Interview. Historien spécialiste du Coran et professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, Rachid Benzine dresse le portrait type du terroriste islamiste français.
Propos recueillis par Antoine Menusier, Paris
Des Français figurent parmi les auteurs des attentats de vendredi dernier à Paris. Les terroristes du mois de janvier aussi étaient Français. Quel est leur profil idéologique et sociologique?
Ce n’est plus une grande nouveauté: les terroristes dont on parle ici viennent de «chez nous». Ce sont des hommes issus de la société française, imprégnés de culture française, contre laquelle ils se retournent. Ce ne sont donc pas des Orientaux, ils n’ont pas vécu au Maghreb. Ce sont des jeunes qui, bien souvent, ont rejeté leurs parents, y compris l’éducation religieuse qu’ils ont pu recevoir d’eux. Ils ont généralement un parcours de délinquance et décrochent d’avec la société. Ils ne sont pas inscrits dans une communauté très pratiquante, échappent le plus souvent aux mosquées, les fréquentent rarement. Arrive un moment où la colère qu’ils ont en eux rencontre une idéologie religieuse qui va leur donner l’occasion du passage à l’acte.
De quoi est faite cette idéologie religieuse?
Pour une part d’entre elles, c’est cinquante ans de littérature wahhabite, d’une rigidité extrême, dont l’Arabie saoudite est le berceau historique. Cette littérature, portée par des cheiks ultras, des leaders religieux installés en Arabie saoudite ou officiant sur l’internet, diffuse une manière binaire de voir le monde: il y a «Nous, les musulmans», et il y a «Eux, les croisés». Cette frontière tracée entre les «bons» et les «mauvais» participe de la délégitimation de l’autre, préalable au passage à l’acte. Le communiqué de Daech revendiquant les derniers attentats de Paris contient le terme «croisés».
Trouve-t-on également ce type de cheiks en France?
Dans les mosquées répertoriées comme telles, très probablement que non. L’Etat y a d’une certaine façon déjà mis bon ordre. Mais il peut exister de petites mosquées, informelles, où ce discours séditieux a cours.
Pourquoi les profils qui nous intéressent ici ne fréquentent-ils pas les mosquées qui ont pignon sur rue?
Un individu animé de pulsions violentes, qui plus est souvent délinquant, n’y trouve pas les justifications à sa révolte. Le discours qu’on tient là ne lui plaît pas, il a l’impression d’avoir affaire à de mauvais musulmans. Alors il va voir et écouter les imams salafistes, dont le discours peut induire une rupture avec les mœurs environnantes mais qui, pour autant, n’incitent pas à la violence. Du coup, ces imams-là ne lui plaisent pas non plus. Il les trouve trop connectés à l’Arabie saoudite, dont il réprouve l’alliance avec l’Occident. Arrive un moment où il tombe sur ce qu’il cherche, des gens qui excommunient à tour de bras au prétexte d’un «islam dévoyé».
Quels sont les quelques mots centraux de la diabolisation de l’Occident?
Il y a les mots du monde contemporain et ceux du monde des ancêtres. Ils se nourrissent les uns les autres. Dans le premier cas, la guerre du Golfe de 1991 puis la guerre contre l’Irak en 2003 sont des mots qui, précisément, renvoient aux batailles ayant opposé, au Moyen Age, les musulmans aux croisés, aux mécréants.
Daech fait relativement peu de cas d’Israël et des juifs dans sa propagande, alors que l’antisionisme, mâtiné parfois d’antisémitisme, est généralement un thème mobilisateur auprès de la jeunesse musulmane. Comment expliquez-vous cela?
Si Israël est moins central, c’est parce que la priorité de Daech est la construction d’un espace territorial dans lequel tous les musulmans pourraient se rendre. L’organisation terroriste n’a pas le temps, si je puis dire, de penser à Israël. Et puis l’Etat d’Israël ne mobilise pas tant qu’on le dit. Certes, il y a une clientèle antisioniste assez importante, mais c’est toujours le même stock de population. Alors que l’islam en tant que tel, lui, est mobilisateur.
Daech voit grand…
Oui, la matrice qu’il développe peut toucher tout le monde, musulmans et non-musulmans. C’est un message envoyé au monde: venez ici, vous aurez un endroit où vous pourrez être vous-mêmes, vous épanouir. Cette vision peut plaire aux nihilistes de nos campagnes, dont le rapport à l’islam est a priori nul. Les pulsions de violence rencontrent le romanesque. Daech a un paradis à proposer. Alors que nous, dans nos sociétés européennes, sommes fatigués. Nous n’avons pas grand-chose à proposer à des individus dans la fleur de l’âge. Et voilà qu’un monde merveilleux, fait d’ardeur au combat, s’offre à eux, sur un territoire immense, où il y a de l’argent. Mais ce monde merveilleux est en réalité terrible.
Doit-on considérer les mosquées salafistes comme dangereuses? Il y en aurait une centaine en France, le premier ministre Manuel Valls s’est dit prêt à les fermer.
A mon avis, on se trompe en se focalisant sur ces mosquées. La source du terrorisme n’est pas là. J’en reviens à la notion de décrochage. Le décrochage est triple.
C’est-à-dire?
Premier type de décrochage, résolument dangereux: un parcours chaotique, fait de violence, avec la volonté de punir la société, en faisant de ses échecs des signes d’élection aux yeux de Dieu. Cela mène au terrorisme. Deuxième type de décrochage: faute de vivre ensemble, vivons entre nous. Ici, le religieux devient un refuge identitaire et une source d’espérance. Cela peut conduire au repli, voire à la violence, mais ce n’est pas le but recherché par les prédicateurs. C’est là qu’on trouve les imams salafistes – je parle de ceux connus publiquement, tel Rachid Abou Houdeyfa, à Brest. Si leur discours est rétrograde, il contribue généralement à canaliser les pulsions violentes. Ces salafistes-là en restent aux mœurs, tandis que Daech fait de la géopolitique et conteste la légitimité des Etats.
Quel est le troisième type de décrochage?
Faute de vivre ensemble, allons vivre ailleurs. On trouve là deux catégories de gens. Ceux qui ont plutôt bien réussi dans leur vie mais qui ne trouvent pas leur place en France et vont vivre par exemple à Londres, réputée plus accommodante avec un mode de vie musulman. Et puis il y a ceux qui font l’hégire, qui partent vers une terre d’islam, un mot qui fait référence au déplacement du prophète Mohammed de La Mecque à Médine.
L’hégire, Daech en joue.
Oui, c’est pour ça qu’il attire. Daech s’appuie sur trois mythes puissants: celui de la restauration du califat, celui de la fin du monde et celui de l’hégire. Trois mythes qui, mis ensemble, font une sacrée promesse d’existence.
La Belgique, avec notamment ce quartier bruxellois de Molenbeek, qui semble avoir été le QG des attentats de Paris, donne l’impression d’être un nid de djihadistes. Comment se fait-il qu’elle n’ait pas été plus vigilante?
L’identité nationale belge n’est pas aussi forte que l’identité nationale française. C’est pour cela qu’en France moins de gens, proportionnellement, qu’en Belgique partent faire le djihad en Syrie. Alors même que la Belgique, qui abrite une grande communauté marocaine, n’a jamais colonisé le Maghreb, contrairement à la France. Aujourd’hui en France, malgré l’horreur qui vient de se produire, ou en raison de celle-ci, le sentiment d’appartenance est plus fort.
«Le Coran expliqué aux jeunes». De Rachid Benzine. Ed. du Seuil, 200 p.
Profil
Rachid Benzine
Cet islamologue né au Maroc a grandi à Trappes, dans les Yvelines. Il enseigne à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, qui abrite un Observatoire du religieux, dont il est membre. En 2004, il publie Les nouveaux penseurs de l’islam et, en 2013, Le Coran expliqué aux jeunes.
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