Enquête. Alors qu’ils devraient préparer ensemble un terrain favorable à une nouvelle votation, patrons et syndicats se déchirent sur les mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes.
Il n’y a pas que sur le front extérieur que le dossier européen est en panne à la suite de l’approbation par le peuple de l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse» en février 2014. En Suisse aussi, il ne progresse pas. Les partenaires sociaux semblent incapables de trouver un consensus sur une question cruciale, celle des mesures d’accompagnement qui complètent l’accord sur la libre circulation des personnes. Les syndicats exigent leur renforcement, alors que l’Union patronale suisse (UPS) s’y refuse. Or, sans une union sacrée de leur part, le Conseil fédéral n’a aucune chance de gagner une seconde votation face à l’UDC, celle qui doit sauver la voie bilatérale avec l’UE.
Dans les états-majors du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) de Didier Burkhalter et du Département de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR) de Johann Schneider-Ammann, la tension monte. Personne n’y voit d’un bon œil le bras de fer auquel se livrent les représentants des travailleurs et ceux de leurs employeurs. «Il est urgent que les partenaires sociaux s’entendent et tirent les leçons du passé», dit un haut commis de l’Etat. Justement: avant la votation sur l’immigration de masse, ils n’avaient pas fait front commun. Une erreur fatale!
Les mesures d’accompagnement, c’est en quelque sorte le «Swiss finish» de l’accord passé avec l’UE sur la libre circulation des personnes. Dès son entrée en vigueur en 2002, la Suisse a tenu à prévenir des abus, soit des travailleurs européens rémunérés par exemple à dix euros l’heure seulement. Ce faisant, elle a irrité Bruxelles en fixant un délai d’annonce de huit jours pour chaque entreprise étrangère, le réduisant même au premier jour pour certains secteurs.
En 2013, le Parlement a encore renforcé l’attirail en reconnaissant – pour le secteur de la construction – le principe de responsabilité solidaire, selon lequel l’entrepreneur contractant répond d’éventuels abus commis par ses sous-traitants. Enfin, le Parlement examine en ce moment un durcissement des sanctions pour les employeurs peu scrupuleux, dont l’amende pourrait grimper de 5000 à 30 000 francs.
Aux yeux du Secrétariat à l’économie (SECO), tout va bien. En 2014, les commissions tripartites et paritaires ont contrôlé plus de 40 000 entreprises (dont 7000 indépendants) et 159 000 personnes. «Les mesures d’accompagnement ont fait leurs preuves», conclut-il. Mais l’Union syndicale suisse (USS) ne partage pas cet optimisme. «Les pressions sur les salaires et les abus commis par les employeurs sont une triste réalité dans la riche Suisse. La situation a encore empiré après le renforcement du franc en janvier dernier», déplore-t-elle.
Dans le rapport du SECO, un indicateur l’alarme tout particulièrement: «En 2014, les contrôles ont débouché sur une hausse de 25% des sanctions par rapport à l’année précédente», relève Aldo Ferrari, vice-président d’Unia. Dès lors, les syndicats revendiquent non seulement une hausse des contrôles, mais aussi des mesures de prévention, soit des certificats de conformité aux conventions collectives, voire un registre professionnel pour les entreprises participant à un appel d’offres en Suisse.
Face aux syndicats se dresse l’UPS, qui représente plus de 100 000 PME occupant 1,8 million de travailleurs. Et celle-ci refuse d’entrer en matière. «Il faut stopper d’urgence ceux qui veulent bureaucratiser le marché du travail, assène-t-elle. Car les entreprises ont toujours plus de peine à maintenir des emplois concurrentiels dans notre pays», renchérit-elle.
Alors qu’il ne reste plus que quinze mois pour trouver une solution avec Bruxelles, patrons et syndicats se déchirent sur les moyens de mieux encadrer la libre circulation des personnes.
Etonnant Röstigraben
Toutefois, les milieux patronaux ne se sont pas unis derrière une position aussi tranchée. On croit même discerner l’apparition d’un «Röstigraben» en la matière. En Suisse alémanique, le président de l’UPS, Valentin Vogt, et le président de Swissmem, Hans Hess, rejettent toute nouvelle concession sur de quelconques garde-fous. «Comme le SECO, nous tirons un bilan positif des mesures d’accompagnement, souligne l’UPS. Outre son efficacité, le dispositif actuel se distingue par sa souplesse: les inspections sont plus nombreuses dans les zones frontalières et ciblées sur les secteurs à risque.»
De ce côté-ci de la Sarine en revanche, la Fédération des entreprises romandes (FER) se montre beaucoup moins dogmatique. «Nous sommes favorables à une hausse des contrôles, à condition qu’ils soient ciblés là où il y a des abus», déclare son secrétaire général, Blaise Matthey.
A Genève, ainsi, c’est main dans la main que les partenaires sociaux et l’Etat ont élaboré un projet de police du marché du travail, plébiscité par le Grand Conseil le 13 novembre dernier. Une première en Suisse, mais qui fait passer les Genevois pour des Martiens au siège zurichois de l’UPS! Cette inspection paritaire des entreprises sera composée de 24 contrôleurs, douze désignés par les syndicats et douze par les patrons.
Bref, alors qu’en Suisse romande on prend des mesures pour rassurer la population, outre-Sarine l’UPS ne lâche pas un pouce de terrain. Une intransigeance que le syndicaliste Aldo Ferrari ne comprend pas: «En Suisse alémanique, les patrons souffrent de la psychose de tomber dans le soviétisme si on renforce les mesures d’accompagnement», ironise-t-il.
Schneider-Ammann critiqué
Côté romand, on s’inquiète de la passivité du ministre de l’Economie, Johann Schneider-Ammann, dans ce dossier. Une attitude étonnante compte tenu de son passé d’ex-patron d’un groupe de 3000 employés ayant la réputation d’avoir traversé les crises sans avoir jamais prononcé de licenciement. C’est d’ailleurs ce sens de la responsabilité sociale qui lui avait valu l’appui du PS lors de son élection au Conseil fédéral en 2010.
Rattrapé par une affaire d’optimisation fiscale à la veille de la votation du 9 février 2014, Johann Schneider-Ammann avait renoncé à renforcer les mesures d’accompagnement avant cette échéance, préférant faire des propositions quelques semaines plus tard. «En l’occurrence, il lui a manqué le bon timing», note Blaise Matthey. Aldo Ferrari est quant à lui plus sévère: «Johann Schneider-Ammann n’a aucune vision sur le rôle des partenaires sociaux pour redonner confiance aux membres des syndicats qui doutent de plus en plus de l’efficacité des mesures d’accompagnement.»
Au DEFR, on reste serein. «La question d’une adaptation des mesures d’accompagnement ne se posera pas avant que le Conseil fédéral ait fixé les modalités de limitation de l’immigration», fait savoir son service de communication. Qui reconnaît toutefois que le soutien des partenaires sociaux sera «particulièrement important».
Voilà qui ne rassure qu’à moitié. Le 4 décembre prochain, le Conseil fédéral évoquera peut-être de premières pistes pour résoudre la quadrature du cercle que pose l’initiative de l’UDC. Théoriquement, il n’a plus que quinze mois pour trouver une solution avec Bruxelles. Dans cette optique, il serait prudent de pacifier auparavant les partenaires sociaux.