Reportage. Le caviar sauvage est mort, vive le caviar d’élevage. Champions du nouvel or noir éthique et traçable, les aquaculteurs italiens. Visite, en Lombardie, chez le premier producteur mondial.
Non, on n’est pas sur les rives venteuses de la mer Caspienne. Mais dans les brumes de la plaine lombarde, à un jet de pierre de Brescia, seigneuriale et cossue. Un peu plus loin, les spas cinq étoiles du lac de Garde accueillent une clientèle haut de gamme, qui s’est copieusement russifiée ces dernières années.
Ces touristes russes savent-ils qu’ici, au nord de l’Italie, dans la bourgade de Calvisano, s’active et prospère le plus grand producteur mondial de caviar? Et que même en restant chez eux à déguster l’or noir, ils ont de fortes chances de tomber sur de l’italien? La Russie, qui fut avec l’Iran la patrie du caviar, n’en produit plus assez pour satisfaire les besoins de sa propre population. Elle doit désormais en importer, et 60% de cet appoint vient précisément de Calvisano.
«S’il existe encore du caviar dans le monde, c’est grâce à l’Italie, à la France et aux Etats-Unis», affirme Lelio Mondella, directeur général d’Agroittica lombarda, championne de l’or noir avec ses six sortes d’esturgeons d’élevage, sa production annuelle de 25 tonnes de caviar et ses 25 millions d’euros de chiffre d’affaires. Le jeune patron fait allusion à la révolution silencieuse vécue par le secteur ces quinze dernières années: le caviar sauvage est mort, vive le caviar d’élevage. Par la fenêtre du bureau de Lelio Mondella, entre deux bocages, on voit s’étendre le puzzle géant des bassins d’aquaculture.
Ces bassins, alimentés par l’eau de source locale, sont là depuis 1977 et ont d’abord accueilli des anguilles. En 1982 arrivent les premiers esturgeons blancs du Pacifique. «L’idée était de vendre la chair de ce délicieux poisson sans arêtes, déjà présent dans les banquets de la Rome antique, raconte Lelio Mondella. Le caviar, on y avait pensé, bien sûr, mais c’était presque un rêve. Or, en 1995, les premières femelles ont atteint leur maturité sexuelle et on s’est aperçu qu’elles offraient une belle réserve d’œufs.»
«Un coup de chance»
Le programme caviar d’Agroittica est lancé pile-poil au moment où tourne le vent de l’histoire de l’or noir: les mers Caspienne, Noire et d’Azov, réserves naturelles des variétés de caviar sauvage traditionnel, se vident en raison de la surpêche. En 1998, sous l’égide de la Convention des Nations unies pour les espèces menacées (CITES), des quotas de pêche sont introduits. En 2011, c’est l’interdiction définitive et internationale. Ça tombe bien: les Italiens (tout comme les Français et les Etats-Uniens, les Chinois suivront) sont fin prêts à répondre à la demande pour le nouvel or noir, plus éthique, plus traçable, de qualité plus stable. «Il faut l’admettre, sourit Lelio Mondella, cette coïncidence temporelle, c’était un coup de chance.»
«La magie du caviar, ce n’est rien d’autre que des œufs de poisson avec une belle histoire», a dit au magazine Bilan Peter Rebeiz, patron de Caviar House. Les nouveaux maîtres du marché le savent: on ne recrée pas d’un coup de baguette magique la légende aristocratico-orientalisante qui nimbait le caviar sauvage. Lelio Mondella le reconnaît: «Le story telling, c’est notre plus grand défi.» Surtout dans ce coin de Lombardie où la tradition industrielle est celle… des casseroles et des armes. Non loin d’ici, l’entreprise Beretta, fournisseur officiel de l’armée italienne, crache ses fameux pistolets. Et par l’autre fenêtre du bureau de Lelio Mondella, on voit les cheminées d’une aciérie. Oui, l’entreprise d’aquaculture est née dans la tête de ses propriétaires, qui ont eu l’idée d’utiliser l’eau de source chauffée par le processus de refroidissement de l’acier. L’échange de chaleur se fait sans que les eaux se mélangent et les bassins d’aquaculture répondent scrupuleusement aux normes de l’élevage biologique. N’empêche: acier et caviar, c’est un choc pour l’imaginaire.
Agroittica n’en a pas moins conquis sa place de premier producteur mondial, avec 90% de caviar exporté, en premier lieu aux Etats-Unis. Elle fournit huit compagnies aériennes sur les onze qui servent du caviar en première classe, le Yacht Club de Monaco, la Grande Epicerie du Bon Marché, à Paris, et nombre de grandes tables dont celle de l’Hôtel des Bergues, à Genève. Même si l’entreprise est moins présente sur le marché suisse, où les caviars français et chinois se taillent la part du lion. Comment a-t‑elle fait pour surmonter son handicap d’image? «Nous avons joué à fond sur la transparence, la fiabilité, la qualité», répond le directeur général, qui a déjà enfilé sa tenue stérile – bonnet, tablier, chaussons en plastique – pour la visite au centre de production.
Ambiance de clinique chic. Les femelles esturgeons fraîchement tuées sont éventrées avec des gestes chirurgicaux. Oui, l’extraction des œufs ne peut se faire qu’au prix de leur mort. Ailleurs, des tentatives pour extraire la rogue en leur pressant le ventre sont en cours, mais elles ne convainquent pas Lelio Mondella: les œufs sortent écrasés. Suivent le rinçage, selon un procédé top secret qui fait la fierté d’Agroittica, puis le salage – 3,4 grammes par 100 grammes d’œufs, pour une qualité «malossol», très légèrement salée – et la mise en boîte pour maturation. «La recette est simple, toute la différence est dans la qualité du traitement et dans la sélection», explique encore le patron. Car le caviar, comme le vin, a ses «cuvées».
Un autre atout d’Agroittica, c’est son chef des exportations, Roman Schaetti, un Schwyzois de Zurich qui a connu l’âge d’or du caviar sauvage dans les années 80. «La Suisse a toujours été une plaque tournante importante du caviar», dit ce grand connaisseur, qui a travaillé pour Ramsar, un géant de la distribution, aujourd’hui disparu. Une bonne partie des acteurs du réseau sont pourtant restés en place. «Simplement, à un moment donné, ils ont commencé à proposer du caviar chinois d’élevage à la place du sauvage, et on ne peut pas dire que les choses se soient toujours faites en toute transparence…»
Oui, si vous n’avez pas vu passer la révolution de l’or noir, ce n’est pas un hasard: l’opacité entoure volontiers ce produit rare et cher, et certaines étiquettes excellent dans l’enfumage du consommateur (lire «Acheter éclairé» ci-dessous). Ramona Muller, Madame Caviar chez Globus: «Au début des années 2000, avant l’interdiction définitive de la pêche, la situation était chaotique. Le bélouga a atteint 15 000 francs le kilo, le caviar sauvage était souvent de provenance et de qualité douteuses, et beaucoup de gens se sont détournés du produit. Aujourd’hui, avec l’élevage, on a gagné en qualité et en fiabilité. Et on a retrouvé le niveau de ventes d’avant la crise.» Avec l’aquaculture, d’autres qualités d’œufs sont aussi apparues, moins chères car provenant de femelles esturgeons plus vite «mûres» (lire «Déguster sensuel» ci-dessous). On peut aujourd’hui s’offrir 100 grammes de caviar pour 150 à 180 francs, un prix qui ne devrait plus baisser.
Bon, mais le caviar sauvage, c’était quand même meilleur? Roman Schaetti rappelle qu’il était souvent trop salé (pour suppléer les défections de la chaîne du froid) et de qualité très inégale. Sa mémoire gustative n’en est pas moins marquée par quelques souvenirs lumineux. «Mais vous voyez, c’est comme en amour: on ne peut pas comparer un souvenir et une réalité. Au début, les connaisseurs ont dit: «Le caviar d’élevage? Jamais!» Aujourd’hui, l’aquaculture a beaucoup progressé. Et tout le monde reconnaît que certaines productions atteignent le niveau d’un caviar sauvage.» Avec ou sans légende.
Acheter éclairé
Faut-il choisir selon l’espèce? La provenance? Et comment savoir ce que l’on achète vraiment, sur un marché qui cultive volontiers l’opacité? Quelques notions à connaître pour éviter les pièges de l’étiquetage flou, ou carrément mensonger.
De quoi le nom du caviar est-il le nom? Quand on parle de «bélouga», d’«osciètre» ou de «sévruga», on désigne, par leur petit nom, différentes espèces d’esturgeon. Tout serait simple si le nom sur la boîte correspondait à celui du poisson. Mais, comme avec les vins et les cépages, l’affaire est plus complexe. Par exemple, la marque Calvisius (producteur: Agroittica, voir article) a baptisé «Da Vinci» son caviar d’esturgeon de l’Adriatique. Le «Caviar Sélection» de la Migros, également de chez Agroittica, est issu de l’esturgeon blanc du Pacifique. Le «Saint-James» de chez Caviar House & Prunier, vendu chez Globus, est un baerii d’origine sibérienne, tout comme le «Paris» ou l’«Heritage». Mais ce qu’il faut savoir surtout, c’est que certaines marques osent l’étiquetage mensonger en baptisant abusivement leur produit d’un nom d’espèce. Exemple: un «Oscietra Imperial Selection», qui est en fait un hybride chinois de caviar de l’Amour et de bélouga du fleuve. Ou un «Beluga», qui est en fait un hybride de bélouga et de baerii.
Comment faire pour s’y retrouver? Apprendre à lire, au dos de la boîte, l’étiquette CITES, qui répond aux critères de la Convention sur le commerce international des espèces menacées. (Voir l’exemple ci-dessous.)
Et s’il n’y a pas d’étiquette? C’est clair: n’achetez pas. Tout comme si on vous propose du caviar sauvage de contrebande: éthique mise à part, vous risquez l’intoxication. Car le risque est grand que la chaîne du froid n’ait pas été respectée lors du transport.
La nationalité du caviar fournit-elle une indication sur sa qualité? «Non, car les conditions d’élevage et de traitement des œufs varient de producteur à producteur», répond Ramona Muller, Madame Caviar de chez Globus. Les aquaculteurs chinois sont ceux qui ont essuyé le plus de critiques. «Il faut choisir, bien sûr, poursuit Ramona Muller. Au début, j’étais contre l’idée de nous fournir en Chine, mais la dégustation m’a convaincue: les Chinois peuvent produire de l’excellent caviar de qualité très stable.»
Déguster sensuel
Le prix du caviar dépend non de son goût mais du temps que la femelle esturgeon met pour arriver à maturité sexuelle.
Autant dire que le plus cher ne sera pas forcément votre préféré. Petit vade-mecum pour découvrir un univers de saveurs.
Mise en bouche. Le caviar est servi froid, mais un bref contact avec la chaleur du corps avant la mise en bouche permet à son bouquet de s’épanouir. C’est pourquoi les connaisseurs le dégustent en en posant une petite quantité sur le dos de la main, dans le triangle formé par les tendons du pouce et de l’index. On fait rouler, puis craquer les œufs sur la langue. Et si on a la chance de goûter différentes sortes, on découvre un univers de sensations étonnamment diverses et subtiles, comme celui du vin. «Le caviar le plus cher n’est pas forcément celui qui vous plaira le plus, il faut faire son choix personnel», recommande Roman Schaetti, chef des exportations chez Agroittica. Le prix de l’or noir dépend en effet non de son goût, mais du temps que la femelle esturgeon met pour arriver à maturité sexuelle. La plus lente est Madame bélouga: vingt ans. La plus rapide, madame baerii: six à huit ans.
Petite galerie des saveurs commentée par Roman Schaetti (prix indicatifs, issus d’un croisement entre les catalogues Globus et Agroittica).
Le bélouga (HUS): «C’est le plus gras, le plus beurré. Long en bouche, il se distingue des autres, car la femelle bélouga est la seule qui soit carnivore. Mais c’est un goût qui plaît ou non.» Avec l’osciètre et le sévruga, également issus des mers Caspienne, Noire et d’Azov, le bélouga forme le trio des trois variétés classiques de caviar. Long et délicat à produire, il reste le plus rare et cher. Entre 800 et 1200 fr./100 gr.
L’osciètre (GUE): «Complexe, avec une note de noisette, mais plus court et moins rond que d’autres.» La femelle met neuf à onze ans à arriver à maturité et produit des œufs clairs surnommés «caviar doré» ou «caviar du shah». Ce caviar «de caractère» est le plus vendu dans notre pays: «Les Suisses adorent l’osciètre!» confirme Ramona Muller de chez Globus. Ils sont aussi les plus gros consommateurs de caviar au monde. Entre 230 et 300 fr./100 gr.
Le caviar d’esturgeon blanc (TRA): «Fin, long en bouche, peut-être le plus élégant sur le marché mondial. Idéal pour une initiation.» L’esturgeon blanc, originaire d’Amérique du Nord, fait partie des premières espèces élevées en aquaculture, principalement aux Etats-Unis et en Italie. De qualité très stable, le caviar qui en est issu est le préféré des compagnies aériennes et de croisière. La femelle esturgeon met onze ans pour arriver à maturité. Entre 200 et 250 fr./100 gr.
Le naccarii (NAC): visuellement, on est à l’opposé du bélouga et de ses grands œufs clairs et craquants. L’esturgeon de l’Adriatique, le seul qui soit italien «de souche», donne de petits œufs noirs et mous. «Mais il a beaucoup de goût et de caractère, avec cette petite pointe iodée qui rappelle le caviar sauvage.» La femelle met dix ans à atteindre la maturité sexuelle. Entre 200 et 250 fr./100 gr.
Le baerii (BAE): «Pétillant, frais, au goût affirmé mais assez court.» L’esturgeon de Sibérie, dont il est issu, met seulement six à huit ans pour atteindre la maturité sexuelle, autant dire que c’est l’espèce qui monte. Nombre d’aquaculteurs se sont concentrés sur elle: c’est le cas des Français et des Suisses. Sur le marché mondial, le baerii fait partie du trio de tête, à égalité avec le caviar d’esturgeon blanc et l’osciètre. Entre 150 et 200 fr./100 gr.
En quelle compagnie? Dans la tradition russe, on sert le caviar accompagné de blinis. Les pommes de terre vont aussi très bien. En purée ou en Gschwellti, c’est-à-dire en robe des champs, comme les aime Roman Schaetti. Les Italiens varient volontiers l’accompagnement avec un œuf dur et de la burrata. Ou osent carrément les spaghettis au caviar. «Mais attention, les pâtes doivent être tièdes, avertit Roman Schaetti: le caviar ne supporte pas la chaleur.» Ramona Muller conseille d’essayer avec un steak tartare et garde un souvenir ému des asperges au caviar de chez Rochat. A bannir: le citron. A boire avec: vodka, champagne sec, vin blanc (sauternes, pouilly fumé, sancerre, sauvignon blanc). Ou bière.