Décodage. Paris, Bruxelles et, dans une moindre mesure, Washington comptent sur les Kurdes pour engager au sol le combat contre les djihadistes. Mais les deux armées kurdes, d’Irak et de Syrie, ont des agendas incompatibles avec le projet d’offensive terrestre qu’on leur propose.
Boris Mabillard
L’objectif fait consensus: il faut coûte que coûte détruire l’Etat islamique (EI). Et, pour y parvenir, après quatorze mois de bombardements menés par la Coalition, une réalité s’est imposée: les raids aériens ne suffiront pas; la victoire sur le champ de bataille ne pourra être obtenue sans que des troupes au sol engagent le combat contre les djihadistes. Mais aucun Etat ne se propose pour déployer des militaires dans un corps à corps meurtrier avec les djihadistes. Même les forces loyales au régime syrien préfèrent défendre les territoires où Bachar el-Assad peut encore compter sur le soutien d’une partie de la population plutôt que d’essayer de récupérer les zones conquises par l’EI. En fait, seuls les combattants kurdes ont engrangé des victoires significatives, au nombre desquelles les prises de Sindjar, en Irak, et de Kobané, en Syrie. Ces succès et l’absence d’option convaincante pour faire le travail sur le terrain ont nourri l’idée que les troupes kurdes pourraient constituer l’épine dorsale d’une armée pour défaire l’EI au sol. Pourtant, malgré leur vaillance et de précieux atouts, les différents groupes de combattants kurdes n’iront pas reconquérir les sanctuaires de l’EI.
La victoire la plus stratégique
En reprenant Sindjar aux djihadistes de l’EI, jeudi 12 novembre, les peshmergas kurdes – les combattants sous contrôle du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG) – ont porté un coup à l’EI. Ils menacent désormais directement l’artère principale entre Mossoul et Raqqa, les deux capitales du califat autoproclamé de l’EI. Cette victoire est la plus spectaculaire et la plus importante stratégiquement depuis le début de l’offensive de la Coalition menée par les Etats-Unis contre l’EI. Elle est d’autant plus marquante qu’ailleurs en Irak les troupes sous le commandement du gouvernement de Bagdad piétinent.
En Syrie, les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), proches du Parti des travailleurs du Kurdistan – le PKK répertorié par l’Union européenne et les Etats-Unis sur la liste des organisations terroristes – n’ont pas été moins méritants. Après avoir tenu tête à l’EI à Kobané pendant plusieurs mois, ils ont réussi le tour de force de jeter les djihadistes hors de la ville en février dernier. Et ce n’est pas tout, ils ont avancé sur le front de Hassaké, chef-lieu régional, et en ont chassé les djihadistes en juillet. Tout autour, dans la Djézireh, une région à majorité kurde au nord-est de la Syrie, ils grignotent le califat de l’EI. En comparaison, l’Armée syrienne libre (ASL) et les autres groupes rebelles soutenus par les Américains font pâle figure: lorsqu’ils n’ont pas retourné leur veste, rejoint l’EI, ou vendu aux extrémistes les armes que leur avait données Washington, ils tombent sous les bombes russes ou sont défaits par les fanatiques de l’EI.
Armes et informations
Leurs faits d’armes ont valu aux deux armées kurdes – si tant est que les peshmergas et les YPG soient des armées – un soutien militaire grandissant. A Kobané, en plus des peshmergas venus en renfort d’Irak, les services secrets américains ont consenti à partager avec eux des informations essentielles sur les coordonnées géographiques des positions de l’EI. Depuis, les YPG ont bénéficié d’un support aérien de la Coalition, de livraisons d’armes légères que le Pentagone se refuse à confirmer et, récemment, des instructeurs de l’armée américaine auraient rejoint la région kurde syrienne. Quant aux peshmergas, ils profitent d’un soutien logistique et matériel en plus d’informations stratégiques.
Toutefois, l’armement des peshmergas kurdes reste sommaire par rapport à celui de l’armée régulière irakienne. Quant aux YPG, ils n’ont pas reçu les missiles sophistiqués, qui ont été livrés en revanche à d’autres groupes rebelles pourtant moins efficaces sur le terrain. La relative indigence des moyens en rapport avec l’endurance et l’ardeur au combat a nourri l’idée qu’avec plus de moyens les Kurdes en Irak et en Syrie pourraient abattre des montagnes et faire la différence dans la lutte pour écraser l’EI.
Répondre aux besoins kurdes
A Washington, des conseillers plaident la cause des Kurdes en les décrivant comme les meilleurs alliés de l’Amérique face aux dangers incarnés par l’EI. Comme le souligne Yohanan Benhaim, doctorant à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et coprésident de Noria, un think tank de politique internationale, «le PKK et les YPG restent officiellement sur la liste des organisations terroristes mais, de facto, depuis la bataille de Kobané au moins, ils n’en font plus partie et reçoivent un soutien des Etats-Unis, ce qui ne manque pas d’exaspérer le gouvernement turc».
Dès l’été 2014, les Européens réunis à Bruxelles décidaient d’autoriser l’envoi de matériel de guerre aux Kurdes. Frank-Walter Steinmeier, le ministre allemand des Affaires étrangères, y déclarait que «les Européens ne doivent pas se limiter à saluer le combat courageux des forces kurdes. Nous devons aussi faire quelque chose pour répondre à leurs besoins.» Mardi 1er décembre, Berlin est allé plus loin en validant l’intervention de son armée dans la lutte contre l’EI, aux côtés des forces de la Coalition, dans le cadre d’une mission qui pourrait mobiliser jusqu’à 1200 soldats.
A Paris, François Hollande martèle que l’aviation allait «intensifier» ses opérations, mais pour l’envoi de troupes au sol, c’est non. Le premier ministre Manuel Valls l’a d’ailleurs répété, mercredi 25 novembre, devant l’Assemblée nationale: «Notre action aérienne doit appuyer les opérations terrestres», précisant que «celles-ci ne peuvent être conduites que par les forces insurgées locales, y compris kurdes». Manuel Valls a en outre promis l’aide de la France à ces derniers en louant leur action: la Coalition contre l’EI doit «apporter tout son soutien à ceux qui se battent contre les troupes de l’EI, c’est-à-dire notamment les Kurdes, ces combattants valeureux…» L’ancien ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner est encore plus direct: «Nous avons des troupes au sol, ce sont les Kurdes. Ce sont nos amis. Aidons-les massivement. Pas avec des pincettes!»
Voilà pour le côté face. En ne prenant en compte que cette partie de la réalité, on pourrait croire aux succès possibles d’une offensive aérienne conjointe, fruit d’une alliance qui inclurait, pourquoi pas, la Russie et même l’armée de Bachar el-Assad, et qui aurait pour fer de lance au sol les vaillants combattants kurdes. Mais, côté pile, ça se complique, car les deux camps kurdes ont leur propre agenda, qui n’est pas compatible avec celui de ceux qui se prétendent leurs alliés, la France et les Etats-Unis en tête.
La région du Kurdistan autonome a presque toutes les prérogatives d’un Etat, sauf le nom. Elle les doit à la Constitution irakienne, très largement fédérale. Mais cette autonomie ne va pas sans problème, car d’une part Bagdad voudrait rogner sur la liberté dont bénéficient les trois gouvernorats qui composent le Kurdistan irakien, et notamment mettre la main sur l’exploitation pétrolière florissante dans le Kurdistan. D’autre part, les relations entre les deux capitales, Erbil au niveau régional et Bagdad au niveau fédéral, sont envenimées par un conflit territorial non soldé: Kirkouk et ses réserves de pétrole, les villes kurdes et yézidies dans le Gouvernorat de Niniveh, dont Mossoul est la capitale, sont revendiqués à la fois par Bagdad et par Erbil.
Le KRG n’a d’autre ambition que de reprendre les territoires à majorité kurde (arabe chrétienne ou yézidie) qu’il contrôlait de facto avant l’offensive éclair de l’EI en juin 2014, ce qui exclut Mossoul. Pour Yohanan Benhaim, «le KRG n’enverra donc pas ses peshmergas s’emparer de Mossoul sans un soutien et un accord des Etats-Unis et surtout de la Turquie, avec laquelle il entretient d’excellentes relations». En plus, le KRG ne consent à des efforts militaires dispendieux pour reprendre des territoires tombés aux mains des djihadistes qu’à la condition qu’il puisse y asseoir durablement son autorité avant qu’un référendum n’y soit organisé, conformément à ce que prévoit la Constitution. Ce n’est pas un jeu à sommes nulles, car des territoires qui étaient préalablement sous contrôle de l’armée irakienne se retrouvent sous l’emprise exclusive des Kurdes, et cela Bagdad s’y oppose de toutes ses forces. Signe des inquiétudes du gouvernement de Bagdad qui ne veut pas voir sa souveraineté limitée, le premier ministre irakien Haider al-Abadi a affirmé lundi 30 novembre, en réponse à l’appel de sénateurs américains à déployer plus de troupes étrangères pour défaire l’EI, «que l’Irak a assez d’hommes et de volonté pour battre l’EI et les autres groupes criminels».
Situation inextricable
En Syrie aussi, l’offensive kurde restera limitée. Contacté par L’Hebdo, Saleh Muslim, le coprésident du Parti de l’union démocratique (PYD), dont dépendent les YPG, est catégorique: «Nous ne sommes pas des mercenaires. Nous nous battons pour l’autonomie démocratique de la Rojava (nom donné par le PKK à la région kurde de Syrie). Notre priorité n’est pas Raqqa, mais de nous défendre contre les djihadistes et de créer une continuité géographique le long de la frontière entre Tell Abyad et Afrin, au nord-ouest d’Alep.» Ce projet se heurte à un obstacle de taille, explique Yohanan Benhaim: «Afrin se trouve de l’autre côté de l’Euphrate par rapport à Tell Abyad, et Ankara a fait du fleuve une ligne rouge. Les Kurdes ne l’ont franchie qu’une fois et l’armée turque les a bombardés, les forçant ainsi à se replier. La Turquie, alliée de Washington, n’a pas hésité à s’attaquer aux Kurdes, soutenus par Washington.» La situation paraît inextricable.
Les visées indépendantistes et le projet d’une nation kurde dessinent l’arrière-plan de la guerre que mènent les Kurdes en Irak et en Syrie. Mais Bagdad ne veut rien lâcher, et même plutôt restaurer sa souveraineté sur l’ensemble du territoire irakien. Quant à la Turquie, elle constitue véritablement le principal écueil à tout projet national kurde. Recep Tayyip Erdogan n’a cessé de le répéter, la création d’un Etat kurde ou même seulement d’une région autonome kurde en Syrie est impensable; il menace d’intervenir militairement pour contrecarrer une démarche qui irait dans ce sens. Cette opposition est partagée par l’ensemble des gouvernements de la région: Iraniens et Saoudiens, notamment, refusent toute modification des frontières héritées du démembrement de l’Empire ottoman.
La France prise dans ses alliances contradictoires
Analyse. Face à la menace représentée par l’EI, le gouvernement français se rapproche de Moscou. Au risque de contrevenir aux autres engagements du pays avec la communauté internationale.
Boris Mabillard
Le gouvernement français a annoncé sa volonté de coordonner ses frappes aériennes avec celles de l’état-major russe. Il ne s’agit pas d’un accord signé et contraignant, mais d’une alliance de circonstance pour mieux contrer l’Etat islamique (EI), déclaré ennemi public numéro un. Quel revirement depuis le début de l’année, quand Moscou était marginalisé, voire considéré comme infréquentable en raison de son implication dans le conflit ukrainien! Paris le justifie par les priorités nouvelles issues de la menace que représente l’EI, un danger devenu impérieux depuis les attentats de Paris, vendredi 13 novembre. Le rapprochement avec Moscou, que certains voudraient voir se transformer en réelle alliance, ne pose pas de problème en soi, mais il pourrait contrevenir aux autres engagements français. Autour de la Syrie, les alliances, les ententes et les promesses tissent un écheveau de liens parfois contradictoires.
En envahissant la Crimée puis en soutenant les sécessionnistes armés du Donbass, la Russie s’est mis à dos une partie de la communauté internationale. Dans la foulée, des sanctions internationales ont été décrétées. En faisant ami-ami avec Moscou en Syrie, Paris se retrouve en porte-à-faux avec sa politique de soutien à l’égard du gouvernement ukrainien. Deux régions différentes, deux politiques différentes: ce n’est pas très cohérent, mais pas impossible. En revanche, cela pourrait contredire, en cas d’agression, l’alliance d’entraide qui lie la France aux autres pays de l’OTAN, notamment la Turquie, membre elle aussi. Et cette dernière soutient des groupes armés djihadistes en Syrie et, surtout, elle tient absolument au départ de Bachar el-Assad. L’attitude française à l’égard des forces kurdes, qui pourraient (voir plus haut) devenir un allié essentiel contre l’EI, constitue l’autre pomme de discorde entre Paris et Ankara.
La France a connu en 2014 un bond spectaculaire de ses exportations d’armes: 18%, alors qu’elles ont augmenté au niveau mondial de 9%, selon les chiffres du Ministère français de la défense. La France se retrouve ainsi dans le top 5 des plus grands marchands de canons, avec pour principaux débouchés les pays du Moyen-Orient. Parmi eux, l’Arabie saoudite est son plus grand client. Or, le Royaume a exigé de son pourvoyeur d’armes un accord d’entraide militaire. La France est donc liée à l’Arabie saoudite: elle devra l’aider sur le plan militaire en cas d’agression. Mais, en Syrie, les pays du Golfe soutiennent plus ou moins ouvertement des islamistes armés, ils se retrouvent en guerre par proxys interposés avec le régime de Bachar el-Assad et la Russie. D’autres pays se retrouvent dans une situation similaire, à commencer par les Etats-Unis, qui soutiennent les Kurdes mais les maintiennent sur leur liste des organisations terroristes et soutiennent aussi Ankara, considéré comme un allié fidèle dont ils utilisent la base aérienne d’Incirlik. En revanche, Washington se maintient à distance prudente de la Russie, pour éviter de devoir faire le grand écart.
La France et plus généralement l’Union européenne (UE) sont mises face à leurs contradictions. L’Europe a besoin de la Turquie pour endiguer le flux des migrants qui tentent de rejoindre les îles grecques de la mer Egée. Elle demande aussi son aide pour empêcher les djihadistes de se mêler aux migrants. Le rôle de la Turquie en matière de sécurité et d’accueil des réfugiés est donc essentiel: impossible de faire sans le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan; ce dernier le sait et est déterminé à obtenir des contreparties avant d’offrir son aide. Dimanche 29 novembre, son premier ministre, Ahmet Davutoglu, a signé un accord avec les Européens réunis à Bruxelles: il obtient 3 milliards d’euros pour prendre en charge les migrants et renforcer le contrôle sur ses frontières extérieures. En outre, dans le deal signé, Bruxelles promet la réouverture des négociations d’adhésion à l’UE. Cette entente donne surtout à Recep Tayyip Erdogan un bras de levier pour faire prévaloir ses intérêts. A ce jeu, les capitales européennes se retrouvent paralysées, les Turcs, les Russes et les Saoudiens les tiennent par la barbichette.