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Un tournant pour la Syrie?

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Jeudi, 19 Novembre, 2015 - 05:58

Décodage. Le message revendiquant les attentats de Paris sort du cadre idéologique habituel de Daech. Peut-être le signe d’un changement de cap. Sur le terrain militaire, l’organisation terroriste est fragilisée, mais les stratégies de ceux qui la combattent sont parfois discordantes.

Luis Lema

Quelques heures à peine avant que Paris soit plongé dans l’horreur, Barack Obama se félicitait. Grâce à l’avancée des forces kurdes, puissamment épaulées par l’aviation américaine dans le nord de l’Irak, une victoire «significative» avait été obtenue contre l’organisation de l’Etat islamique (Daech). Les djihadistes étaient en bonne voie d’être «contenus», promettait à haute voix le président américain.

Le démenti a été cinglant. Quels que soient les succès militaires obtenus sur le terrain, le vieil adage se confirme: très souvent, il ne suffit pas de tuer davantage de terroristes pour qu’il y en ait moins. C’est d’autant plus vrai dans un panorama proche-oriental saturé aujourd’hui de milices, de coalitions internationales, et de conflits à tiroirs. Les tueries de Paris auront-elles pour conséquence de clarifier la situation en Syrie et en Irak? Permettront-elles enfin de réunir les volontés éparses afin de se concentrer sur cette menace? Le point sur la situation, en quatre tableaux.

Où en est Daech?

L’organisation de l’Etat islamique n’est pas seulement une implacable machine à tuer. L’attrait qu’elle exerce sur les candidats au djihad du monde entier s’explique aussi par la minutie avec laquelle Daech réussit à emballer son discours, à promettre le paradis à ses partisans grâce à des images parfaitement léchées. Des couleurs saturées, des ralentis, des intrigues narratives, des refrains entêtants: autant de recours à des techniques professionnelles pour mieux «vendre» ses crimes. Or, un élément frappe dans le communiqué par lequel Daech a revendiqué les attentats de Paris: écrit comme à la va-vite, truffé de fautes, c’est comme s’il n’avait pas passé le filtre de la «com» officielle de l’organisation, celle qui fait sa marque de fabrique, tout à la fois d’un archaïsme qui fait froid dans le dos et d’une ahurissante modernité.

Que se passe-t-il? Un point, surtout, laisse les experts interloqués. Le message mis en ligne d’abord en arabe et en français, avant d’être traduit aussi en anglais, manque de toute référence au cadre général. Traditionnellement, chaque revendication d’action violente, a fortiori de l’ampleur de celles commises en France, sert en quelque sorte de «produit d’appel» pour susciter de nouvelles vocations, afin de grossir les rangs des combattants aux côtés du «calife» Abou Bakr al-Baghdadi. En clair: une invitation, quasi automatique, à rejoindre le «Dar el-Islam», la terre de l’islam, soit le «califat» auto­proclamé. C’est à partir d’ici, de ce territoire débarrassé de toute impureté, que les «vrais musulmans» (lire: les adeptes de l’Etat islamique) pourront diriger «l’administration de la sauvagerie», pour reprendre le titre de ce qui sert à la fois de texte fondateur du mouvement et de manuel du parfait djihadiste.

Ce texte, signé par un auteur qui se fait appeler Abou Bakr Naji, a été pratiquement suivi à la lettre par les commandants de Daech depuis sa parution en 2004. Or que dit-il? En attendant la bataille du Jugement dernier, il s’agit d’installer le chaos, afin de s’imposer dans un premier temps face aux régimes arabes et musulmans. Toute «bataille frontale» est à éviter, a fortiori avec les grandes puissances impies appelées «l’ennemi lointain». Au contraire, en parallèle avec la montée de la terreur au sein du monde musulman, il faut avant tout viser à «unir les cœurs des gens», explique le manuel. Et ce, en fournissant à l’économie des moyens de fonctionner, en offrant aux administrés de quoi subvenir à leurs besoins ainsi que des soins médicaux. En un mot: en érigeant les bases d’un Etat qui serait placé sous la gouvernance de la charia (loi islamique).

Or nulle trace de cette vision millénariste dans les attaques de Paris. La preuve, s’il en fallait une, que Daech est aujourd’hui en pleine mue stratégique. De gré ou de force, l’organisation semble avoir basculé du côté du «djihad global», comme l’avait fait al-Qaida avant elle. Ce faisant, elle met en sourdine ce qui représentait sa force et ce qui, en grande partie, l’avait transformée en un aimant pour les candidats au djihad: la possession d’un vaste territoire, à partir duquel pourrait s’étendre le «califat» à la manière d’un empire en mouvement.

Le signe de profonds tiraillements entre le noyau fondateur de l’organisation et les djihadistes étrangers accourus des banlieues françaises, de Russie ou du Maghreb? La preuve que la formidable extension territoriale des débuts est aujourd’hui stoppée et qu’il n’y a d’autre issue que d’exporter la lutte, quitte à brûler les étapes en vue de la grande apocalypse finale? Quelle qu’en soit la raison ultime, Daech joue gros en sortant ainsi de son cadre idéologique. En termes de cohérence interne, mais surtout en finissant de s’exposer à la fureur et à la puissance de feu des grands Etats (la Russie pour l’avion abattu au-dessus du Sinaï, l’Iran pour les attentats commis contre le Hezbollah chiite à Beyrouth, désormais la France). C’est fait: la «bataille frontale» a été lancée.

Quelle riposte française?

La France – désormais «en guerre», selon son président, François Hollande – n’a pas attendu longtemps avant de lancer ses avions pour bombarder des positions de l’Etat islamique dans sa «capitale» syrienne, Raqqa. Mais pour l’instant, rien n’indique que les chasseurs français auront plus d’impact que les bombardements opérés par les Etats-Unis d’un côté, et la Russie de l’autre.

«Contenir» et fragiliser Daech à force de nouvelles frappes? C’est possible. «La stratégie américaine y réussit déjà en partie, note Hassan Hassan, spécialiste de la question à la Chatham House de Londres. Ainsi, on a peut-être empêché les djihadistes de s’emparer d’Erbil, dans le Kurdistan irakien, ou de la capitale, Bagdad.» Vaincre l’Etat islamique? C’est une autre histoire, surtout depuis que l’EI a donné la preuve qu’il a développé ses réseaux à l’étranger et qu’il est prêt à repasser à l’attaque. «Ces frappes sont nécessaires, mais elles contribuent aussi à faire le jeu de l’Etat islamique», résume Hassan Hassan. Un engrenage fait d’attentats et de représailles est le meilleur moyen d’attirer encore davantage de recrues.

En réalité, c’est à reculons que François Hollande avait accepté, il y a tout juste deux mois, d’élargir les frappes françaises à la Syrie, alors que Paris s’en était tenu jusque-là au seul territoire irakien. La prise de conscience du danger croissant que représente Daech? L’explication n’est pas là. Il s’agissait plutôt, avec l’entrée en force de la Russie, de ne pas se laisser marginaliser. Car le jeu diplomatico-militaire qui s’est mis en place autour de l’organisation djihadiste est touffu. Pour le moins.

Vers une large coalition?

Brandir l’étendard de la lutte contre Daech se révèle particulièrement utile à un bon nombre d’acteurs sur le terrain. Au régime de Bachar el-Assad, cet épouvantail permet de s’afficher comme seul rempart face au chaos; à l’Iran, il a déjà fourni le prétexte pour s’emparer d’une bonne partie des commandes, aussi bien en Irak qu’en Syrie; pour la Russie, c’est un moyen de plonger dans l’oubli l’Ukraine et la Crimée, et de créer en passant un avant-poste important dans le Moyen-Orient; les combattants kurdes, encore, comptent sur leur bravoure démontrée contre Daech pour imposer progressivement l’idée d’une vaste zone autonome, voire l’établissement d’un Kurdistan indépendant. Pour la Turquie, enfin, l’Etat islamique est aussi un moyen, précisément, de contrer les visées kurdes. Bref, si l’Etat islamique n’existait pas, beaucoup rêveraient de l’inventer. Ils sont nombreux à tirer leur épingle du jeu d’une région émiettée, divisée, échappant à tout pouvoir hégémonique.

La donne est connue. Et ce sont précisément ces multiples interférences internationales qui ont interdit jusqu’ici tout espoir de formuler une stratégie globale pour s’en prendre aux djihadistes. Et aujourd’hui, le drame auquel fait face la France ne change pas grand-chose sur le fond. Si l’objectif consistait bien à éradiquer l’Etat islamique, ce sont des dizaines, voire des centaines de milliers de soldats qu’il faudrait envoyer sur le front. Or, ni les peshmergas kurdes ni les combattants chiites ne seraient prêts à mourir pour libérer les populations sunnites du joug de Daech. Bien davantage: ces sunnites, immanquablement, finiraient par se retourner contre ceux qu’ils percevraient comme de nouveaux envahisseurs. Ils se jetteraient dans les bras des milices les plus puissantes et les plus déterminées. Bref, dans un nouvel avatar de l’Etat islamique. C’est le serpent qui se mord la queue.

S’accommoder de Bachar el-Assad?

C’est l’autre face de la création d’une grande coalition unifiée dirigée contre Daech. La thèse est la suivante: pour éradiquer les djihadistes, il faut pacifier la Syrie. Et pour pacifier la Syrie, il n’y a d’autre recours que de composer avec toutes les forces en présence, y compris le régime syrien. Mais au demeurant, alors que Bachar el-Assad est toujours en place, il n’a pu contenir les avancées de Daech, semblant même les avoir allègrement permises, comme à Raqqa ou, plus récemment, à Palmyre. Le pouvoir de Damas et l’Etat islamique «ne se sont pratiquement jamais pris pour cible l’un l’autre, affirmait récemment le secrétaire d’Etat américain, John Kerry. Ils vont même jusqu’à faire du commerce ensemble en achetant ou vendant du pétrole. Leur relation est symbiotique.»

Pour la France, qui est parmi les pays à s’être le plus vivement opposés à tout dialogue avec Assad, un éventuel retournement sur cette question serait proprement incompréhensible. Or, en multipliant les raids contre l’Etat islamique en Syrie, la voilà aujourd’hui plongée plus profondément que jamais dans un mouvement qui, à terme, ne peut que profiter au régime syrien.


Sommaire:

«Je me disais «Je vis! Je vis! Je vis!» Mais j’attendais la balle»
Un tournant pour la Syrie?
Gouverner
«Un parcours fait de violence, avec la volonté de punir la société»
Sécurité: la France joue le tout pour le tout
Deux bonnes idées et une mauvaise
Frères contre frères
L’indispensable réponse visuelle à l’horreur
«Ni haine ni pardon. Pour faire face, il faut comprendre»

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Source: Institute for the study of war
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