Reportage. Wichita, la plus grande ville du Kansas, est connue pour sa réticence à toute régulation relative au climat. Dominée par les frères Koch, des milliardaires, cette ville du Midwest ne souhaite pas que les écologistes de San Francisco ou de New York lui fassent la leçon.
Stéphane Bussard, Wichita
Wichita, au cœur du Midwest. Quelques vieilles bâtisses rappellent l’histoire de la plus grande ville du Kansas fondée dans la seconde moitié du XIXe siècle. Quelques tours disparates témoignent d’un réel désir de modernité. Wichita a pu se targuer d’abriter la plus grande densité d’ingénieurs du pays. Longtemps surnommée «The Air Capital of the World», elle est encore le lieu d’implantation de constructeurs aéronautiques: Textron, Bombardier, Airbus. Mais depuis que Boeing a mis fin à une histoire de 85 ans avec la ville, rien n’est plus comme avant. Wichita dépend désormais beaucoup des frères Koch, des milliardaires qui refusent d’adhérer au consensus scientifique sur le réchauffement climatique. Le climato-scepticisme n’y est pas une religion. Mais presque.
A quelques kilomètres du centre-ville, Dennis Hedke, 63 ans, reçoit dans son bureau de consultant en géophysique. Sur une bibliothèque trônent une grande variété de minéraux qu’il aime présenter aux visiteurs. Il conseille des compagnies pétrolières et gazières, établit des cartes des champs à forer. Actif dans le Kansas, le Colorado et l’Oklahoma, il a aussi parcouru le monde, offrant son expertise jusqu’en Turquie et en Azerbaïdjan. Affable, le verbe généreux, il passe pourtant pour le héraut des climato-sceptiques. Quand on lui parle de la Conférence de Paris sur le climat (COP21), il dégaine rapidement: «Les médias nous livrent toujours la même rengaine. Selon 97% des scientifiques, le changement climatique est une réalité et le produit de l’activité humaine. Il importe de réduire de façon draconienne les émissions de CO2 afin de limiter la hausse de température à 2 degrés Celsius par rapport à l’ère préindustrielle. Pour moi, c’est un mensonge et de la désinformation.» Président de la Commission de l’énergie et de l’environnement de la Chambre basse du Parlement du Kansas, ce républicain ultraconservateur se plaît à ruer dans les brancards: «On a beau avoir recours à des avions, des ballons d’essai et des satellites, nous ne comprenons que 10% du climat.»
Au coeur du conservatisme
Il y a quatre ans, Dennis Hedke a publié un livre dans lequel il justifie son climato-scepticisme. Son titre, The Audacity of Freedom (L’audace de la liberté) répond à un autre ouvrage intitulé The Audacity of Hope (L’audace d’espérer) de Barack Obama. L’élu du Kansas y publie d’innombrables graphiques. Sur l’un d’eux figurent deux courbes, l’une montrant les hausses de température et l’autre l’augmentation des émissions de dioxyde de carbone. «Vous voyez, s’exclame le républicain, bien que les émissions de CO2 augmentent, la température reste stable. Il n’y a aucune corrélation entre le CO2 et le réchauffement. La concentration de CO2 dans l’atmosphère ne dépasse pas 400 parts par million (ppm). Dans un sous-marin américain, la concentration de dioxyde de carbone atteint 8000 ppm. Aucun sous-marinier ne s’est jamais plaint de vertiges. Les gens n’ont vraiment pas une bonne compréhension des effets du CO2.» Le fait que le mois d’octobre a été le plus chaud jamais enregistré ne perturbe pas Dennis Hedke qui rappelle qu’en 2008, la température mensuelle moyenne était de 55 degrés Fahrenheit (12,7 degrés Celsius), le même niveau qu’en 1936.
Dans son livre, il mentionne les «ennemis de l’intérieur», ceux qui minent la liberté des citoyens américains. Il y a le milliardaire George Soros, le «communiste hongrois qui n’attend qu’une chose: aider le président Obama à transformer l’Amérique». Il est aussi question de l’ex-vice-président démocrate Al Gore pour qui «vendre du vent, à savoir du CO2, deviendra le business le plus lucratif jamais créé». Les amis de la liberté sont aussi cités: les commentateurs radiophoniques Glenn Beck, Rush Limbaugh et l’animateur de Fox News Sean Hannity. Dans la perspective de la COP21 de Paris, Dennis Hedke pense que les Etats-Unis ont déjà fait leur travail. «La qualité de l’air ici s’est beaucoup améliorée. Rien à voir avec la manière dont les Chinois et les Indiens polluent l’atmosphère.»
A Wichita, Dennis Hedke ne prêche pas en plein désert. Le Kansas est le cœur palpitant du conservatisme en Amérique. Même les blue-collars, les classes laborieuses, en viennent à voter contre leurs propres intérêts et en faveur des républicains, le parti des affaires. C’est ce qu’avait démontré l’auteur Thomas Frank avec son best-seller What’s the Matter with Kansas? qui soulignait l’émergence de ce que l’on a appelé les Reagan Democrats. Journaliste au Wichita Eagle, Dan Voorhis n’est pas surpris par le scepticisme ambiant au sujet du réchauffement climatique. «Les gens ici défendent un conservatisme frugal. Ils n’aiment pas l’ostentatoire. Ce sont des conservateurs qui préfèrent le pragmatisme à l’idéologie. Le Kansas a toutefois changé. L’Etat a fortement viré à droite. L’Etat est devenu l’ennemi à abattre. L’élection du gouverneur Sam Brownback, un ancien sénateur très proche du Tea Party, en est l’illustration.» Le Kansas a appliqué jusqu’à l’extrême les recettes de l’économie de l’offre. Les impôts sur les entreprises à responsabilité limitée ont été supprimés. Les revenus fiscaux se sont effondrés, forçant le Kansas à couper à la hache dans ses budgets pour l’éducation. Mais l’économie n’a connu aucune relance. Sous l’impulsion du Tea Party, nombre de sociétés «ont pris en otage l’électorat, constate Dan Voorhis. Il n’est pas étonnant que la cote de popularité de Brownback ait chuté à 19%.»
Défiance totale
La réticence à accepter la thèse du réchauffement climatique n’est cependant pas sous-tendue par une science à laquelle on ne ferait pas confiance. Les milieux agricoles sont les premiers à encenser les progrès scientifiques pour améliorer leur productivité. Au Kansas, le «Sunflower State», où certains continuent de se voir comme les descendants des premiers pionniers de l’Ouest, on ne nie pas le phénomène climatique, mais on ne sent pas l’urgence de le combattre. Hormis des problèmes de sécheresse dans sa partie occidentale, le Kansas est immense et sa densité démographique très faible. «Le climato-scepticisme ici est plus l’expression d’une défiance totale à l’égard de l’Etat exacerbée par le Tea Party et les ultraconservateurs, analyse le journaliste Dan Voorhis. Surtout, les habitants du Kansas n’acceptent pas que les intellectuels et écolos des côtes ouest et est des Etats-Unis leur fassent la leçon et les traitent avec dédain. Ils craignent que ce mouvement en faveur de la lutte pour le climat ne soit un cheval de Troie pour changer la culture conservatrice de leur Etat.»
Assis confortablement sur un canapé dans le café branché Mead’s Corner, à la Douglas Avenue, Mark Pratt, 25 ans, pianote sur son laptop. Il a travaillé pour l’US Air Force. En 2012, il a voté pour le libertarien Ron Paul. Il est favorable aux énergies renouvelables telles que le solaire ou l’éolien. Mais quand on lui parle d’une taxe carbone, Mark Pratt fronce le sourcil. Il ne voit pas pourquoi il devrait payer davantage pour faire le plein de sa voiture. Professeur à la Fort Hays State University, Chapman Rackaway analyse: «Les électeurs ont une perception ambivalente du changement climatique. Ils restent plus passifs que ceux qui le combattent avec conviction et des moyens considérables.» A Wichita, les tensions entre les politiques environnementales et l’économie sont d’autant plus fortes, poursuit le professeur, que la ville, après le départ de Boeing, se cherche une nouvelle identité économique.
Un autre facteur explique la proportion élevée de climato-sceptiques au Kansas: les frères Koch. A Wichita, surnommée aussi Kochville, Charles et David Koch ont bâti un empire, Koch Industries. Si la multinationale s’est aujourd’hui diversifiée, elle a surtout fait fortune grâce aux hydrocarbures. Selon Daniel Schulman, auteur du livre Sons of Wichita: How the Koch Brothers Became America’s Most Powerful and Private Dynasty, Koch Industries présentait un «horrible bilan écologique» dans les années 90.
Les deux frères, dont la fortune avoisinerait les 50 milliards de dollars chacun, ont financé des organismes qui ont remis en question les thèses scientifiques attestant le réchauffement climatique. En 2016, ils devraient injecter près de 900 millions de dollars pour influencer les élections à la Maison Blanche et au Congrès. Leur réseau, dénommé péjorativement le Kochtopus en référence à une pieuvre qui contrôlerait tout, irrite jusqu’au Vatican. Le groupe de réflexion chicagolais Heartland Institute, financé par la nébuleuse Koch, est allé à Rome pour protester contre l’encyclique papale appelant à lutter contre le changement climatique.
A Wichita, critiquer les Koch est un exercice risqué. Les deux frères et leur société emploient 3500 personnes dans une ville qui leur doit tout: le Koch Community Plaza and Koch Scouting Center, le Koch Orangutan & Chimpazee Habitat, le Koch Aquatic Center. Nombre d’organisations caritatives bénéficient de leur générosité.
Le plan d’action d’obama
Les deux milliardaires se sont montrés très critiques par rapport aux mesures prises par l’administration de Barack Obama. Le président américain a annoncé ce printemps son plan d’action climatique et en août le Clean Power Act, les mesures les plus radicales jamais présentées outre-Atlantique pour lutter contre le réchauffement climatique. Les Etats-Unis, deuxième plus grand pollueur de la planète après la Chine, s’engagent à réduire de 26 à 28% leurs émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2025 par rapport à leur niveau de 2005. Il y a une semaine, le Sénat américain a refusé ce plan d’action, reflétant la position majoritaire des républicains. Barack Obama a promis d’user de son veto, si nécessaire. La question du changement climatique étant toutefois prise de plus en plus au sérieux par l’opinion publique américaine, quelques ténors républicains commencent à se distancier de ce climato-scepticisme.
A Wichita, Dennis Hedke abonde dans le sens des frères Koch: il ne faut pas réguler. C’est le marché qui doit décider. «Le Kansas sera fortement touché. Il devra réduire ses émissions de CO2 de 44% d’ici à 2025, peste l’élu républicain. Ces mesures environnementales vont coûter des milliers de milliards de dollars à l’économie.» Comme nombre d’habitants du Kansas, il exècre Barack Obama, qu’il appellera «BO» quand il aura quitté la Maison Blanche. Un compliment? Pas vraiment. L’abréviation signifie aussi body odor (odeur corporelle) implicitement mauvaise.