Analyse. Des «fuites» dans la presse officielle proche du Kremlin évoquent une torpille à ogive nucléaire téléguidable sur 6000 milles marins. Et les Etats-Unis ne sont pas en reste.
Joe Cirincione
Les réactions au massacre de Paris ont éclipsé un nouveau tournant troublant dans la rivalité entre la Russie et les Etats-Unis. Des médias russes sous contrôle du Kremlin ont «accidentellement» révélé un projet de mystérieuse torpille à charge nucléaire. Assimilable à un drone sous-marin, elle est conçue pour nager sur une distance de 6000 miles marins (9650 kilomètres, ndlr), assez pour traverser les océans sous l’eau, à la manière d’un missile intercontinental.
Elle ferait exploser une puissante ogive, une bombe à hydrogène équivalant à un million de tonnes de TNT ou plus, mais «assaisonnée» de métaux spéciaux capables de multiplier la quantité de radiations qu’elle ferait pleuvoir sur une cité portuaire américaine. Une explosion qui créerait un tsunami radioactif.
Selon un document montré «par inadvertance» à la télévision russe, l’idée consisterait à dévaster «les éléments essentiels de l’économie ennemie dans une zone côtière et d’infliger des dommages irréversibles au territoire du pays en générant des zones de forte contamination radioactive, les rendant inexploitables sur une longue période pour toute activité militaire ou économique.»
Voilà une arme démente, inhumaine, qui ciblerait délibérément des civils et ferait d’une ville une friche radioactive pour plusieurs décennies. C’est un retour aux pires projets du temps de la guerre froide, abandonnés depuis longtemps.
Au début des années 50, le général Douglas MacArthur entendait lâcher des dizaines de bombes au cobalt à radioactivité augmentée sur la frontière coréenne pour créer une barrière empoisonnée susceptible de stopper l’avance des troupes chinoises. Dans les années 70, les savants atomistes américains ont conçu une bombe à neutrons destinée à tuer un maximum d’êtres humains tout en réduisant le nombre d’immeubles détruits par l’explosion et la chaleur. Alors secrétaire d’Etat à la Défense, James Schlesinger souhaitait rendre ainsi plus probable le recours par l’Amérique à l’arme nucléaire dans une guerre en Europe, et donc sa valeur dissuasive.
Les présidents américains ont refusé ces armes. Aucune n’a jamais été fabriquée. Nous pensions que de tels concepts grotesques avaient été enterrés avec la guerre froide, en même temps que les projets d’armes apocalyptiques détaillés dans divers films de science-fiction et une au moins qui a bel et bien été construite.
Mais voilà que ce genre d’armes font leur retour. Et il se pourrait bien qu’on touche ici à la raison des révélations russes. Ainsi que le disait le Dr Folamour dans le fameux film de Stanley Kubrick, «l’utilité d’une machine apocalyptique est anéantie si vous la gardez secrète». Les Russes veulent que nous le sachions. La nouvelle bombe H sale de la Russie est le dernier symptôme en date d’une nouvelle course aux armements qui pourrait amener Américains et Russes au bord du gouffre.
La course au renouvellement
Les Russes construisent de nouveaux missiles à ogive nucléaire, de nouveaux bombardiers, de nouveaux sous-marins pour remplacer ceux des années 80 qui arrivent en fin de vie opérationnelle. Ils prétendent devoir moderniser leur arsenal et accroître le rôle de l’arme nucléaire dans leur doctrine militaire pour faire front aux missiles intercepteurs américains en voie de déploiement en Europe. Car ceux-ci, disent-ils, pourraient neutraliser leur moyen de dissuasion nucléaire et permettre aux Etats-Unis et à l’Otan de dominer la Russie.
Les Etats-Unis réarment eux aussi. L’administration Obama prévoit de dépenser plus de 1000 milliards de dollars ces 30 prochaines années pour une toute nouvelle génération de bombes atomiques, bombardiers, missiles et sous-marins, afin de remplacer ceux de l’ère Reagan. C’est une volte-face ahurissante pour un président qui a promis de «mettre fin à la doctrine de la guerre froide [en réduisant] le rôle des armes nucléaires dans notre stratégie nationale de sécurité».
Dans un premier temps, les Etats-Unis déploieront près de 200 nouvelles bombes atomiques en Europe. Plus précises que les bombes actuelles, elles sont plus aisément utilisables sur les champs de bataille, disent leurs défenseurs. Dans le même temps, l’US Navy développe douze nouveaux submersibles pour sillonner les océans, véhiculant plus de 1000 ogives de missiles capables d’atteindre n’importe quel point du globe. L’US Air Force développe un nouveau bombardier stratégique et veut l’assortir de 1000 nouveaux missiles de croisière, sans parler de près de 650 missiles balistiques intercontinentaux.
Aucun d’eux ne porterait une charge aussi importante que la torpille nucléaire russe, mais tous ensemble, ils sèmeraient la mort et la destruction à grande échelle. Tous ces systèmes lâchent des bombes à hydrogène, des engins 10, 20 ou 30 fois plus puissants que les bombes qui ont détruit Hiroshima et Nagasaki.
Nous ignorons si les Russes pensent pouvoir s’offrir cette nouvelle course aux armements, mais nous savons que le Département de la défense se fait du souci. Le sous-secrétaire Michael McCord a avoué il y a peu au site d’information Inside Defense que le prix de toutes ces nouvelles armes nucléaires constituait «le principal problème, et nous ne savons pas comment le résoudre pour l’instant».
Ainsi, quand le nouveau submersible atomique entrera en production, il dévorera près de la moitié du budget annuel que la Navy consacre à la construction de navires. Ces armes nucléaires terrifiantes risquent de siphonner les fonds destinés aux armes classiques utilisées en ce moment par les troupes au combat, notamment pour lutter contre l’autoproclamé Etat islamique.
C’est une situation dangereuse. Dans son nouveau livre My Journey at the Nuclear Brink (Mon voyage au bord du gouffre nucléaire), William Perry, ancien secrétaire d’Etat à la Défense, met en garde: «Bien loin de poursuivre le désarmement nucléaire qui était en cours depuis deux décennies, nous abordons une nouvelle course aux armements.»
Comment réagir à la nouvelle arme russe? On n’attendra pas longtemps avant que quelqu’un n’exige un gigantesque programme visant à déployer des drones sous-marins antitorpilles pour répliquer au projet russe. Plutôt que de fabriquer de nouvelles armes, Perry veut que le président Obama en produise moins. Dans une récente tribune, William Perry et Andy Weber, ancien directeur de l’US Nuclear Weapons Council, exhortent Barack Obama à abandonner le nouveau missile de croisière. En lieu et place, disent-ils, nous devrions fournir un nouvel effort pour éliminer ces armes «extrêmement déstabilisantes».
Incompatible avec une civilisation moderne
Un même effort devrait être consenti pour éliminer des armes telles que la torpille russe. Les Etats-Unis doivent en prendre l’initiative en dénonçant ces armes comme inhumaines et incompatibles avec une civilisation moderne. Ils seraient en bonne compagnie: à l’Assemblée générale des Nations Unies, en septembre, le pape François a appelé à l’interdiction de toutes les armes nucléaires, soulignant que leur «menace de destruction mutuelle était un affront à l’entier du système des Nations Unies».
Expert américain en non-prolifération nucléaire, Jeffrey Lewis plaide pour une telle approche. Les capacités de destruction des arsenaux russes et américains sont très supérieures à ce qui sert à la dissuasion: «Pourquoi ne pas admettre que les armes nucléaires sont épouvantables et que ce serait une catastrophe humanitaire si rien qu’une seule bombe était lâchée?»
Ce serait une démarche cruciale. Pourtant, à moins qu’Obama n’agisse rapidement, l’héritage de sa politique nucléaire pourrait bien être le lancement d’une terrifiante course aux armements, comportant des risques de destruction très supérieurs aux horreurs commises par l’Etat islamique.
© The WorldPost/Global Viewpoint Network Traduction et adaptation Gian Pozzy
L’auteur
Joseph Cirincione
Cet expert américain de 66 ans préside le Ploughshares Fund, à Washington, une fondation qui se consacre aux politiques d’armement nucléaire et à la résolution des conflits. Il est notamment l’auteur de Nuclear Night-mares: Securing the World Before It Is Too Late (Cauchemar nucléaire: sécuriser le monde avant qu’il ne soit trop tard).