Eclairage. Contrairement à une idée largement répandue, l’ancienneté d’un conseiller fédéral ne lui donne pas la priorité pour changer de département. Le collège décide et, si besoin, vote.
Curieusement tenace, un bruit court depuis des années sur la répartition des départements entre les conseillers fédéraux. A l’en croire, le doyen, soit celui qui siège au gouvernement depuis le plus de temps, aurait la priorité s’il veut changer de département. Viendrait ensuite celui qui a été élu juste après le doyen, et ainsi de suite. Les autres n’auraient qu’à opiner du bonnet.
Et comme tout le monde, ou presque, part de l’idée que la doyenne actuelle Doris Leuthard ne va pas quitter le Département de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) repris en 2010, les regards convergent vers Ueli Maurer qui arrive après elle en termes d’ancienneté. Autant dire que dans l’administration fédérale, et tout particulièrement aux Finances, les fonctionnaires frémissent. Leur crainte: que l’UDC succède à Eveline Widmer-Schlumpf, souci encore renforcé par les injonctions des uns et des autres. Dans la Weltwoche par exemple, le professeur d’économie émérite Silvio Borner a appelé Ueli Maurer à saisir cette «chance historique» de reprendre le Département des finances «en mains bourgeoises». Comme tant d’autres, le professeur croit en effet que l’ancienneté est déterminante.
Votes et psychodrames
Eh bien, c’est faux. La Loi sur l’organisation du gouvernement et de l’administration, la LOGA pour les intimes, ne prescrit que deux obligations dans son article 35, alinéa 3: «Le Conseil fédéral répartit les départements entre ses membres, qui sont tenus d’accepter le département qui leur a été attribué.» Autrement dit, c’est le collège dans son ensemble qui décide. Le porte-parole du Conseil fédéral André Simonazzi le confirme: «Les décisions sur la répartition des départements ne se prennent pas en fonction de l’ancienneté. D’ailleurs, si le gouvernement ne parvient pas à un consensus, il vote.»
Souvenez-vous d’Adolf Ogi en 1995. Il avait dû céder sa place à la tête du DETEC au nouveau venu d’alors, Moritz Leuenberger. De fort mauvais gré. Il ne voulait pas d’une relégation «en ligue B», comprenez à la Défense, appelée à l’époque Département militaire fédéral. Il a pourtant dû obtempérer.
Deux ans plus tôt, une autre répartition tourna carrément au psychodrame. Après le départ de René Felber, les deux PDC Arnold Koller et Flavio Cotti souhaitaient ardemment reprendre le Département des affaires étrangères (DFAE). Une séance houleuse qu’Adolf Ogi, alors président de la Confédération, a racontée dans le livre Dölf Ogi, c’est formidable!, sorti en français il y a deux ans. Le Bernois interrompit la réunion pour que les deux PDC sortent et se mettent d’accord. Sans succès. Il envoya le doyen Otto Stich jouer les médiateurs. Raté. Ogi s’y essaya aussi. Encore raté. Au bout du compte, le collège vota et Cotti gagna. Jean-Pascal Delamuraz, qui aurait préféré Arnold Koller, était hors de lui. Il appela Adolf Ogi dans la soirée pour lui annoncer qu’il démissionnerait le lendemain. Le Bernois aurait alors regagné la vieille ville de Berne et l’appartement du Vaudois pour le convaincre de déchirer sa lettre de démission.
Huis clos?
Mais alors, direz-vous, d’où vient cette croyance persistante sur le droit accordé aux anciens de choisir leur département?
Elle s’explique en partie par le mystère qui entoure cette fameuse séance de répartition. Celle-ci se tient en effet dans le plus strict huis clos, les sept Sages se retrouvant entre eux, sans chancelier ni vice-chancelier. Le lieu, pas communiqué, varie: bureau du président, autre salle du Palais fédéral ou, plus rarement, maison de Watteville. Quant à la date, on ne la connaît pas avant, mais elle tombe généralement sur un jour de séance du Conseil fédéral. Cette année, il s’agirait du vendredi 11 décembre, deux jours après l’élection générale du gouvernement par l’Assemblée fédérale. C’est du moins la date qu’a laissé échapper Ueli Maurer quand il a accompagné les trois autres candidats officiels de l’UDC devant la presse.
Mais la confusion vient surtout du fait qu’il existe bel et bien un ordre de préséance déterminé par la chronologie des arrivées au gouvernement. C’est dans cet ordre que les parlementaires réélisent les conseillers fédéraux. C’est dans cet ordre aussi que les conseillers fédéraux prennent la parole lors de leur séance hebdomadaire.
Par conséquent, lors de la réunion sur la répartition des dicastères, la doyenne est la première à s’exprimer, et donc la première à pouvoir déclarer quel est le département qu’elle souhaite diriger.
En l’occurrence, Ueli Maurer, en deuxième position, pourra bien sûr émettre le vœu de reprendre les Finances. Mais cela ne signifie en aucune façon qu’il l’obtiendra. Après un premier tour de piste, les sept membres du collège discutent, négocient, parfois plusieurs heures, avant de décider et, si nécessaire, voter. S’agissant du Département des finances, ils réfléchissent à deux fois. Et pour cause: il s’agit là d’un département clé dont dépendent les six autres. Tout projet, avant qu’il arrive sur les tables du gouvernement, est soigneusement préparé en amont par le département concerné et celui des finances.
Selon nos sources, Christoph Blocher aurait insisté pour reprendre les Finances en 2003. Mais la majorité n’aurait pas voulu que le chef de l’UDC se mêle de trop près de leurs affaires. Arguant que son parti avait bâti son succès sur une critique permanente des requérants d’asile, des étrangers et des politiques les concernant, on lui dit d’endosser la responsabilité dans ces dossiers-là. D’autant plus que sa formation de juriste s’y prêtait bien. Le Zurichois reprit donc Justice et Police.
Le département clé
Un raisonnement similaire pourrait s’imposer en décembre. Contrairement à son aïeul politique Willi Ritschard qui s’était vu pousser vigoureusement aux Finances par Kurt Furgler notamment, Simonetta Sommaruga serait dans les starting-blocks, et avec elle son parti, pour reprendre ce département majeur. Le collège pourrait accorder sa confiance à la Bernoise plutôt qu’à Ueli Maurer qu’on imagine assez mal négocier à l’étranger, et plutôt qu’à un nouveau venu sans expérience de conduite et de gouvernement tel le très jeune et très néolibéral Thomas Aeschi. A moins qu’un des deux PLR ne se sacrifie au nom de la nouvelle droite triomphante et ne reprenne ce département clé. Suspense.