Eclairage. L’accord de libre-échange facilite les relations commerciales entre les deux pays, mais les différences de pratiques avec la Suisse constituent autant de barrières pour percer dans la deuxième économie du monde.
Frédéric Lelièvre, Hong kong
Il n’est pas le premier à qui c’est arrivé. Et sans doute pas le dernier. A la fin de l’été passé, cet horloger genevois a fait le voyage jusqu’à Hong Kong en quête d’un nouveau distributeur chinois. Parce que le précédent venait «de disparaître dans la nature» sitôt le contrat signé, après une année de négociations. Et avec lui s’était envolé l’espoir de vendre rapidement ses montres haut de gamme sur ce marché qui continue de séduire, malgré le ralentissement de sa croissance.
Pour mener des affaires en Chine, il y a la théorie… et la pratique. La théorie renvoie au potentiel que représente la deuxième économie du monde, avec sa classe moyenne de 300 millions d’individus, plus nombreuse que celle des Etats-Unis. Sans oublier l’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine, en vigueur depuis juillet 2014, et qui facilite les relations commerciales entre les deux pays.
Et il y a la pratique, le choc culturel à surmonter pour pénétrer ce marché. Un obstacle qui peut, de l’avis de nombreux patrons et observateurs, ruiner toute ambition de développement en Chine.
Le coup du distributeur qui disparaît malgré le contrat signé ne surprend guère Bernard Ganne. Professeur à l’Université de Lyon 2, il s’est spécialisé dans l’étude des différences culturelles au travail et dans les entreprises entre l’Europe et la Chine. Depuis plus de quinze ans, il explique en images le «jeu croisé des cultures», bien plus compliqué que simplement «l’importance de ne pas perdre la face». Le professeur vient d’achever à Hong Kong une tournée en Chine, invité par les Alliances françaises à présenter ses documentaires. Des DVD conçus aussi comme outils de formation pour les entreprises.
Ne pas perdre la face
Le contrat d’affaires avec un partenaire chinois reste délicat «parce qu’en Occident on fétichise l’écrit, observe Bernard Ganne. En Chine, au contraire, l’écrit est perçu comme pénible, car difficile. On cherche donc à minimiser son rôle. Il en va de même des contrats, qui ne représentent pas un aboutissement, comme on le considérerait chez nous.» Le partenaire chinois ne se sent donc pas fortement tenu de l’honorer, et préférera disparaître plutôt que d’y renoncer officiellement, ce qui reviendrait à perdre la face.
Dans son catalogue de chocs culturels, Bernard Ganne prend deux situations «qui parleront aussi à vos lecteurs». La première entreprise, «tout près de Genève», voulait faire produire des pièces en plastique en Chine. «On peut penser que le langage des ingénieurs, des scientifiques est universel. C’est faux! s’exclame le professeur. Chez nous, on pense d’abord à la fonction des pièces. Elles sont fabriquées en gros, puis ajustées pour que l’ensemble fonctionne. En Chine, c’est tout le contraire. Toute l’organisation du travail repose sur la dimension que doivent avoir les pièces. Une fois fabriquées, elles n’ont pas besoin d’être ajustées. En cela, les ingénieurs chinois suivent la logique d’assemblage de leur langue, par caractères, par petits blocs. Ils ne partent pas comme nous dans de grandes envolées lyriques!»
Le second cas concerne les changements de norme. «La Chine modifie ses règlements en permanence pour se rapprocher des standards américains ou européens. C’est aussi une source de conflit. Les autorités fixent par exemple une date limite aux entreprises concernées pour respecter une nouvelle norme. C’est arrivé à une société grenobloise active dans l’industrie vétérinaire. Qu’a-t-elle fait? Elle a pris le temps de se préparer, observant que la date butoir était encore éloignée. Pourtant, ses représentants là-bas la pressaient d’agir. Pourquoi? Parce qu’en Chine cette attente est perçue comme de l’arrogance, ou comme un signe de problème. Les Chinois considèrent qu’il faut être prêt bien avant la date limite. Attendre, c’est prendre le risque de détériorer les relations avec les autorités. Il vaut donc mieux commencer immédiatement la procédure d’agrément, et la compléter par la suite.»
A la tête du spécialiste suisse des cuisines Franke en Asie-Pacifique, Peter Spirig confirme les décalages culturels. Cet ancien de Holcim en Asie et président de la Chambre de commerce suisse à Hong Kong en donne un autre exemple: «Quand vous posez une question, vous n’obtenez jamais une réponse directe. Est-ce un vrai oui, ou un oui qui signifie le respect d’un point de vue, mais pas un accord? Une telle ambiguïté se rencontre particulièrement dans la relation entre un responsable et un subordonné.»
Pour éviter les problèmes, Peter Spirig donne deux conseils. Ne pas se mettre en colère, «cela se révèle contre-productif, car en Asie une telle attitude est perçue comme un signe de faiblesse». Et «toujours prêter une grande attention aux relations personnelles directes, au guanxi, comme on dit», recommande-t-il.
Choisir le bon partenaire
Pour nouer des relations, la maîtrise du mandarin constitue un atout. «Elle est conseillée, mais elle ne représente pas un facteur clé pour réussir son business en Chine. Pas plus qu’elle ne permet l’acceptation totale des Chinois pour conclure des contrats importants», observe Laurence Niquille. Cette étudiante de la HEG de Fribourg vient de finir à Shanghai un travail de master pour Swissnex, une entité qui promeut l’innovation helvétique dans le monde. Laurence Niquille a décortiqué la trajectoire de sept start-up en Chine.
«Le produit ou l’idée sont rarement la raison d’un succès ou d’un échec sur le marché, relève Laurence Niquille. C’est bel et bien le choix stratégique du partenaire qui semble […] être un facteur de succès primordial.» Là encore, un fossé culturel reste à franchir pour trouver le bon associé. L’entrepreneur suisse tend à «exercer son activité lucrative majoritairement par passion», ce qui le différencie des Chinois, «à qui il est souvent imposé de travailler dans les domaines où ils ont le plus de compétence, indépendamment de leurs aspirations», explique l’étudiante. Ces créateurs de start-up «sont encore des pionniers», analyse Pascal Marmier, directeur de Swissnex en Chine. Malgré ces obstacles, la Chine «offre beaucoup plus d’occasions que l’Europe», se réjouit-il.
Hong kong, zone tampon
Pour se lancer, certains préfèrent Hong Kong, zone tampon entre l’Occident et la Chine dite continentale. Dans la région depuis plus de dix ans, Juerg Dossenbach a récemment créé Pure Swiss, une société qui vend des produits cosmétiques et de soin suisses, comme le dentifrice Trybol, de Thomas Minder. Malgré son passé de colonie britannique, Hong Kong réserve aussi son lot de décalages culturels. «Prenez le salaire, indique Juerg Dossenbach. On n’en parle pas en Suisse. A Hong Kong, en revanche, on va droit au but. Je me souviens, au milieu des années 1990, des employés partaient du jour au lendemain pour gagner un tout petit peu plus ailleurs. Les choses se sont calmées, mais il reste difficile de garder ses employés longtemps. Cela ne choque personne de voir quelqu’un changer d’employeur tous les ans, voire tous les six mois.»
Bernard Ganne, le professeur de Lyon, s’amuse de tous ces décalages. Pour les surmonter, il suggère finalement de «ne jamais négliger le contexte chinois, de se laisser faire en partie, mais sans abdiquer».
En savoir plus
Consulter les DVD de Bernard Ganne: heb.do/bg1
Chambre de commerce suisse à Hong kong: http://cn.swisscham.org/
Swissnex: www.swissnexchina.org
Pure Swiss: www.e-pureswiss.com