours fait de violence, avec la volonté de punir la société»
Sécurité: la France joue le tout pour le tout
Deux bonnes idées et une mauvaise
Frères contre frères
L’indispensable réponse visuelle à l’horreur
«Ni haine ni pardon. Pour faire face, il faut comprendre»

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
PRESSE SPORTS
Pagination: 
Pagination visible
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Trending Articles