Dossier. Les animaux domestiques sont à l’origine d’un immense business, où l’irrationnel et le marketing se rejoignent pour tirer profit de la plus grande faiblesse humaine: notre irrépressible besoin d’amour.
On dit souvent que la Suisse vend des montres et du chocolat. C’est inexact. Dans l’ordre, le pays vend des montres, des croquettes pour chiens et chats, et ensuite seulement du chocolat. Cet aspect méconnu de l’économie helvétique est le fait d’une seule firme: Nestlé.
En 2014, la multinationale de Vevey a écoulé pour 11 milliards de francs de pâtées et de croquettes, soit 12% de ses revenus. Ce qui est nettement supérieur au chocolat (9 milliards) et aux eaux minérales (7 milliards). Mieux encore: les aliments pour toutous et chatons sont surtout bien plus rentables.
A près de 20%, la marge que réalise Nestlé sur ces produits de grande consommation est extraordinaire. Pour chaque franc encaissé pour ses croquettes, Nestlé réalise deux fois plus de profits qu’avec ses bouteilles de Perrier ou de San Pellegrino.
Avec une douzaine de marques, comme Pro Plan, Beneful, Matzinger, Gourmet ou Friskies, la division Purina PetCare est devenue un pilier de la prospérité de la multinationale de Vevey. Elle est aussi la source d’une formidable croissance, sur un marché qui ne semble pas connaître de limites.
Aux Etats-Unis, les marques Purina représentent un quart de toutes les ventes de Nestlé. En Amérique latine, ses affaires croissent de 37% par an. Au Mexique et au Brésil, la hausse est particulièrement marquée dans les segments «Premium» et «Super Premium».
Il y a une explication simple à cet immense succès. Les consommateurs font de moins en moins la différence entre leur propre assiette et les gamelles de leurs compagnons à pattes. «Le marché des animaux domestiques est en phase marquée d’humanisation»: la formule n’est pas celle d’un philosophe des relations interespèces, mais celle du cabinet d’analyse marketing Euromonitor. Ses experts constatent la même évolution partout dans le monde: «L’industrie est de plus en plus influencée par les tendances lifestyle humaines, qui se reproduisent dans le monde des animaux.»
Des aliments à l’ésotérisme
Le phénomène s’est amorcé aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, les deux pays qui comptent le plus d’animaux domestiques, et s’accélère désormais vitesse grand V dans le monde. Qu’il s’agisse de l’alimentation, du végétalien au sans gluten, ou dans les soins, du yoga pour chiens aux spas pour chevaux, les modes deviennent de plus en plus similaires. Les industriels l’ont bien compris et emploient des stratégies marketing adaptées à ce mélange des genres, ce qui renforce encore le phénomène. «Une caractéristique particulièrement marquée depuis 2013 a été l’apparition des régimes équilibrés avec des fruits et légumes, ou encore des algues», note Euromonitor.
La tendance ne se limite pas à l’alimentation. En Amérique du Nord, Nestlé gère une sorte de site de rencontre pour animaux de compagnie, Petfinder.com, qui fonctionne sur le même modèle que les plateformes pour humains. Près de 300 000 animaux y sont proposés à l’adoption par des particuliers ou des chenils. Ils sont classés par genre, sexe, lieu d’habitation et type de caractère. Petfinder.com serait à l’origine de 50% des adoptions d’animaux de compagnie aux Etats-Unis, selon Nestlé.
L’humanisation rampante du monde animal ne se constate pas seulement sur le plan économique. Dans sa belle ferme d’Oppens, qui surplombe les collines du Gros-de-Vaud, Fabienne Maillefer est aux premières loges pour observer les rapports parfois compliqués qu’entretiennent les humains avec leurs animaux de compagnie.
Cette psychopédagogue de formation au regard clair et pénétrant s’est reconvertie il y a dix ans dans la communication animale. Elle apprend aujourd’hui aux propriétaires à dialoguer «d’âme à âme» avec leurs animaux. Sa méthode relève de la médiumnité. Fabienne Maillefer assume le côté ésotérique de son approche, qu’elle préfère décrire comme spirituelle. Les bases de sa méthode ont été posées dans les années 70 par la grande prêtresse du genre, l’Américaine Penelope Smith, dont l’inspiration mêle chamanisme amérindien et tendance New Age.
La communication animale, sous-espèce de la communication intuitive, est considérée comme une vaste supercherie par la communauté scientifique. Mais qu’importe, vu le besoin apparemment si pressant que les humains ressentent de communiquer avec les animaux qui font partie de leur vie.
L’ésotérisme animalier est en plein essor en Suisse. La télépathie connaît même un succès particulier en Romandie, où une cinquantaine de «communicateurs» vendent des stages, cours et consultations, plus ou moins mâtinés de charlatanisme, selon les goûts. Près de 2500 personnes ont suivi les cours de Fabienne Maillefer en dix ans.
«L’ouverture à la communication télépathique nécessite un état de conscience modifiée, et l’exercice ne doit pas être pris à la légère», prévient la médium des animaux. Car on n’explore pas sans danger les tréfonds de la relation d’un propriétaire à son animal domestique.
Cet amour inconditionnel
Dans l’immense majorité des cas, les consultations de Fabienne Maillefer concernent des chats pisseurs et des chiens aux comportements excessifs. Le plus souvent, le bon sens terrien de la Valaisanne d’origine suffit à donner les pistes qui aideront les propriétaires à régler le problème. Dans d’autres cas, la médium renvoie le dossier aux vétérinaires. Et parfois, les choses vont plus loin.
Fabienne Maillefer prétend par exemple, lors d’une simple consultation téléphonique, avoir retrouvé à distance la piste d’un rat de compagnie perdu dans le moteur d’une voiture, en se projetant dans le regard de l’animal. La liseuse des âmes animales serait aussi parvenue à «reconnecter» un chat décédé avec sa propriétaire, si soulagée de savoir que celui-ci continuait de porter un «regard bienveillant» sur elle depuis l’au-delà. «Les gens sont parfois prêts à entendre des choses de leurs animaux qu’ils n’accepteraient pas venant de la part de leurs proches», relève-t-elle.
Bonimenteuse pour les uns, bienfaitrice pour les autres, Fabienne Maillefer donne une clé qui permet de comprendre l’origine profonde de l’humanisation des animaux domestiques, sur laquelle jouent autant les vendeurs d’ésotérisme que les rois de l’alimentaire industriel. L’important n’est pas tant l’amour que les humains portent à leurs animaux, mais plutôt celui que ces bêtes leur donnent en retour, analyse-t-elle.
«Les gens sont à la recherche d’absolu», précise Fabienne Maillefer. Et cela tombe bien: les animaux de compagnie offrent justement la perspective d’un amour permanent et inconditionnel. Un sentiment si difficile à conquérir entre humains: «Chez les animaux, la dualité n’existe pas. Quand un animal vous accorde son amour, c’est pour toujours. Il ne changera pas d’avis.» Fabienne Maillefer décrit sa clientèle comme à 90% féminine, la quarantaine et ayant fait l’expérience de la déception amoureuse.
«Je peux vivre quinze ans avec mon chat, je sais qu’il m’aimera comme au premier jour», résume la communicatrice d’Oppens. C’est certain: il est plus facile de choisir un animal de compagnie qu’un partenaire. Vu sous cet angle, les avantages de la relation homme-animal sont nombreux. «Nous, les humains, nous passons notre temps à essayer de comprendre comment aimer pour être aimé en retour. Cette notion n’existe pas avec l’animal, qui accorde son amour sans rien exiger en échange.»
Et ce n’est pas tout. Fait appréciable, contre une portion régulière de pâtée qui le gardera en forme et le fera revenir à sa gamelle, l’animal nous pardonne tout d’avance. «Le sentiment d’injustice est très peu développé chez les animaux, à tel point que c’en est parfois terrible», regrette presque Fabienne Maillefer. A cela s’ajoute encore la diversité des caractères, des espèces et des races qui permet de choisir presque sur catalogue le type de rapport recherché: «L’animal peut incarner l’amant, l’enfant ou l’ami.»
Personne n’use mieux de ces codes que les fabricants de croquettes. En 1986, une célèbre publicité de Royal Canin présentait un berger allemand courant rejoindre son maître-copain sur les violons d’Ennio Morricone. Trente ans plus tard, la corde n’est toujours pas usée. Dans un clip non moins fameux de 2012 pour Sheba, l’actrice Eva Longoria engageait un strip-tease sensuel avec son chat bleu russe, lui servant sa pâtée en échange d’un câlin. La belle concluait l’exercice en buvant une langoureuse gorgée de lait, sur ce commentaire: «Mon chat, ma passion, mon choix.»
Aujourd’hui, les marques Sheba et Royal Canin appartiennent à l’Américain Mars International, fabricant des chocolats Twix, M&M’s, Maltesers, Snickers et Mars. Le groupe pèse 30 milliards de dollars. Et tout comme Nestlé, un de ses principaux concurrents, Mars gagne désormais bien plus d’argent avec les aliments pour animaux qu’avec les barres chocolatées qui l’ont rendu célèbre. Le chocolat apaise les mœurs, dit-on. Mais pas autant que les croquettes.
Redresser le Chi de son chien
Du shiatsu à l’acupressure, toutes les formes de thérapies se dessinent et s’adaptent désormais au bien-être des toutous, minets, chevaux et autres, si entente. Si le toilettage standard avec coupe et shampoing forme encore la grande majorité des services professionnels offerts aux animaux, il est toutefois possible d’aller beaucoup plus loin. Une visite dans la section idoine des sites de petites annonces de Suisse romande permet de mesurer l’étendue de ces nouvelles cures animales. Pour 150 francs l’heure, par exemple, la «kinésiologie» et le «reiki de niveau 2» prodigués par une «conseillère en fleurs de Bach» permettent de «découvrir la cause de la problématique de votre animal». Il est aussi possible de redresser «l’énergie vitale, le chi» de son chien, de son chat ou même de son cheval grâce à «l’acupressure selon les 5 éléments».
La chaîne télé pour chiens
Le marché des animaux domestiques serait en phase d’«humanisation», selon le cabinet d’analyse marketing Euromonitor. Le phénomène passe par les régimes diététiques, mais pas seulement. Comme les humains en ont fait l’expérience, pour bien maigrir, il faut d’abord s’empiffrer devant sa télévision… C’est donc désormais possible aussi pour les chiens. La chaîne DogTV a été créée en 2012 en Californie avant de s’étendre au Japon, en Corée et en Israël. Elle est désormais disponible en France sur le canal 110 du bouquet numérique d’Orange. Ses programmes ont été développés «scientifiquement» en fonction de l’ouïe et de la vue des chiens, avec des sessions de relaxation et de stimulation. Le concept consiste surtout à offrir une bonne conscience aux propriétaires qui laissent leurs animaux seuls en appartement. Le fondateur, Ron Levi, assure que sa chaîne séduit aussi les humains grâce à un avantage concurrentiel imparable: ses programmes sont sans pubs.
La niche à 30 000 dollars
Tapis roulant. Distributeur automatique de croquettes. Sol en herbe synthétique et petite piscine de relaxation. Et, bien sûr, tablette numérique intégrée. La niche la plus high-tech du monde a été conçue par Samsung et présentée au festival canin Crufts, à Birmingham. L’invention devrait occuper toutou un bon moment, et éviter qu’il n’attende le retour de son maître en hurlant à la mort. Seul problème: à 30 000 dollars, le tarif envisagé de ce modèle lui redonnera vite l’envie de promener son chien lui-même. La sortie de cette niche électronique a fait une bonne publicité au groupe Samsung, qui profite surtout du vaste marché des animaux domestiques pour vendre des produits beaucoup plus simples: des aspirateurs surpuissants.
Le site de rencontre pour animaux
Créé en 1996, Petfinder est le plus grand et le plus ancien site d’adoption d’animaux de compagnie du monde. Il recense plus de 315 000 bêtes hébergées dans 14 000 associations et chenils en Amérique du Nord. Nestlé en a fait l’acquisition en 2013 pour «enrichir l’expérience des propriétaires d’animaux avec des nouveaux services et contenus numériques». Car l’essor des smartphones et du commerce électronique transforme aussi le business des vendeurs de croquettes. Entre nouveaux canaux publicitaires, services de conseils en ligne et applications de géolocalisation, les concepts innovants ne manquent pas. «Curieusement, ces nouveaux services tardent à apparaître en Suisse», s’étonne Faridée Visinand, éditrice du magazine pour quinquas Notre temps, qui s’est intéressée de près à ce marché. Cette spécialiste marketing pense avoir flairé le bon filon, et prépare un projet numérique en lien avec les animaux domestiques.