Analyse. Le dernier film de Woody Allen donne l’occasion à notre chroniqueuse Marcela Iacub de s’interroger sur ce qui pousse les êtres humains à en assassiner d’autres.
Marcela Iacub
Les sociologues ne cessent de le relever: nous vivons dans des sociétés de moins en moins violentes. Le nombre de meurtres ne cesse de baisser, la France étant le pays dans lequel le taux d’homicides par nombre d’habitants est le plus faible au monde. Or, depuis quelques décennies, les sociétés démocratiques sont victimes d’un nouveau type d’assassins: les tueurs de masse et les terroristes islamistes. Cette forme de violence dans laquelle les tueurs eux-mêmes meurent dans la grande majorité des cas suscite un étonnement, une incompréhension qui n’ont rien à voir avec les réactions du public devant la criminalité ordinaire. Alors que ce dernier peut comprendre – sans pour autant le justifier – que l’on tue un conjoint, un rival ou un témoin capable de vous envoyer en prison, il est bien plus difficile de se mettre à la place de celui qui tue les passagers d’un train, les élèves d’une école ou les clients d’un supermarché.
Gratuits et sans émotion
Il y manque la haine ou l’intérêt qui peuvent pousser certaines personnes à transgresser la règle fondamentale qui nous ordonne de ne pas ôter la vie à autrui. C’est pourquoi l’on dit parfois que ces meurtres sont «gratuits». Ils ne semblent répondre à aucune émotion, à aucun désir ou intérêt humain compréhensible. C’est la même étrangeté que l’on ressent lorsqu’on lit les récits des assassinats de masse commis par des agents des politiques totalitaires, dont ceux des nazis envers les juifs sont les plus paradigmatiques. Comment peut-on tuer des inconnus qui ne nous ont rien fait? Comment peut-on tirer une balle dans la nuque d’un enfant de 3 ans sous le regard effaré de sa mère?
Pour expliquer ces nouveaux phénomènes, les sciences sociales font appel à deux explications qui reviennent à une seule. La première est celle de la folie associée à la facilité de se procurer une arme à feu aux Etats-Unis. Les tueurs de masse appartiendraient à cette catégorie. On sait que, depuis les années 1970, on enferme moins les fous et que les familles qui pouvaient les surveiller sont défaillantes. Les terroristes islamistes, en revanche, seraient victimes d’endoctrinement et donc d’une forme d’obéissance qui les relierait aux agents des politiques génocidaires. On sait que, dans l’immense littérature consacrée à la Shoah, l’hypothèse de l’obéissance est largement dominante.
Preuves psychologiques
Les expériences pratiquées au début des années 1960 aux Etats-Unis par Stanley Milgram sont devenues la preuve psychologique de telles hypothèses. Or, l’importance accordée à la facilité de se procurer des armes a feu dans le cas des tueurs de masse transforme ces derniers en des victimes psychologiques de telles armes. La faute revenant à ceux qui les fabriquent et à ceux qui les autorisent. Tout comme les terroristes et les nazis, les tueurs de masse agissent par obéissance. En bref, les nouveaux tueurs commettraient leurs méfaits par endoctrinement et non pas par goût de tuer.
En effet, cette hypothèse est absente, comme si l’on cherchait à refouler l’idée que l’être humain serait taraudé par un désir fondamental de tuer. Non seulement une petite minorité des personnes, mais la majorité. Certes, on reconnaît un tel désir chez les tueurs en série. Mais celui-ci se confond avec une pulsion sexuelle déviante et sadique qui touche un tout petit nombre d’individus. Tandis que, chez les autres meurtriers, il n’y aurait, aux yeux des sciences sociales, aucune pulsion de tuer qui chercherait des occasions et des justifications pour s’exprimer.
Il semblerait que L’homme irrationnel, le dernier film de Woody Allen, cherche à mettre en cause ces idées. C’est sans doute pour cette raison qu’il a été si peu apprécié par les critiques. Le personnage principal est un professeur d’université déprimé, alcoolique, incapable d’entretenir une liaison avec une femme. Mais voilà qu’un jour il entend une conversation dans un bar qui lui permet de penser qu’il ferait œuvre de charité envers une inconnue s’il tuait le juge qui la malmène. C’est ainsi qu’il décide de supprimer cet individu qu’il n’a jamais rencontré. Une fois qu’il tue – pour la «bonne cause» – il guérit de tous ses maux. Non seulement il n’est plus déprimé mais, en plus, il est capable de tomber amoureux et d’avoir une vie sexuelle épanouie.
La suite de l’histoire montrera que le mobile généreux de son crime n’est rien d’autre qu’un prétexte. Car ce dont il avait envie, une envie accablante et inavouable, une envie si énorme que ses forces vitales étaient paralysées, était de tuer un être humain. Une envie aussi puissante que celle que peut provoquer le sexe, mais qui n’avait rien à voir avec lui. Car son désir de tuer était autonome de la pulsion sexuelle.
Freud avait décrit la nature de cette pulsion, et surtout le marquis de Sade. Et, bien avant eux, l’Ancien Testament. Que veut dire d’autre la nature pécheresse de l’homme? Toute la question est de savoir pourquoi nous avons tant de mal à l’admettre. Ce problème est loin d’être abstrait. Car les théories de l’obéissance expliquent le meurtre par la manipulation des innocents. Cela implique qu’il y a quelques êtres diaboliques responsables des pires atrocités qui se commettent dans le monde. La théorie de l’obéissance ressemble à une explication démonologique. Et l’on sait que c’est au nom de ce type de théories que les pires méfaits ont été commis dans l’histoire.
Un tueur en chacun de nous
Dans leur majorité, elles désignent un groupe maudit, un groupe méchant à qui l’on attribue la responsabilité de tous les malheurs du monde. C’est ainsi qu’est justifié le fait qu’on les persécute, voire même qu’on les tue. Il en fut ainsi pour les sorcières, les juifs, les Tutsis, les étrangers et pour tant d’autres qui ont permis pendant des siècles d’éprouver le plaisir de tuer. Comme si, avec les explications que nous donnons des meurtres «gratuits», nous étions en train de nous préparer pour de nouveaux massacres. Tout au moins pour les justifier quand l’occasion se présentera. Tandis que si nous étions capables d’assumer qu’il y a en chacun d’entre nous un tueur qui sommeille, un tueur qui cherche l’occasion de cesser de se retenir comme le personnage de L’homme irrationnel, nous mettrions en place des gouvernements qui chercheraient à faire avec.
Sade croyait que la pulsion de meurtre pouvait être sublimée en la renforçant au lieu de la refouler. A ses yeux, il fallait transformer les assassins que nous sommes en des artistes. Car les vrais et grands crimes ne sont pas de ce monde – qui nous limite en toute chose. Est-ce que nous pourrions couper la tête de l’humanité tout entière autrement que dans un récit? Est-ce qu’on pourrait assassiner le soleil? Certains penseront que la piste de Sade n’est pas la solution la plus pertinente. Cela ne nous empêche pas de continuer de chercher des techniques de gouvernement pour que la meute d’assassins que nous sommes cesse de provoquer tant de souffrances dans le monde. C’est de la résolution de cette énigme que dépendra le sort de la guerre millénaire que les puissances de la vie livrent contre celles des ténèbres.