Décodage. Les mises en garde figurant sur les produits chimiques ont changé de présentation. L’Hebdo retrace la genèse du plus extravagant de ces insignes.
Michel Danzer
On ne s’attend pas, comme ça,à tomber sur l’effigie d’un superhéros au dos d’un bidon de détergent. Les connaisseurs objecteront que Monsieur Propre avait créé un précédent. Mais ce superhéros-là est d’un autre acabit. Ce mystérieux buste noir «rongé» par une étoile, à qui appartient-il?
Non, ce personnage n’a pas fui les planches des Editions Marvel pour échapper à une carrière hollywoodienne. Il constitue un symbole baptisé «danger pour la santé». Il signale, notamment, les risques de cancer, de mutation génétique, de stérilité, d’hypersensibilité des voies respiratoires et de toxicité pour certains organes.
C’est l’une des grandes nouveautés de cette série rafraîchie de pictogrammes qui, depuis quelques mois, ornent les emballages des produits chimiques dangereux récemment fabriqués en Suisse et en Europe. Notre symbole et ses huit camarades (voir ci-contre) sonnent le glas du désordre qui régnait jusqu’ici: chaque pays ou région disposait en effet de son propre système d’étiquetage des produits dangereux destinés aux consommateurs et aux travailleurs.
Pour ces substances cancérogènes qui nous ruinent l’existence, les produits utilisés par les professionnels canadiens étaient ainsi marqués d’un grand T, pour «toxique». Alors qu’elles étaient représentées en Europe par une tête de mort surmontant deux tibias croisés.
Casting internationnal
Ces disparités ont poussé les Etats, représentés par leurs experts respectifs, à envisager la création d’un pictogramme de portée universelle pour désigner les substances cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques. La genèse de notre logo n’alla toutefois pas sans son lot de péripéties.
Son histoire a pour cadre le Système général harmonisé (SGH), une initiative de l’ONU visant à l’uniformisation mondiale de la classification et de l’étiquetage des produits chimiques. A la suite de la première session du sous-comité d’experts du SGH, on proposa en septembre 2001 de signaler ces dangers par un symbole alignant deux points d’exclamation («!!»).
Mais l’idée d’un autre symbole, plus parlant, cheminait dans les esprits. La Suède mandata une agence de publicité et soumit aux autres pays ses premières ébauches. Avant de revêtir ses atours définitifs, notre héros enfilait ainsi les tenues d’une extravagante garde-robe. On le fourrait dans un costume d’homme invisible en cours d’évaporation. On l’obligeait à porter une cravate-éclair qui lui zébrait farouchement le torse. On l’attifa même d’un accoutrement d’hypnotiseur: une combinaison moulante semée de cercles concentriques. Ces livrées séduisirent sans convaincre.
La Suède remania sa copie. Elle aboutit au fameux plastron étoilé qui, lorsqu’il fut soumis par sondage aux experts d’une trentaine de pays, rencontra l’assentiment du plus grand nombre.
Malgré cela, le double point d’exclamation gardait de farouches partisans du côté des Américains, des Australiens et des Anglais. Ceux-ci n’estimaient pas possible d’exprimer de manière figurative des risques aussi divers que ceux considérés et préféraient l’abstraction d’un signe simple comme le double point d’exclamation.
Un groupe de travail par correspondance, réunissant douze pays – dont les anglo-saxons –, plancha donc sur une troisième solution. Il accoucha finalement d’un pauvre hère, marqué au fer-blanc d’un point d’exclamation et harnaché d’un sablier géant écoulé aux trois quarts. Ce malheureux illustrait à la perfection la devise latine «Carpe diem», qui n’était, hélas, pas l’objet de ces délibérations.
En décembre 2002, au terme d’un suspense haletant, notre familière silhouette astrale finit par cristalliser en sa faveur le consensus de la quatrième session du sous-comité d’experts du SGH. Une promesse de notoriété à laquelle notre bonhomme commence aujourd’hui à goûter.
Question d'apprentissage
Reconnaissons qu’il existe des pictogrammes plus clairs, qui fonctionnent par eux-mêmes pour des indications concrètes. A l’exemple des représentations visuelles des toilettes ou de l’emplacement du télésiège. Quant à illustrer par un symbole le concept de la douleur… «Les pictogrammes sont des codes, souligne Jérôme Baratelli, professeur de communication visuelle à la Haute Ecole d’art et de design (HEAD) de Genève. Tout se passe bien si nous les avons appris. Mais, dans le cas contraire, les images restent muettes ou approximatives. On ne peut pas tout faire passer par ce biais. Le code de la route met bien en évidence ce dilemme, puisqu’il est nécessaire d’apprendre le sens de ses symboles et de connaître le contexte.»
Pour s’imprégner précisément de l’effroyable signification du pictogramme «danger pour la santé», la raison s’appuie sur les indications écrites fournies par l’emballage. Mais il y a aussi le sous-texte, ces clins d’œil à la culture populaire qu’on imagine lancés par les graphistes à la barbe des vénérables institutions. Un monde d’allusions visuelles qui crépite à sa propre fréquence et parle à l’imaginaire.
Le temps de changer l’étiquette
Entre le reclassement des substances, les notices informatives et les nouveaux logos, les modifications impliquées par le passage au Système général harmonisé n’ont rien de négligeable. Une fois publiées dans toutes les langues en 2003, il fallait encore que les recommandations du SGH soient volontairement adoptées par les Etats. En 2009, le règlement propre à l’Union européenne entra en vigueur et rejaillit sur la Suisse par le jeu des traités. La Confédération fixa au 1er décembre 2012 la date butoir de l’application du nouveau système aux substances pures, qui sont essentiellement utilisées dans le cadre professionnel. L’échéance de l’introduction du SGH aux mélanges qui concernent les produits chimiques destinés au grand public fut, quant à elle, arrêtée au 1er juin 2015. Un délai qui s’applique à la production. En Suisse, les stocks d’anciens emballages fabriqués avant cette date ont ainsi jusqu’au 1er juin 2017 pour être écoulés. D’où la présence actuelle dans les rayons helvétiques d’articles étiquetés à la nouvelle mode (losanges blancs à cadre rouge) et à l’ancienne (carrés orange).