Interview. Les uns l’ont qualifiée d’«opportuniste» et de «traîtresse à la patrie». Les autres, la grande majorité, ont salué et même admiré son courage d’aller de l’avant, malgré tous les vents contraires. En exclusivité, Eveline Widmer-Schlumpf livre ici son testament politique à partir de cinq moments clés de sa carrière.
Lorsqu’elle a démissionné le 31 octobre dernier, le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble, l’a appelée: «Eveline, que fais-tu»? Le 9 décembre, l’Assemblée fédérale l’a ovationnée durant une bonne minute. Nul doute qu’Eveline Widmer-Schlumpf sera regrettée. Rarement une conseillère fédérale aura été au cœur d’événements ayant marqué l’histoire suisse de la dernière décennie. Sauvetage d’UBS, fin du secret bancaire, sortie du nucléaire: la Grisonne est à la manœuvre, toujours dans le but de trouver des solutions tournées vers l’avenir. Dans une interview exclusive réservée à L’Hebdo, elle revient sur cinq dates qui ont marqué sa carrière politique. A commencer par ce jour de mai 2004 lors duquel elle a acquis une notoriété nationale en déclenchant le référendum des cantons, une première en Suisse.
16 mai 2004 le peuple rejette largement le paquet fiscal, qui propose des allègements sur l’imposition de la famille, de la propriété du logement et le droit de timbre
Présidente de la Conférence des directeurs des finances, vous lancez le référendum des cantons. Pourquoi?
En été 2003, le soir au bar d’un hôtel, avec plusieurs collègues dont le Saint-Gallois Peter Schönenberger et le Soleurois Christian Wanner, nous avons décidé de lancer ce référendum. En effet, les Chambres fédérales se sont immiscées dans un domaine relevant de la souveraineté des cantons en les privant d’une partie de leurs recettes. Ce fut une bonne expérience. Nous avons prouvé qu’en étant unis, les cantons pouvaient gagner une votation. Sur les affiches de la campagne, nous avons montré une bombe, celle qu’était ce paquet qui menaçait le fédéralisme.
Ce référendum vous a valu le surnom de «Jeanne d’Arc des cantons».
En tant que présidente de cette conférence, je me suis beaucoup engagée pour défendre les intérêts des cantons, en prenant soin de ne jamais étaler nos divergences en public. A l’époque déjà, nous avions eu une discussion très animée sur la péréquation financière entre cantons contributeurs et bénéficiaires.
Justement, l’actuelle dispute entre cantons «forts» et «faibles» vous inquiète-t-elle?
Ce débat m’attriste. La cohésion nationale est ici en jeu. Ce pays ne peut fonctionner que si ses cantons se montrent solidaires entre eux, en dépassant les calculs d’épicier. Sans péréquation financière, nous aurions quelques régions fortes et des contrées périphériques livrées à elles-mêmes. Cette solidarité doit être réciproque. Il ne faut pas non plus que les cantons bénéficiaires majorent les autres.
Comment voyez-vous l’avenir du fédéralisme?
Je constate deux phénomènes: d’une part, une tendance sociétale qui pousse les cantons à travailler davantage ensemble; d’autre part, plusieurs initiatives populaires – comme celles sur la musique ou le sport – qui obligent la Confédération à prendre des mesures empiétant sur les compétences cantonales. Il serait temps de rouvrir le dossier sur la répartition des charges entre Berne et les cantons. Si nous ne le faisons pas, nous risquons d’aller vers l’harmonisation et la centralisation. Ce serait dommage, car le fédéralisme est un élément essentiel du succès de notre système.
L’ancien chef de l’Office fédéral du développement territorial, Pierre-Alain Rumley, a lancé l’idée d’une Suisse réduite à 13 cantons. Pouvez-vous l’imaginer ainsi?
Pas aujourd’hui ni demain. Mais, oui, je peux m’imaginer une Suisse composée de régions toutes suffisamment fortes pour affronter les défis de l’avenir. Voici vingt ans, dans mon canton des Grisons, il était tabou de vouloir faire fusionner des communes entre elles. Nous leur avons dit: «Il le faut, car vous êtes trop petites.» Que s’est-il passé? De 2007 au 1er janvier 2016, le nombre de communes a passé de plus de 200 à 114, et celles-ci sont beaucoup mieux armées pour assumer leurs compétences. Un jour, la même discussion aura lieu au niveau des cantons. Je ne souhaite pas supprimer l’échelon des cantons. Mais il faudra davantage réfléchir en termes de régions. Je pense que mes petits-enfants mèneront ce débat.
11 avril 2008 12 000 personnes manifestent leur soutien à Eveline Widmer-Schlumpf sur la place fédérale à Berne à l’initiative de l’organisation féminine Alliance F
Quel souvenir gardez-vous de ce jour-là?
Regardez cela! (Elle montre un tableau en face de son bureau.) C’est une lithographie du Cri d’Edvard Munch, qu’Alliance F m’a offerte ce jour-là. Cette manifestation fut un moment clé dans ma carrière de conseillère fédérale. La présence de toutes ces femmes et ces hommes m’a énormément aidée. Même si je ne l’ai pas montré, j’ai beaucoup souffert à cette époque. Je ne sais pas ce qui se serait passé sans cette vague de solidarité.
Comment s’est déroulée votre entrée en fonction?
Les deux premiers mois, c’est allé. Puis la TV alémanique a diffusé le documentaire de Hansjürg Zumstein, qui n’a pas facilité les choses. C’est là que l’association Alliance F, alors présidée par Rosmarie Zapfl, a décidé d’organiser cette manifestation de soutien. Il y avait d’anciennes politiciennes comme Monica Weber, Judith Stamm, Cécile Bühlmann ou Joy Matter, mais aussi des femmes paysannes en costume qui n’avaient jamais fait de politique. Toutes sont venues à Berne pour montrer qu’elles se révoltaient contre ceux qui attaquaient les institutions en ne respectant pas une décision de l’Assemblée fédérale.
Qu’avez-vous retenu de toute cette épreuve?
J’ai dû apprendre à voir le positif et à relativiser le négatif. Aujourd’hui, je sais faire cela.
Lorsque vous acceptez de devenir conseillère fédérale le 13 décembre 2007, ne pouviez-vous pas deviner que vous alliez vivre l’enfer avec l’UDC?
Si, si, cela, je le savais. Si j’ai accepté ce poste, c’est parce que j’étais persuadée qu’il fallait donner plus de poids à cette aile libérale de l’UDC au gouvernement. Le 12 décembre, j’ai discuté avec le conseiller fédéral Samuel Schmid, avec des collègues de parti, et avec ma famille, bien sûr, mon père Leon aussi, qui a toujours eu un grand respect des institutions. Tous m’ont incitée à accepter mon élection, avant tout pour ne pas désavouer le Parlement. Seule une de mes filles était contre. Elle m’a dit: «Maman, le plus beau jour de ma vie sera celui où tu annonceras ta démission.» Effectivement, le 31 octobre dernier, elle m’a appelée pour me dire à quel point elle était heureuse.
Ce que vous n’aviez prévu, c’était la brutalité de la réaction de l’UDC?
J’avais tant travaillé pour ce parti, dans les Grisons comme à Berne, que je ne m’attendais pas à ce que l’UDC suisse veuille m’en exclure. Elle a exercé une grosse pression sur la section grisonne pour qu’elle le fasse, mais celle-ci s’y est refusée. Elle a alors exclu tout le parti cantonal, qui a continué son travail sous son nouveau nom de Parti bourgeois-démocratique (PBD).
Vous avez toujours été très populaire. Cela vous a-t-il aidée?
J’ai toujours beaucoup de contacts avec la population. Je me déplace rarement en voiture; le plus souvent, j’emprunte le train. Personnellement, je n’ai jamais joué un rôle, j’ai toujours été fidèle à moi-même. C’est ce que les gens ont apprécié. Je dis ce que je pense, et je fais ce que je dis. Je suis consciente d’être trop directe, trop peu diplomatique. Mais c’est ma façon.
A propos de combats féminins: la Constitution assure l’égalité des sexes, mais des inégalités de salaires demeurent. La parité est-elle réalisée?
Non, elle ne l’est pas. Longtemps, j’ai été de l’avis que l’égalité des salaires était une évidence. Lorsque j’ai entamé ma carrière de juriste en 1981, mon chef m’a dit: «Tu fais si bien ton travail que tu auras toujours le même salaire qu’un homme.» J’étais persuadée que l’égalité se réaliserait d’elle-même. Dix ans plus tard, j’ai constaté avec consternation que ce n’était pas le cas. Il reste des inégalités de salaires de 10%, parfois jusqu’à 20% dans certaines branches de l’économie privée comme la finance.
Quel genre de mesure proposez-vous?
Je suis opposée à des sanctions pénales et à une police des salaires. Mais il faut des mesures de sensibilisation. Je suis favorable à des contrôles dans les entreprises de plus de 50 employés, lesquelles doivent rédiger un rapport et, en cas d’inégalités, les corriger. Si, pour faire baisser l’immigration de main-d’œuvre, nous voulons attirer davantage de femmes sur le marché du travail, la première condition est justement de leur assurer un salaire égal aux hommes.
22 septembre 2008 jour de la première séance de crise de l’opération de sauvetage d’UBS
Samedi 21 septembre, le ministre des Finances Hans-Rudolf Merz est victime d’un malaise cardiaque et vous devez le remplacer au pied levé. Comment avez-vous vécu la crise UBS?
Ce n’est pas la première fois que j’étais confrontée à une telle opération critique. En 2001, j’ai vécu l’affaire Swissair de près, car je venais d’accéder à la tête de la Conférence des directeurs des finances une semaine plus tôt. Le conseiller fédéral Kaspar Villiger à l’époque m’a téléphoné pour avoir l’assurance que les cantons seraient unis pour participer au sauvetage de Swissair, ce qu’une partie d’entre eux ont fait. J’avais donc déjà réalisé cette expérience qu’en cas de crise, il faut serrer les rangs et agir vite.
Mais la rumeur a couru que Hans-Rudolf Merz était opposé à une intervention de l’Etat!
Je ne commente pas les rumeurs. Avec le président de la Confédération d’alors, Pascal Couchepin, qui m’a beaucoup soutenue, nous nous sommes réunis une première fois dans mon bureau le dimanche 22 septembre. Ce jour-là, nous apprenons qu’UBS a des problèmes de liquidités, mais nous ne savions pas encore si l’Etat devrait intervenir. Très vite, nous avons esquissé des scénarios possibles.
Vous n’avez jamais hésité lorsque le président d’UBS, Peter Kurer, vous appelle le 12 octobre pour solliciter l’aide de l’Etat?
Pour moi, il était clair qu’il n’y avait aucune autre option, tant la faillite d’UBS aurait provoqué des dégâts considérables pour l’économie, laquelle aurait mis des années à s’en remettre. Le président de la Banque nationale suisse (qui reprend les actifs toxiques d’UBS, ndlr), Jean-Pierre Roth, a toujours dit: «La BNS est éternelle et a donc le temps d’écouler ces papiers.» En fin de compte, nous avons réalisé un bénéfice de 1,2 milliard avec ces actifs.
Quelle leçon en tirez-vous?
Il faut faire preuve de courage. Depuis que je suis active en politique, je me bats contre cette «mentalité de la casco complète» que je constate trop souvent en Suisse. En tentant de préserver l’acquis à tout prix, on ne peut jamais gagner et on risque surtout de perdre. Personnellement, j’aime prendre des risques pour trouver des solutions orientées vers l’avenir. Je viens d’un canton qui était l’un des plus pauvres de Suisse et qui s’est bien développé grâce à des gens entreprenants. Je dis toujours à mes enfants: «Ayez le courage de tenter quelque chose!»
Etes-vous une «étatiste»?
Je le suis dans la mesure où j’estime que l’Etat doit garantir à tous ses citoyens une vie digne. Nous avons en Suisse un bon filet social. Nous devons désormais réussir à assurer la pérennité de l’AVS et du deuxième pilier, un des grands chantiers de demain. Je pense aussi que l’Etat doit offrir à chaque jeune une bonne formation, ce qui passe par une école publique de qualité.
26 mai 2011 le Conseil fédéral décide de sortir du nucléaire
Votre père, Leon, a été l’avocat du nucléaire au Conseil fédéral lorsqu’il y a siégé entre 1979 et 1987. Vous prenez l’option contraire. Comment s’est faite cette prise de conscience?
Fukushima m’a beaucoup rappelé la catastrophe de Tchernobyl en Union soviétique en 1986. J’ai éprouvé une sensation de déjà vu. A l’époque déjà, je me suis dit qu’il faudrait réorienter la politique énergétique. Mon père avait une grande confiance dans l’énergie nucléaire, car il était persuadé que les centrales suisses étaient sûres. Le fait est que nous avons pu mesurer les effets de Tchernobyl jusque dans le canton des Grisons! Un seul accident peut ruiner l’environnement pour des générations.
Comment avez-vous vécu le moment de protestation contre la centrale de Kaiseraugst?
Je me suis retrouvée dans un dilemme face à mon père, qui a reçu des menaces de mort. J’ai été horrifiée par une telle agressivité. Mais, sur le fond, j’ai toujours été méfiante face au nucléaire. Quant à mon mari, il a toujours soutenu mon père sur ce sujet.
Le Conseil fédéral est sorti du nucléaire alors qu’il était composé d’une majorité de femmes. Un hasard ou non?
La question du nucléaire n’est pas une question de genre. En revanche, je pense vraiment que nos expériences de vie de femmes ont joué un rôle. De manière générale, les femmes réfléchissent à plus long terme que les hommes, elles pensent davantage au monde qu’elles légueront à leurs enfants et leurs petits-enfants.
En 2011, le Conseil fédéral pensait affranchir la Suisse du nucléaire d’ici à 2034. Aujourd’hui, on n’articule plus la moindre date. Vous y croyez toujours?
Oui, j’y crois toujours. La Suisse a le savoir-faire et des spécialistes remarquables tout à fait capables de relever ce défi. Il reste désormais à s’en donner les moyens. J’ai proposé d’ancrer le principe d’une taxe incitative dans la Constitution. J’espère que le peuple pourra voter à ce sujet en 2017. Il faudra persuader les gens qu’ils auront le même pouvoir d’achat et que le produit de cette taxe sera totalement redistribué. Sans cette mesure d’incitation, on n’y arrivera pas. La simple promotion des énergies renouvelables ne suffira pas.
19 décembre 2012 Eveline Widmer-Schlumpf annonce que la Suisse doit envisager de passer à l’échange automatique des données
Ce jour-là, vous faites le bilan de votre année présidentielle et vous lâchez cette information spontanément. Comment cela s’est-il produit?
Je m’en souviens très bien, car j’ai ruiné les vacances de Noël de toute ma famille! Je n’ai pourtant fait que répondre sincèrement à la question d’un journaliste.
Mais vous deviez vous attendre à cette question! En Allemagne, le Bundesrat vient alors de rejeter l’accord Rubik, qui était une manière de préserver le secret bancaire tout en fiscalisant les avoirs des clients étrangers.
Je vous l’ai dit, j’ai parfois manqué de diplomatie dans ma carrière. Après le refus allemand, nous n’avions plus d’autre solution que d’envisager l’échange automatique des données. J’ai alors reçu une avalanche de critiques, parfois hypocrites. Nombreux sont les gens qui pensaient: «Elle a raison, mais elle ne doit pas dire cela si vite.»
N’est-ce pas en octobre 2008 déjà que la Suisse a commis l’erreur capitale de ne pas assister à une réunion de l’OCDE à Paris sur l’échange automatique d’informations?
A cette époque, je pilotais le dossier du sauvetage d’UBS. Dans mon département, les responsables de ce dossier ont estimé qu’il n’était pas nécessaire d’y aller. Ce sont d’excellents collaborateurs auxquels j’ai toujours fait confiance. Aujourd’hui, cela n’a pas de sens de revenir sur cette question.
Avez-vous cru en la stratégie Rubik?
J’étais sceptique. Bien sûr, cette stratégie d’accords bilatéraux avait le mérite de l’efficacité. Mais lors de mes nombreux entretiens avec mon homologue allemand, Wolfgang Schäuble, j’ai eu l’impression que nous avions proposé ce modèle trop tardivement. Ce que voulaient les Allemands en 2012, c’était de la transparence, pas de l’efficacité. Lorsque le Bundesrat a rejeté l’accord, il était clair que nous devions changer de stratégie. Je suis réaliste. On ne peut pas nier la réalité.
Les banquiers ne vous ont pas portée dans leur cœur. Comment avez-vous vécu votre relation avec eux?
Le problème, c’est qu’ils n’ont pas parlé d’une seule voix. Certains – comme Pierin Vincenz (Banque Raiffeisen) – ont reconnu qu’il fallait trouver des solutions d’avenir, tandis que d’autres ont réclamé mon départ. Cela dit, j’ai apprécié l’engagement du président de l’Association suisse des banquiers (ASB), Patrick Odier.
Aujourd’hui, vous avez l’impression d’avoir fait le sale boulot?
Il est vrai que j’ai dû encaisser beaucoup de coups. Mais lorsque vous êtes convaincu que la voie choisie est la bonne, cela reste supportable. J’ai eu autour de moi une équipe très soudée.
Vous avez pris quelques décisions aussi visionnaires que controversées. Avez-vous ressenti la solitude du pouvoir dans les moments difficiles?
Jamais. J’ai toujours senti beaucoup de solidarité autour de moi, venant de tous les réseaux avec lesquels j’ai travaillé. Lorsque les médias ont parlé de ma solitude, je me suis demandé s’ils ne parlaient pas d’une autre personne. J’ai constamment reçu de nombreux courriels de soutien. Même les sœurs de plusieurs couvents m’ont écrit pour me dire qu’elles priaient pour moi!