Décodage. L’évolution de la ville se retrouve aussi dans ses noms de rues. Dès 1990, des plaques en allemand se sont par exemple juxtaposées à celles en français. Une reconnaisance envers les germanophones et une mise en lumière de l’enchevêtrement linguistique de la capitale cantonale.
Michel Danzer
Les noms de rues ne laissent personne indifférent, de par leurs histoires ou encore leurs représentations symboliques. En ville de Fribourg, les germanophones, qui constituent 16% de la population, se battent depuis les années 1960 pour que le bilinguisme s’enracine sur le plan administratif. Ils ont ainsi, en 1990, obtenu du Conseil communal qu’il avalise la pose de 22 plaques de rues en allemand, fixées au côté de celles en français sur les murs d’axes de la vieille ville.
Cette juxtaposition marque une reconnaissance. Et met en lumière l’enchevêtrement linguistique de la ville, révèle les imbroglios de traduction qui, au fil des siècles, ont parfois modelé les noms de ses rues (lire le chapitre «Insolite»). Autre cas d’école: la culture bolze ainsi que son parler franco-allemand. Issu des quartiers pauvres de la Basse-Ville, ce particularisme a longtemps été négligé. En 2010, dans la foulée d’un film traitant du sujet, la ville consacre cette composante de son patrimoine en gratifiant quatre espaces de noms bolzes. Aujourd’hui encore, des noms de lieux continuent à être attribués au gré de l’extension de la ville, d’une commémoration historique ou des demandes émanant de la société civile.
Depuis leur création dans les années 1980, les Archives de la ville jouent un rôle de pivot dans ce mécanisme de qualification. Lorsqu’il s’agit de donner une appellation à une nouvelle rue, l’archiviste Jean-Daniel Dessonnaz privilégie le recours aux lieux-dits. Existe-t-il pour cet endroit un nom ancré dans la mémoire collective, qui ressorte des plans du cadastre ou des registres de la dîme? L’attribution de noms inspirés de personnalités est une tout autre affaire.
Un souci de cohérence
Les suggestions proviennent de la collectivité ou peuvent émaner de son propre département. Il s’agit d’honorer des individus ayant contribué au rayonnement de la cité, laissé un héritage important ou qui symbolisent une cause forte.
Fribourg ne bâtit sa ville moderne qu’à partir du XIXe siècle. Fondée en 1157 par Berthold IV de Zähringen, la cité est restée longtemps engoncée dans ses murailles, cadrée par la Sarine et par un relief tourmenté. Les nouveaux quartiers rayonnent autour de la gare, construite en 1872, et du plateau de Pérolles, qui devient à la fin du siècle un centre industriel grâce au courant fourni par le barrage de la Maigrauge. Les constructions et les artères se multiplient. Certaines rues sont alors baptisées sans qu’il y ait de rapport direct entre le personnage choisi et le lieu en question. L’organiste Jacques Vogt, les artistes médiévaux Hans Fries et Hans Geiler héritent de rues situées un peu au hasard dans le nouveau quartier de Pérolles.
Des travers que les démarches actuelles cherchent à éviter. Elles unissent désormais l’emplacement et la personnalité mise en exergue par des liens plus solides. Martin Martini obtient un chemin qui se rapproche du promontoire à partir duquel, à la suite de Gregor Sickinger, il traça un plan de la ville en 1606. Autre exemple: la commune manquant cruellement de rues représentant des femmes célèbres, une place au chevet de la cathédrale a été dédiée en 2012 à sainte Catherine d’Alexandrie, la patronne de Fribourg, si souvent représentée dans la peinture au côté de saint Nicolas, saint que le canton célèbre chaque premier week-end de décembre. Cette décision d’«améliorer la visibilité des femmes dans l’espace public» répond aussi à la mobilisation d’associations féministes, de conseillères générales et des citoyens.
Des décisions consensuelles
Les progrès des recherches historiques remettent également à l’avant-scène des figures injustement ignorées. Les 150 ans de la gare de Fribourg sont l’occasion d’offrir un quai à Julien Schaller. Malgré son rôle déterminant dans le passage du rail par la ville, son anticléricalisme virulent l’avait jusqu’ici privé de cet honneur officiel. Au-delà de leur aura personnelle, les individualités sont aussi sélectionnées en fonction de ce qu’elles incarnent. Catherine Repond est la dernière prétendue sorcière brûlée à Fribourg. Depuis 2010, une place située au Guintzet, sur les lieux mêmes de son bûcher, évoque son sort et celui de toutes les personnes condamnées en raison de leurs croyances.
Ces nouvelles dénominations sont également l’occasion de rencontres qui stimulent la cohésion sociale. Des réunions se tiennent dans un esprit collégial avant qu’une proposition soit soumise aux échelons politiques du Conseil communal et du Conseil d’Etat.
Les Archives de la ville, qui préparent le dossier avec le secteur du cadastre, rassemblent les représentants de la société civile touchés par le projet ainsi que des spécialistes des thématiques concernées. La réflexion peut s’étendre sur plusieurs mois. Jusqu’à ce qu’un consensus bien helvétique émerge. Fribourg choisit ainsi les pans de son histoire qui acquièrent droit de cité. Car les noms des rues ne servent pas qu’à baliser le territoire. Leur rôle est d’avenir: ils expriment les valeurs que se donne une société.
Sources
Alain-Jacques Tornare«l’histoire des fribourgeois et de la suisse», Éditions cabédita, 2012
«1700» le Bulletin d’information de la Ville de Fribourg
Rainer Schneuwly«Balmgasse / rue de la palme», Éditions DFAG, 1995
Collectif, sous la direction de Francis Python«Fribourg: une ville aux XIXe et XXe siècles», Éditions la sarine, 2007
Nos remerciements vont aux archives de la ville et aux archives de l’État de fribourg