Quantcast
Channel: L'Hebdo - Cadrages
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Comment le clan Blocher a raté son coup

$
0
0
Vendredi, 11 Décembre, 2015 - 06:00

Enquête. L’Assemblée fédérale n’a pas voulu du candidat ultra­libéral favorisé par la direction du parti, préférant accorder un troisième siège à la Suisse romande au Conseil fédéral. Récit de l’élection de Guy Parmelin.

Catherine Bellini et Michel Guillaume

Est élu, avec 138 voix, Guy Parmelin. L’UDC pavoise et se lève comme un seul homme. Elle retrouve son deuxième siège perdu huit ans plus tôt. Le chef du groupe, Adrian Amstutz, s’empresse d’aller donner l’accolade à l’heureux élu. C’est pour lui d’abord un immense soulagement. Mais, au fond, la victoire a tout de même un goût d’amertume pour le clan Blocher qui rêvait de placer Thomas Aeschi, un ultralibéral bien décidé à affaiblir l’Etat honni. Une déception on ne peut mieux résumée par Magdalena Martullo-Blocher qui se penche vers le Zougois, défait: «Jano», comprenez: «Ma foi.» Ou tant pis.

La Suisse romande se réveille ainsi avec un troisième conseiller fédéral, elle qui n’en demandait pas tant. Parce qu’il faut bien l’admettre: si le Vaudois est élu, c’est surtout parce que son rival a insupporté. Parce qu’il incarne le côté froid de l’UDC, calculateur, bardé de diplômes mais peu porté sur l’empathie. A cette nouvelle génération de l’UDC, il manque la rondeur populaire de ses pères. Le paysan a battu le consultant.

La victoire de Guy Parmelin est aussi l’histoire d’une élection par défaut. Les uns n’ont pas voulu, les autres n’ont pas pu. Les champions sont restés au paddock. Toni Brunner (SG) à la présidence du parti, Adrian Amstutz (BE) à la tête du groupe, Peter Spuhler (TG) à celle de son entreprise Stadler Rail, Roland Eberle (TG) au sénat. Quant aux intéressés portés par leur section cantonale, ils ont été éliminés avant la finale, à commencer par le grand favori, Heinz Brand.

Les vacances de Heinz Brand

Ce Grison incarne la figure tragique de cette élection. Durant plusieurs semaines, il réserve sa décision, déchiré entre l’ambition de relever un dernier défi à l’âge de 60 ans et l’assurance de couler des jours plus calmes, mais heureux, aux côtés de son épouse pharmacienne. Pourtant, l’homme de la situation, c’est lui. En tant qu’ancien chef des migrations du canton des Grisons, il s’est assuré le leadership dans ce thème devenu encore plus brûlant à l’heure où les migrants syriens déferlent sur l’Europe. Sur le fond, ce hardliner prône un moratoire sur l’asile, mais sur la forme, il sait arrondir les angles et trouver un ton toujours courtois.

Son drame? Il ne tient à devenir conseiller fédéral qu’à 99%, alors que son rival Thomas Aeschi joue sa carte à 150%. Pour son anniversaire, sa femme Silvia lui offre un magnifique voyage de deux semaines en Afrique du Sud, en Namibie et au Botswana. Le couple planifie ce périple ce printemps. A ce moment-là, Eveline Widmer-Schlumpf tient encore fermement les rênes du Département fédéral des finances, la course au Conseil fédéral n’est encore qu’une perspective vague. On fixe les dates du voyage: ce sera à mi-novembre.

Cela ne peut pas tomber plus mal. Entre le moment où le parti cantonal grison le désigne candidat et la séance du groupe UDC le 20 novembre, le favori est aux abonnés absents. Alors que Guy Parmelin se lance dans la course à la veille du congrès UDC de Villeneuve, le Grison, lui, n’y va même pas. Il rate aussi la première séance du groupe UDC fraîchement élu. En catastrophe, il doit abréger ses vacances africaines d’un jour afin d’être à Berne le 20.

Pendant ce temps-là, Thomas Aeschi occupe le terrain et contacte ses collègues de parti avec la systématique qu’on lui connaît. Lorsqu’il pénètre dans la vaste salle de séance sise juste sous la coupole du Palais, il est déjà presque sûr de figurer sur le ticket à trois – un Alémanique, un Romand et un Tessinois – que le comité du groupe a décidé de proposer à l’Assemblée fédérale quatre jours plus tôt. Le Zougois dispose de trois avocats de poids: le patriarche Christoph Blocher, le banquier Thomas Matter, avec qui il a mené un long combat pour édulcorer la nouvelle loi fédérale sur les instituts financiers, de même que le sénateur schwytzois Peter Föhn. Après cinq tours de scrutin, Thomas Aeschi conserve sept voix d’avance sur Heinz Brand.

Le Grison sait que son rêve d’accéder au Conseil fédéral s’est envolé ce jour-là. Car l’UDC a durci ses statuts après l’éviction de son chef historique Christoph Blocher le 12 décembre 2007. Une clause exclut automatiquement du parti tout UDC qui accepte une élection au Conseil fédéral s’il n’est pas candidat officiel. Avant le 20 novembre, les candidats se sont déjà engagés par écrit à respecter cette clause – contraire à la liberté de vote que garantit la Constitution à l’Assemblée fédérale. Mais ce n’est pas tout. Lors de la séance, le parti augmente encore la pression sur ses candidats. Gardien de la doctrine, le vice-président du groupe, Felix Müri, repose cette question de confiance. Première victime du test de loyauté: le Schaffhousois Thomas Hurter. Ce pilote à l’armée et chez Swiss, déviant parfois de la ligne dure du parti et partisan du maintien de la voie bilatérale, propose au groupe de demander une suspension de séance en cas d’élection. Une proposition suicidaire: il n’obtiendra que sept voix dans son groupe. Encore un candidat susceptible de plaire à l’Assemblée fédérale qui passe à la trappe.

Freysinger évincé

Après cinq heures de séance, l’UDC désigne un Tessinois, Norman Gobbi, un Romand, Guy Parmelin, et un Alémanique, Thomas Aeschi. «Blocher a imposé son poulain», résument plusieurs quotidiens le lendemain. Pas sûr! Pour que son triomphe fût total, il eût fallu qu’Oskar Freysinger figurât dans le trio des élus. Le conseiller d’Etat valaisan a réussi son show. «Vous pouvez m’inclure dans le ticket, car je n’ai aucune chance d’être élu par l’Assemblée», lance-t-il. Il a certes amusé la galerie, mais ne l’a pas convaincue. Guy Parmelin, qui n’a pas eu à répondre à la moindre question critique, le bat largement. En sortant, la poignée de main entre les deux Romands sera glaciale.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce trio de candidats n’enthousiasme personne. Déchirée entre l’opposition et la participation au gouvernement, l’UDC a certes juré qu’elle était prête à assumer plus de responsabilités au Conseil fédéral. Le 1er décembre, les premières auditions confirment le malaise général. Officiellement, le PLR et le PDC annoncent qu’ils se contenteront du ticket présenté. «Pour une fois, j’ai l’impression que l’UDC offre un choix», admet le Valaisan Yannick Buttet. En aparté, les langues se délient un peu plus. «Si j’étais un spécialiste des ressources humaines, je remettrais le poste au concours», confie un parlementaire de droite. Dans ce camp, le seul à crier tout haut son ras-le-bol est Kurt Fluri (PLR/SO): «L’UDC ne propose aucun candidat capable de réfléchir de manière indépendante. C’est normal, c’est dans la nature de ce parti d’essence totalitaire!»

Une quête désespérée

Depuis le 20 novembre, le centre gauche cherche donc «le quatrième homme». Une quête désespérée, désespérante aussi. Après l’annonce du départ d’Eveline Widmer-Schlumpf, les trois partis du centre – le PDC, les Vert’libéraux et le PBD – se réunissent dans le plus grand secret le 21 octobre dans le but d’esquisser un rapprochement. Ce jour-là à Schwytz, les présidents Christophe Darbellay, Martin Bäumle et Martin Landolt connaissent déjà la décision – non encore publique – de la ministre des Finances. Tous trois sont conscients de la nécessité de collaborer plus étroitement à l’avenir, mais décident de ne pas toucher aux structures existantes dans l’immédiat. «C’est un projet de génération qu’il faut faire évoluer pas à pas», estime le président du PBD, Martin Landolt. Plus question pour le centre sorti affaibli des élections de présenter un candidat face à l’UDC. La gauche, elle, finit par se résigner à ce ticket. La situation n’est en rien comparable à celle qui précède la manœuvre historique du 12 décembre 2007.

A l’époque, le ministre de la Justice, Christoph Blocher, a tant multiplié les provocations que les deux étoiles montantes du PS, Christian Levrat et Alain Berset, rédigent un livre prémonitoire appelant au «changement d’ère». Le conseiller fédéral, auquel la norme antiraciste donne «des maux de ventre», s’est payé une campagne à sa propre gloire; une manifestation de son parti est contrée par les jeunes contestataires du Black Block et tourne à l’émeute; l’affaire du procureur déchu Valentin Roschacher déchaîne les passions, parce qu’on soupçonne Christoph Blocher, le ministre de la Justice, de l’avoir fait tomber.

Adversaires divisés

En 2015, il ne reste rien – ou presque – de toute cette tension dramatique. Bien sûr, l’UDC fait toujours dans l’outrance avec ses initiatives, notamment celle qui réclame la primauté du droit suisse sur le droit étranger et pourrait obliger la Suisse à dénoncer la Convention européenne des droits de l’homme. Mais son impressionnante victoire du 18 octobre divise ses adversaires. Lorsque les présidents du PS et du PDC, Christian Levrat et Christophe Darbellay, exigent que l’UDC présente aussi des candidats latins, ils se font prendre à leur propre jeu. Avec Norman Gobbi et Guy Parmelin, ils les ont.

Le Tessinois, issu d’une Lega nationaliste extrémiste, est inéligible pour la gauche, mais pas le Vaudois. L’agriculteur de Bursins, depuis douze ans sous la Coupole, n’est de loin pas un foudre de guerre. Mais c’est un «homme honnête», reconnaît-on partout. «Il est loyal, ne dénigre jamais ses collègues. Il a le potentiel de devenir un Ogi romand, la vanité en moins», loue un UDC alémanique.

«Le Vaudois est prudent: il attend de voir. Mais il sait être rusé et efficace», confie Guy Parmelin dans l’interview-vérité qu’il accorde à L’Hebdo. Lors des auditions du 1er décembre, il ne convainc pas vraiment. Ses lacunes linguistiques sont criantes. Mais personne ne le pousse vraiment dans ses derniers retranchements. Ses collègues d’autres partis savent qu’en commission il a prouvé qu’il savait bâtir des compromis. Et s’ils l’avaient oublié, sa garde rapprochée s’empresse de le leur rappeler. Parce que, mine de rien, Guy Parmelin est organisé. Depuis ce printemps, un quatuor l’accompagne, formé par la Genevoise Céline Amaudruz, le vice-président de l’UDC suisse, Claude-Alain Voiblet, le secrétaire de l’UDC vaudoise, Kevin Grangier, et même le Neuchâtelois Yvan Perrin.

A coups de petits accords rassurants, le mélomane qu’est Guy Parmelin joue l’harmonie envers tous les partis. Alors que, partout en Suisse, le PLR et l’UDC se déchirent, de Genève à Zurich en passant par l’Argovie, Guy Parmelin donne un signal inverse. Dans le canton de Vaud, il soutient le PLR Olivier Français dans sa lutte pour le Conseil des Etats, lui permettant ainsi de casser le duo de gauche. Une nouvelle dynamique pour la droite vaudoise qui pourrait bien déboucher sur la reconquête de la majorité au gouvernement cantonal.

Il rassure aussi la gauche au Parlement fédéral. Concernant le chantier crucial des retraites, on le sait conscient de la nécessité de trouver un compromis pour assurer la pérennité de l’AVS et du deuxième pilier, une solution susceptible d’être un jour acceptée par le peuple. Il ne sera pas idéologue sur ces questions qu’il connaît sur le bout des doigts.

Un moindre mal

Cela ne veut pas dire qu’il a enthousiasmé la gauche, loin de là. «Sur le ticket UDC, Guy Parmelin constitue clairement le moindre mal.» Les avis des socialistes convergent sur ce point.

En face du candidat vaudois, Thomas Aeschi reste fidèle à lui-même: hyperactif. Le Zougois a débarqué sous la Coupole en 2011 seulement, mais il traîne déjà une légende derrière lui, née lors de ses nombreux voyages à l’étranger. En 2013, lors d’un déplacement du groupe parlementaire d’amitié Suisse-Etats-Unis à San Francisco, ses collègues sont en train de gagner leur chambre d’hôtel lorsqu’il disparaît. «Où étais-tu passé?» lui demandent-ils lorsqu’il réapparaît dix minutes plus tard. «J’ai déjà loué la voiture pour le déplacement de demain, j’ai aussi réservé le restaurant pour le repas du soir», rayonne-t-il. Depuis ce jour-là, il porte le surnom de «TTA» – prononcé à l’anglaise – pour «Thomas Turbo Aeschi». Ceux qui n’aiment pas cette fébrilité le charrient: «Tu n’as pas pris ta Ritaline ce matin?» s’inquiètent-ils.

Une légende qui ne fait que se renforcer au fil des mois. Lors des débats en commission sur la loi sur les instituts des marchés financiers, le consultant Thomas Aeschi et le banquier Thomas Matter multiplient les propositions d’amendement, une septantaine au total. A chaque fois qu’Eveline Widmer-Schlumpf propose que la Suisse reprenne des normes internationales, les deux UDC renâclent. «Aeschi et Matter voulaient faire comme si la Suisse était seule au monde», s’irrite un commissaire. Même l’Association suisse des banquiers ne comprend pas une telle obstination. Il a aussi submergé l’administration d’un flot d’interventions parlementaires.

Depuis le début de la session, Thomas Aeschi se déchaîne carrément. Pas un soir où il ne hante le bar de l’Hôtel Bellevue, passant d’une table à l’autre. Il serre toutes les mains, répond à toutes les questions, fidèle à son image. Il en fait beaucoup, sans doute trop. Même Peter Spuhler, qui multiplie les téléphones, y compris dans les rangs socialistes, pour soutenir sa candidature, n’arrivera pas à inverser la tendance: «Thomas Aeschi est insaisissable. Intelligent, certes, mais humainement pas encore mûr», résument de très nombreux élus dans tous les partis. Au sein même de l’UDC, il n’a pas fait le plein de voix.

L’UDC devra tirer la leçon de cette demi-victoire, ou plutôt de ce demi-échec pour son aile blochérienne. Certaines pratiques autoritaires ne passent plus, à commencer par cette clause d’exclusion détestable, un chantage pour les autres partis, et une intimidation pour ses propres élus. Même à l’UDC on n’est plus prêt à s’incliner devant les diktats de la centrale de Herr­liberg.
Le soutien plus défaillant que prévu à Thomas Aeschi exprime aussi ce malaise croissant.

Analyse. Avec l’élection d’un second UDC estampillé d’origine officielle contrôlée, les autres partis pensent
avoir retrouvé la paix.

 

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Ruben Sprich / Keystone
Laurent Gillieron / Keystone
Peter Klaunzer / Keystone
Rubrique Une: 
Pagination: 
Pagination visible
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Trending Articles