Reportage. Chaque week-end, des milliers de noctambules convergent vers les clubs du Flon et des environs immédiats. Plongée dans ce quartier, sur les pas d’agents municipaux, entre contrôles, interventions et arrestations.
Lausanne, poste de police du Flon, 23 h 45, un vendredi soir de novembre. Des pleurs retentissent depuis plus d’un quart d’heure dans les locaux. Imperturbables, les agents vaquent à leurs occupations. Ils sont dix-sept à se relayer dans ce poste par groupes de cinq au minimum. En journée, un guichet est ouvert au public. «Les gens viennent y déposer des plaintes pour vols ou pour nous parler des problèmes avec telle ou telle personne», raconte Nicolas, policier municipal depuis six ans.
L’homme qui sanglote est un dealeur gambien qui a ses habitudes dans le quartier. Il a avalé des boulettes de cocaïne emballées dans du papier cellophane lorsque la police l’a arrêté: zéro preuve, zéro trafic. L’homme veut voir un médecin. «I am not dealing!» Personne n’a l’air de le croire. Et pour cause. «En quelques semaines, nous l’avons arrêté un nombre incroyable de fois», dit Nicolas. Un officier donne l’ordre de fouiller le jeune dealeur: veste, pull, chaussures, tout est passé en revue. Bonjour l’odeur dans la petite cellule prévue à cet effet. Si le fonctionnaire trouve quelque chose, il sera conduit en prison. Certains trafiquants sont maintenus en observation jusqu’à ce que les boulettes qu’ils ont avalées ressortent par le canal naturel.
Il est temps pour Nicolas et son coéquipier Simon de se mettre en piste. Le secteur de la police du Flon va de Saint-François (non compris) à Chauderon ainsi que de la Riponne à Montbenon. «La nuit, tout est motif à confrontation. C’est l’effet de groupe. Certains sortent leur agressivité et leurs frustrations de la semaine.» Leurs tâches? Intervenir en cas de bagarres, de bruit; combattre la vente et la consommation de stupéfiants; faire respecter les heures de fermeture des clubs ou procéder quand ces derniers signalent des gens qui se présentent avec une fausse identité. «On nous demande également d’être visibles.» En semaine, durant la journée, les deux îlotiers de service sont en contact avec les commerçants et les citoyens. Ils cherchent des renseignements, demandent si les uns et les autres ont remarqué des choses bizarres. «Tout se fait à pied, pour être accessible.»
Fouille et fumette
0 h 15. La tournée commence du côté du Grand-Pont. Un jeune homme se soulage contre l’un des piliers du pont. Nicolas l’éclaire avec sa lampe de poche. Il est très classe dans son manteau de laine bleue. Il glisse une explication. «Ça fait longtemps qu’on attend un pote…» Moins raisonnables, ses deux amis prennent les policiers à partie. L’étudiant essaie de les calmer. «Je connais les risques. J’en paierai les conséquences.» La facture? Simon: «L’amende va de 150 à 200 francs et jusqu’à 1000 francs si la personne récidive. Là on va noter «attitude correcte». On limite les discussions le week-end, ça rapporte rarement quelque chose.»
Les deux policiers continuent leur tournée du côté du D!, saluent l’agent de sécurité, échangent quelques mots. Nicolas: «On collabore beaucoup et on comprend la tâche des uns et des autres.» Direction le Flon, où les noctambules font la fête. Les deux policiers en connaissent tous les recoins. Leur regard affûté fait le reste. Trois jeunes hommes fument un joint sur un banc. Fouille, prise des identités, confiscation du sachet d’herbe et paiement de l’amende: 100 francs. Pour le prix, les trois Genevois demandent un conseil pour choisir leur club. Nicolas: «Vous voulez quoi comme musique? Du reggaeton? Alors il faut aller au Xoxo. Bonne soirée malgré tout.» Plus loin, dans une ruelle sombre, autre amende pour un pipi.
1 h. La tournée passe par le MAD. Brève discussion avec le chef des agents de sécurité privée du Flon. Il raconte une bagarre récente entre deux frères. «Il a fallu l’intervention de deux agents et deux policiers pour les séparer.» Simon: «Les agents de sécurité privée sont des partenaires, on leur donne parfois un coup de main.» Il est temps d’aller faire un petit tour du côté de Montbenon. Deux hommes et une femme y fument un joint dans un coin à l’écart. Pas de chance, les agents connaissent leur terrain. C’est Madame qui est amendée, car c’est elle qui tenait le joint. «Vous acceptez la procédure d’amende d’ordre à 100 francs?» demande Nicolas. C’est oui. Les deux hommes passent à la fouille, Madame y échappe, faute de policière pour exécuter cette tâche. Elle y va de son petit couplet vengeur: «Vous êtes fiers de faire ce métier?»
Les deux policiers prennent à peine garde à ses propos. La discussion s’engage sur la légalisation des joints. Un des deux hommes, efféminé, expose sa science sur les effets de la fumette. Il est temps de repartir. Tout en traversant le vaste parking de l’endroit, Simon explique: «Il arrive qu’une personne soit en cours de transformation: le haut est une femme, le bas un homme. C’est alors la carte d’identité qui fait foi pour la fouille.» Ne réagit-il jamais aux provocations des gens? «Cela fait partie du job. Tant que ce ne sont pas des menaces du genre «je vais retrouver ta femme»…»
Alcool et trafic
1 h 30. Les fêtards font la file pour entrer au Xoxo Club où dix agents de sécurité veillent ce soir-là. Nicolas va échanger quelques mots avec le responsable, posté à l’entrée. «Si ça commence à sentir le moisi, vous nous appelez.» La tournée continue du côté de la place Chauderon. Une demi-douzaine de jeunes boivent des coups, à l’abri d’un des bâtiments administratifs. Les déchets qu’ils ont répandus sont visiblement proportionnels à leur taux d’alcoolémie. A la vue de la police, l’un d’eux saisit un cornet en plastique et se met à tout ramasser. «On ne fait rien de mal. Je range tout lieutenant général. Merci de nous protéger.» Plus loin, c’est un autre groupe qui écoute de la musique à fond. Les deux policiers leur demandent d’éteindre et de respecter le voisinage. Protestation: «On fait quoi de mal?» Explications bis: «Si vous ne comprenez pas, dans trois minutes, on repassera et ce sera une amende.»
Il est temps d’emprunter le passage sous-terrain pour rejoindre l’autre côté de la place. Les policiers se séparent au moment de monter les deux rampes d’escaliers. Accélération: l’un part à gauche, l’autre à droite. Quelques minutes plus tard, quatre individus, tous Africains, sont alignés sur un banc: trois illégaux et un requérant d’asile basé à Vallorbe. Ils prétendent être de sortie. Nicolas les fouille. Ils ont deux portables chacun. Il examine encore leur portemonnaie: ils sont vides. De sortie, sans un sou? Nicolas: «On a raté le banquier. Il est venu chercher la recette de la nuit.» Ils peuvent repartir. Il n’existe pas d’accord de réadmission avec la Gambie.
Plus loin, Simon vient de découvrir une bouteille en PET remplie de 20 sachets de marijuana à 20 francs chacun. «Elle était à côté de la poubelle, dans une petite niche. Ils cachent toujours leur drogue dans les mêmes coins. Ils aiment les habitudes.» Pas de preuve, pas de dénonciation. Souvent, les policiers doivent les relâcher, car il n’y a de toute façon pas de place en prison. Ce n’est pas démoralisant? «Si on y pense trop, on arrête de travailler. Les choses évoluent, mais on n’arrivera jamais à supprimer la drogue. Il y aura toujours des mécréants, suisses ou étrangers.»
L’organisation générale? «Il y en a toujours un qui fait banquier. Celui au-dessus de lui est un Gambien. Mais celui qui produit est Suisse, il cultive indoor, quelque part dans le pays. Il y a un grand tournus dans les personnes employées. Ça change toutes les trois semaines. La structure est très horizontale. Ils ont tous des contacts les uns avec les autres et ils ne sont pas concurrents.» Nicolas parle encore de très petites quantités, très vite écoulées.
Cris et négociations
Il est plus de 3 h. Le duo emprunte de nouveau les escaliers pour retourner dans la direction du Flon. Dans le passage sous-terrain, l’entrée du club Rouge City. Il y a du grabuge: un agent de sécurité tente de repousser un homme qui se débat. Les policiers interviennent illico: ils entraînent le récalcitrant à quelques mètres et lui demandent ce qui se passe. L’homme crie: «Vous êtes là pour me protéger, pourquoi vous me traitez comme ça?» Il tente de se dégager. «Ne me tenez pas comme ça, vous m’entravez, arrêtez!» L’homme se débat avec force. Ni une ni deux, il est plaqué au sol. Les policiers lui passent les menottes et le relèvent. Il a du sang sur les dents. Très énervé, l’Africain continue à protester: «Je ne suis pas une merde. Ils ont refusé que j’entre dans le club. J’ai appelé SOS Racisme. Vous êtes arrivés en embuscade.»
Entre-temps, Simon est allé recueillir la version du vigile: l’homme l’aurait provoqué en disant: «J’ai un bâton tactique dans le c…», tout en essayant de se frotter contre lui. Nicolas: «De toute façon, tout a été filmé par les caméras du club.» Le menotté est amené au poste, entouré des deux agents. De longues minutes de marche, ponctuées par ses protestations répétitives à très haute voix. Inquiet, son ami le suit à quelques mètres de distance. «Je ne vous ai rien fait, je peux appeler un avocat?» Un ange passe.
Au poste, l’homme est invité à souffler dans le ballon. Résultat: 1,39‰ d’alcool dans le sang. Ce n’est pas la première fois qu’il a des ennuis avec la police. Simon consigne les faits dans un rapport. Il explique au fêtard que les clubs ont le droit de refuser l’entrée à qui bon leur semble. Il peut s’en aller. A peine sorti, il sonne à l’interphone. «Je veux porter plainte!» Patient, Simon lui répond que le poste est fermé. «Attendez demain, vos idées seront plus claires…»
4 h 30. La tournée reprend. Des cris retentissent à la route de Genève. Un homme hurle en pleurant. Deux policiers l’entourent, d’autres arrivent. L’Africain à genoux sur le bord du trottoir continue de hurler et refuse de suivre sa copine, venue le chercher en taxi. «Il faudrait qu’il revoie deux ou trois jeux de scène», ironise un policier. Nicolas et Simon continuent leur chemin. Ils calment un jeune, très énervé, qui s’est fait éjecter d’un club. Un des agents de sécurité lui reproche d’avoir fumé des joints. Simon lui rappelle les règles. «Une boîte de nuit, c’est comme un appartement. Les propriétaires peuvent y faire entrer qui bon leur semble.» Nicolas discute avec des jeunes venus lui poser des questions sur son grade. Un jeune homme le complimente sur sa moustache à la Eroll Flynn. Une fille les interpelle: «Vous êtes plus cool que la police de Nyon. Venez travailler chez nous!»
5 h. Le duo continue d’arpenter le Flon. Ils ont l’œil vif et repèrent les joints les plus discrets. Ils amendent un Genevois venu faire la fête à Lausanne avec sa bande de copains. Ces derniers, pas très sobres, s’approchent pour mettre leur grain de sel. Le plus balaise essaie de négocier. «De toute façon, les flics de Genève s’occupent déjà de nous…» D’autres policiers arrivent en renfort et font barrage. Le jeune homme au joint tente, en vain, d’attendrir le policier. «Je gagne 1200 francs et je dois déjà payer des poursuites pour 7000 francs.» Les Genevois s’en vont. Simon, Nicolas et leurs collègues reprennent le chemin du poste du Flon. «Une nuit calme», constate Nicolas.