Eclairage. Avec son nouveau procédé de numérisation, la start-up en création Artmyn, issue de l’EPFL, visualise en 3D des objets avec une précision jamais atteinte. Les chefs-d’œuvre de la Fondation Martin Bodmer ont été les premiers à bénéficier de cette nouvelle technologie.
Ce 26 août 2015, un étrange silence s’est installé dans une pièce obscure et tempérée de la Fondation Martin Bodmer, à Cologny (GE). Une restauratrice en papyrus, Florence Darbre, porte avec une infinie précaution un petit présentoir sur lequel est posée une pièce d’exception: l’un des plus anciens manuscrits connus du Nouveau Testament. D’une extrême fragilité, le papyrus Bodmer II, également appelé codex de Jean, vient d’être extrait d’une chambre forte d’où il ne sort qu’à de fort rares occasions. «Et où il retournera pour de nombreuses années», souligne Nicolas Ducimetière, vice-directeur de la fondation.
«L’émotion était à son comble», se souvient Julien Lalande qui assiste à la scène, aux côtés de Loïc Baboulaz et Alexandre Catsicas. Les trois jeunes chercheurs du Laboratoire de communications audiovisuelles de l’EPFL, dirigé par Martin Vetterli, sont venus numériser en 3D cette œuvre unique, d’une valeur estimée à plusieurs dizaines de millions de francs, ainsi que d’autres fleurons de la fondation genevoise. Laquelle rassemble plus de 150 000 manuscrits dans sa Bibliotheca Bodmeriana, inscrite depuis octobre dernier au registre Mémoire du monde de l’Unesco.
La nouvelle technologie développée par les trois chercheurs se présente sous la forme d’un scanner composé d’une coupole sur laquelle sont fixées plusieurs petites lampes d’une intensité finement réglée. Lesquelles s’allument et s’éteignent à tour de rôle, au gré de chaque prise d’image numérisée. Au bout de vingt minutes, l’Evangile selon saint Jean, ce document unique au monde vieux de près de deux mille ans, retrouve une nouvelle jeunesse. Le voilà virtuellement reconstitué, en trois dimensions.
Précision inégalée
Artmyn, le nom de cette innovation et aussi celui de la start-up en gestation qui la développe, permet de visualiser la matérialité des objets avec une netteté et une précision inégalées. Un zoom de très haute définition révèle des détails jusqu’ici passés inaperçus. Parmi les nombreuses pièces numérisées à la Fondation Martin Bodmer, il y a par exemple cette tablette cunéiforme vieille de plus de deux mille ans av. J.-C.: un angle d’approche rasant avec fort grossissement, combiné avec différents éclairages, permet de mieux faire ressortir les aspérités de l’argile, ainsi que de naviguer en 3D entre ses reliefs et fissures.
Il y a encore ces manuscrits médiévaux où les enluminures et la texture du parchemin sont révélées de manière magistrale. Le journaliste de L’Hebdo a pu vérifier comme il était aisé, en bougeant ses doigts sur l’écran d’une console, de choisir le meilleur angle de vision possible ou le dosage de l’éclairage souhaité. Un subtil dialogue se déroule entre l’objet examiné sous toutes les coutures et l’observateur.
La technologie Artmyn sera présentée à la mi-janvier 2016 au SITEM, le salon parisien de la valorisation des lieux de culture, ainsi qu’au prochain World Economic Forum, à la fin du même mois à Davos. Cette réalisation made in Switzerland s’ajoute à d’autres initiatives, notamment anglo-saxonnes, comme celle de l’Institute of Digital Archaeology de l’Université d’Oxford. Laquelle entreprend d’utiliser la photographie et la numérisation en 3D pour garder en mémoire et reconstruire à l’identique les nombreux sites culturels menacés de destruction par Daech.
Les musées, les fondations ou les maisons d’enchères sont directement concernés par ce procédé de visualisation numérique. Ils peuvent apprécier le fait de pouvoir présenter à des visiteurs ou à des acheteurs potentiels des œuvres trop sensibles à la lumière, quasiment impossibles à déplacer ou tout simplement difficiles à apprécier sans entrer dans les détails.
«Nous comptons faire de cette technologie un nouveau standard de visualisation et de promotion pour les institutions liées au monde de l’art. De son domicile, un collectionneur pourrait consulter sur son iPad des œuvres mises en vente par une maison d’enchères et interagir avec, comme si ces dernières étaient en mains propres», relève Alexandre Catsicas. Et si une personne a stocké des œuvres aux Ports francs de Genève, elle peut aussi avoir intérêt à les numériser pour les visualiser, sans devoir les sortir de leurs coffres ni de s’acquitter de taxes.
Dans un premier temps, la start-up Artmyn offrira aux institutions intéressées un service de numérisation. A plus long terme, il est envisagé de produire et de mettre à leur disposition une flotte de scanners multidimensionnels. Bénéficiant d’une bourse InnoGrant attribuée sous la forme d’un salaire de l’EPFL, la nouvelle société devrait prendre corps juridique d’ici à quelques semaines. Et se développer à la faveur d’un regain d’intérêt pour la mise en mémoire des joyaux inscrits dans le patrimoine commun de l’humanité.