Dossier. Devancé désormais par Novak Djokovic, le Bâlois reste le numéro un mondial pour les sponsors. Au fil des ans, il a bâti une fortune qui doit autant à ses coups de raquette qu’à son sens du marketing.
Laurent Favre
Roger Federer a achevé sa saison dimanche avec une nouvelle finale aux Masters de Londres. Une fois encore, il a fallu un Novak Djokovic au sommet de sa forme pour battre le vétéran suisse. En 2016, année de ses 35 ans, le Bâlois prolongera un peu plus les feux d’une carrière qui ne cesse d’éblouir depuis près de dix-huit ans. Il tentera encore de remporter un 18e titre en Grand Chelem et de décrocher enfin l’or individuel aux Jeux olympiques de Rio de Janeiro.
Hors des courts, Federer devrait battre en 2016 un autre record: devenir le premier joueur à franchir le cap des 100 millions de dollars de gains en tournois. Il en est à 97 303 556 dollars. C’est deux fois plus qu’Andre Agassi et Pete Sampras au cours de leur carrière, quatre fois plus que Boris Becker, cinq fois plus que John McEnroe. Roger Federer, qui a remporté en 2015 sa millième victoire en professionnel et disputé sa dixième finale à Wimbledon, est aussi une légende sur le terrain financier. Le maître du sport-business.
Comment il est devenu une «cash machine»
Au fil des ans, le Suisse est devenu une véritable cash machine. Depuis plusieurs années, ses gains annuels dépassent les 50 millions de dollars. Au début de l’automne, le magazine Forbes les estimait à 67 millions pour la période septembre 2014-septembre 2015. Figurant régulièrement parmi les dix sportifs les mieux rémunérés du monde, Roger Federer est pourtant loin des superstars du football ou du sport américain en termes de revenus sportifs. Il a gagné cette année directement grâce à sa raquette 8 692 017 dollars, et seulement 3,2 millions en 2013, année marquée par des problèmes de dos. Les salariés du football Lionel Messi et Cristiano Ronaldo perçoivent, eux, directement du FC Barcelone et du Real Madrid des revenus qui, bon an mal an, flirtent avec les 20 millions d’euros annuels. En 2015, le record appartient aux boxeurs Floyd Mayweather et Manny Pacquiao, qui, grâce à un intéressement au système de visionnement de leur combat en pay per view, se sont partagé (inégalement) 250 millions de dollars.
Si Roger Federer, qui n’a pas de revenu sportif s’il ne joue pas, apparaît invariablement dans la short list des plus grosses fortunes du sport, c’est parce que aux simples gains en tournois, ce que l’on appelle le prize money et qui figure très officiellement sur le site de l’Association des joueurs de tennis professionnels (ATP), il ajoute des primes pour participer à certains tournois (que le milieu nomme pudiquement des «garanties»), des engagements pour des matchs exhibitions (il en a disputé trois en 2015), d’éventuelles primes en Coupe Davis et surtout, surtout, des contrats publicitaires. Ce sont ces contrats de sponsoring, donc ses revenus hors tennis, qui propulsent Roger Federer dans une autre dimension financière.
Les sponsors représentent de 65 à 70% de ses rentrées d’argent et lui assurent une rémunération constante. Ils sont actuellement au nombre de dix: l’équipementier sportif Nike (10 millions de dollars par an), le fabricant de raquettes Wilson (2 millions de dollars par an), le constructeur automobile Mercedes (montant non communiqué), les champagnes Moët & Chandon (6 millions d’euros), l’horloger Rolex (estimation: 1,5 million de francs par an), les machines à café Jura (2,2 millions de francs), le groupe bancaire Credit Suisse (2 millions de francs) ainsi que, pour des montants non communiqués, les chocolats Lindt, la compagnie aérienne privée NetJets et la société de téléphonie Sunrise. Du très haut de gamme.
Le cas des assurances Nationale Suisse, dont le contrat courant jusqu’à fin 2016 a été racheté avec le reste l’an passé par le groupe Helvetia, est actuellement en suspens. A titre de comparaison, le numéro un mondial, Novak Djokovic, s’affiche avec Peugeot, Uniqlo, Adidas, Jacob’s Creek, Head, Seiko et la banque australienne Anz.
Pourquoi il est le plus rentable
Moins connues du grand public, les garanties que touchent les meilleurs joueurs pour participer aux tournois de seconde catégorie (ATP 500 et ATP 250) représentent de 15 à 20% des revenus de Roger Federer. Selon les années, c’est parfois plus que le méritocratique prize money. Et là encore, il y a Federer et les autres. Longtemps, le bruit courait qu’apposer son nom sur l’affiche du tournoi se négociait 1 million. «Les organisateurs déboursent désormais entre 1,5 et 1,8 million d’euros. Juste pour qu’il vienne», estime Lionel Maltese, maître de conférences à Aix-Marseille Université et professeur à la Kedge Business School. Cet économiste du sport sait particulièrement de quoi il parle.
Ancien joueur de très bon niveau, proche de certains pros français, il travaille depuis quinze ans au développement du tournoi Open 13 de Marseille, de l’Open de Nice Côte d’Azur et du WTA Brussels Open. En 1999, avec le directeur du tournoi Jean-François Caujolle, il fut l’un des premiers à proposer une garantie à Roger Federer, alors âgé de 18 ans, pour qu’il vienne à Marseille. «Nous l’avions préféré à Sébastien Grosjean, pourtant Français et Marseillais. C’était 200 000 euros, sur plusieurs années. Il a été finaliste en 2001 et il a gagné le tournoi en 2003. En 2004, il n’est pas venu parce qu’il était blessé et il a rendu sa garantie, ce qui, je peux vous l’affirmer, est très rare. Récemment, nous avons essayé de le ravoir. Il nous a fait un prix à 850 000 euros, mais cela mettait notre équilibre financier en danger. Finalement, il a joué le tournoi de Rotterdam.» A titre de comparaison, Stan Wawrinka, dont le niveau de jeu est sensiblement égal, ira en février prochain à Marseille pour 400 000 euros.
Pour un sponsor, Roger Federer est incomparable. Le Bâlois est la personnalité qui offre les meilleures garanties de rentabilité, selon l’étude 2015 de la London School of Economics. L’école place le Suisse devant les golfeurs Tiger Woods et Phil Mickelson, les basketteurs LeBron James et Kevin Durant pour l’étendue de sa médiatisation, la force de son image et son impact sur les réseaux sociaux (16 millions de suiveurs sur Facebook).
L’étude ne prend pas en compte l’extrême fiabilité de Federer et sa capacité – très suisse – à rassurer des annonceurs. Son image, tout d’abord, est immaculée. En quinze ans sous les feux des projecteurs, pas un scandale, pas une rumeur, pas une polémique, pas une indiscrétion de son entourage. Autre élément de nature à séduire des investisseurs: il n’est jamais blessé et rarement mauvais. Fiabilité sportive, donc. Roger Federer n’a manqué aucun tournoi du Grand Chelem, les plus exposés médiatiquement, depuis plus de dix ans. Il a participé aux Masters de fin d’année pour la quatorzième fois d’affilée.
A Bâle, tournoi avec lequel il est lié par contrat jusqu’en 2016, il a participé aux dix dernières finales. Une constance exceptionnelle pour l’organisateur, Roger Brennwald, qui peut quasiment garantir au public la présence de l’enfant du pays tous les soirs de la semaine. De nouveau, la comparaison avec les autres stars du circuit est éloquente. Sous contrat avec Bâle depuis trois ans, Rafael Nadal est parvenu cette année en finale après avoir déclaré forfait en 2013 et abandonné au deuxième tour en 2014. Stan Wawrinka (qu’il ne s’agit pas ici de critiquer), lié aux tournois de Genève et de Gstaad, a cette année perdu au deuxième tour aux Eaux-Vives et déclaré forfait dans l’Oberland. «Nous avons appris à faire sans lui», constatait, fataliste, l’organisateur Jean-François Collet. Cela arrive dans le tennis, et cela arrive même à Roger Federer (défaite au premier tour à Gstaad en 2013), mais beaucoup plus rarement.
Comment il joue le jeu en coulisses
Un autre aspect échappe au grand public. Sur un tournoi, Roger Federer joue parfaitement le jeu des sponsors. A Bâle, il passe de longues minutes dans les loges à saluer les invités des partenaires du tournoi. Il n’est pas rare qu’il soutienne par sa présence un tournoi où l’un de ses sponsors est engagé. «Au printemps, il s’est rendu à Istanbul, un petit tournoi ATP 250 a priori pas très intéressant, pour un prix un peu en dessous de ses tarifs, parce que l’un de ses partenaires soutenait en sous-main le tournoi», affirme l’économiste du sport Lionel Maltese. Il n’oublie jamais de remettre sa montre au poignet avant de recevoir une coupe. Jusqu’à ces derniers mois, il n’oubliait jamais non plus de se présenter sur le court rasé de près, comme le stipulait son contrat avec Gillette. Depuis 2007, le géant américain de la cosmétique lui versait chaque année 3 millions de dollars. Federer avait succédé à David Beckham et avait survécu à la «malédiction Gillette» qui avait frappé du sceau de l’infamie Thierry Henry et Tiger Woods. Depuis que la marque n’apparaît plus sur son mur des sponsors (aucune explication n’a été fournie), il se fait un malin plaisir d’arborer une inhabituelle barbe de trois jours. Pour changer de style ou pour faire savoir que la douceur de son menton est désormais à vendre? L’anecdote est quoi qu’il en soit révélatrice de sa valeur marketing.
En 2012, Gillette avait organisé pour Roger Federer une série de six matchs exhibitions en Amérique latine. Seul média européen accrédité, nous l’avions suivi à São Paulo, Buenos Aires et Bogotá. Au Brésil, Credit Suisse avait profité de sa présence pour délocaliser en Amérique du Sud son colloque sur la philanthropie. Devant les plus gros clients nord et sud-américains de la banque, trois orateurs s’étaient succédé: Jorge Lemann, l’homme le plus riche du Brésil, Viviane Senna, qui gère l’Institut Ayrton Senna, créé après la mort de son frère, et Janine Händel, présidente de la Roger Federer Foundation. Roger prononça quelques mots et discuta avec quelques clients fortunés tout heureux de le rencontrer.
En Argentine, lors d’une soirée caritative organisée par le futur candidat à la présidentielle Sergio Massa, nous le vîmes passer sa soirée, de son arrivée à 21 heures à son départ aux alentours de 23 heures, à ne rien faire d’autre que serrer des mains, sourire et poser pour des photos aux côtés de happy few – ils étaient tout de même pas loin de mille – qui avaient payé 300 francs le couvert. Il ne mangea ce soir-là qu’un sushi, mais offrit à chacun un accueil également chaleureux. Du très haut niveau… Quelques jours plus tard en Colombie, l’organisateur Manuel Mate nous expliqua pourquoi l’équivalent d’un mois du salaire moyen (300 francs) n’était pas cher pour voir jouer Federer. Des sociétés comme Rolex, Carrefour, Gillette ou Bancolombia achetèrent 40% des tickets.
A 2 millions de dollars le match, la tournée rapporta pas loin de 12 millions de dollars au clan Federer. Son agent de longue date, Tony Godsick, n’y voyait qu’une juste redistribution des bénéfices. «Cette tournée suscite beaucoup d’intérêt et brasse beaucoup d’argent», nous expliqua-t-il dans un hôtel de Bogotá où l’arrivée du Suisse provoqua une bousculade qui envoya un caméraman dans une piscine. «Il est normal que Roger en reçoive sa juste part. Et à en croire ce que je vois depuis le début, j’ai plutôt le sentiment qu’il est sous-payé.» C’était dit avec humour mais il devait le penser.
En dehors de son équipe, une seule personne avait suivi toute sa tournée: un représentant de chez Rolex. Roger Federer avait pourtant fermement réfuté l’idée d’une tournée promotionnelle destinée à lancer son après-carrière. «Le jour où je viens pour le business, c’est avec un plan sur le long terme, pas juste comme ça une fois et tchao…» Avec le recul, la question l’avait presque heurté. Comment pouvait-on le soupçonner d’autant d’amateurisme?
Pourquoi cela va continuer après sa retraite
Tant qu’il joue, le Bâlois se concentre sur l’aspect sportif. Il n’a pas encore planifié l’âge de sa retraite. Souvent évoquée, la ligne d’horizon «JO 2016» n’était qu’un objectif à atteindre, pas une fin en soi. «Je n’ai jamais dit que tout se terminerait aux JO de Rio, a récemment précisé le Suisse. J’ai juste dit que c’était mon but à long terme. J’ai toujours dans l’idée de continuer après.» Histoire de faire taire les rumeurs, il ajouta: «Pratiquement, l’année 2017 est bouclée.»
L’après-carrière attendra. Ses contours sont parfaitement clairs pour Federer et son agent de (presque) toujours, l’Américain Tony Godsick. Nike et, semble-t-il, Rolex lui ont signé des contrats à vie. L’an dernier, le magazine Bilan avait chuchoté que la place de Jean-Claude Killy au conseil d’administration de Rolex reviendrait le moment venu à Roger Federer. Credit Suisse devrait également lui rester fidèle. «Le partenariat qui nous lie depuis 2009 à Roger Federer n’est aucunement lié à ses performances du moment», assure Jean-Paul Darbellay, porte-parole romand de la banque, qui se félicite «de sa notoriété et de son image exceptionnelle auprès du public» et qui s’associe à son action sociale via la Roger Federer Foundation.
Ensemble, Roger Federer et Tony Godsick ont fait prospérer le principe «small is beautiful». Un concept que Godsick, ancien d’IMG marié à l’ancienne joueuse Mary Joe Fernández, décline aujourd’hui en «small is the new big». Fin 2013, les deux hommes ont créé leur propre société de management sportif, baptisée Team 8, avec le soutien financier de deux investisseurs américains, Ian McKinnon et Dirk Ziff. La société, enregistrée à Cleveland, représente les intérêts de Roger Federer et de deux autres joueurs de tennis, l’Argentin Juan Martín del Potro et le Bulgare Grigor Dimitrov. Loin des géants du management que sont IMG ou Octagon, Team 8 revendique une approche personnalisée et un esprit «boutique».
S’il est une star en Suisse depuis 2003, Roger Federer n’est entré qu’en 2009 dans le classement des 300 plus riches de Suisse du magazine Bilan. Il y est encore loin des plus grosses fortunes du pays. Dans l’édition 2015 qui paraît le 27 novembre, la sienne est estimée à près de 400 millions de francs, à l’égal d’un Daniel Vasella, par exemple. Encore loin des milliardaires du sport que sont Tiger Woods, Arnold Palmer ou Michael Jordan. Tony Godsick, raconte le New York Times, a juré de changer cela. «On en plaisante souvent avec Roger. Je lui dis: «Ecoute, tu as beaucoup de succès comme joueur, mais je te promets que tu en auras encore plus lorsque tu auras arrêté ta carrière.»
Cinq sources de revenus principales
67 millions de francs en 2014
- Les gains
- Les sponsors
- Les garanties
- La coupe Davis
Une fortune investie dans l’immobilier
400 millions
La fortune totale de Roger Federer (estimation)
- 200 m2 Dubaï
- 500 m2 wollerau
- 4134 m2 Knysna
- 5700 m2 Herrliberg
- 8000 m2 Lenzerheide
Après le tennis, il devrait gagner à peine moins 50 millions de francs (objectif)
- Le management
- Le tennis
- La publicité
- L'humanitaire
- Sa marque
(cf. photos)