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RÉSISTANCE De la compassion à l’exigence de courage

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Jeudi, 24 Décembre, 2015 - 05:41

«Charlie Hebdo», Hyper Cacher, rue de Charonne, Bataclan. A Paris, l’année 2015 aura été marquée par des massacres. Que faire dès lors? Pardonner, oublier, compatir tant avec les victimes qu’avec les bourreaux, au nom du vivre ensemble? Non, il faut faire preuve de courage, défendre les principes sur lesquels est bâti notre monde.

«Temps affreux! ma pensée, est dans ce morne espace Où l’imprévu surgit… »
Victor Hugo, L’année terrible, 1871

L’idée était, dans ce numéro de fin d’année, de réfléchir sur des mots. Des mots qui auraient marqué cette année qui s’achève, centième anniversaire des pires boucheries de Verdun, qui s’est ouverte sur le massacre de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, et se referme sur ceux du Bataclan et des bistrots de Charonne. Une année terrible, donc, avec ses millions de réfugiés (je refuse absolument le terme de migrants, ces gens n’émigrent pas, ils fuient la mort), ses destructions de trésors archéologiques, ses égorgements télévisés et le surgissement de ce monstre engendré par je ne sais quel sommeil (ou quelle paresse) de la raison, Daech.

Et pourtant on ne cesse de parler de compassion, de vivre ensemble. Il faudrait même regarder avec une sorte de bienveillance ces jeunes gens dévoyés et sanguinaires dont, selon certains, nous serions responsables. Nous, l’Europe, nous, l’Occident, nous, les héritiers des colonialistes et des marchands d’esclaves. Il y a d’ailleurs une sorte d’arrogance à ne pouvoir analyser ou comprendre un événement qu’à la lumière de notre histoire occidentale. Comme si l’on préférait encore être coupables que de n’être rien du tout, de compter de plus en plus pour du beurre et de n’être plus le centre du monde. Mais cela est un autre sujet.

La question que je me pose est de savoir si l’on peut, aujourd’hui, quelques semaines après les attentats de Paris, porter sur le monde un regard bienveillant ou compassionnel.

Est-ce que c’est cela dont le monde a besoin? Est-ce que les proches des morts du 13 novembre, les milliers de femmes et d’enfants noyés avant d’atteindre les côtes où, de toute façon, on ne voulait pas d’eux, ont besoin (ou même envie) de notre compassion?

Cum patior: souffrir avec. L’étymologie est souvent impitoyable pour les mots. La vérité de leur signification est subitement dévoilée. Et, ici, le mensonge saute aux yeux. Un pieux mensonge, certes, mais un mensonge tout de même, destiné avant tout à donner bonne conscience à celui qui la ressent et surtout qui l’exprime. Car on ne peut pas partager la souffrance d’autrui. On peut la comprendre, tenter de l’apaiser, mais la partager, impossible. En lisant, dans Le Monde, la rubrique que le quotidien consacre chaque jour aux morts du 13 novembre, je suis particulièrement bouleversée par la mort de deux sœurs qui souhaitaient l’anniversaire de l’une d’elles. J’essaie d’imaginer la souffrance de leur mère qui, deux minutes avant l’attentat, leur avait envoyé un SMS: «Ça va les filles?» J’essaie d’imaginer, oui… J’essaie de compatir. Et puis, quand je repose le journal, je vais tranquillement préparer le dîner en écoutant de la musique… Je ne suis pas cette mère, je ne connaissais pas ces filles. La compassion est un leurre et, en ce moment, je n’ai pas envie d’entendre ce refrain de la bonne conscience, ce vocabulaire de sermons. Je suis en colère.

Quant à la bienveillance (issue de bien veuillant, celui qui veut du bien), elle fait partie du même paquet de vœux pieux, de gnangnanteries qui, en ces jours déments, m’énervent particulièrement.

Il y a dans l’idée de bienveillance une nuance paternaliste, un sentiment de supériorité, un côté charitable particulièrement insupportables en ce moment. Si l’on me passe l’expression (mais les expressions violentes sont propres à exprimer des sentiments violents), cela leur fait une belle jambe, aux réfugiés, aux assassinés et à leurs proches que je leur veuille du bien ou que je m’efforce de souffrir avec eux, du fond de mon douillet canapé devant mon feu de cheminée.

«Incantation vide de sens»

J’en ai marre des bons sentiments et des déclarations compassionnelles. Le pape François fait son boulot, mais je ne suis pas le pape et personne ne m’oblige à bêler avec les brebis du bon pasteur.

Quant au fameux vivre ensemble, cette «incantation vide de sens», comme dit le journaliste Mohamed Sifaoui, je ne veux plus en entendre parler. Je ne veux pas vivre ensemble avec des fachos, des adeptes de l’extrême droite, des islamistes sanguinaires, des salafistes décérébrés. Je n’ai pour eux ni compassion ni bienveillance.

Je veux vivre dans un pays libre, égalitaire, républicain, démocratique et laïque…

Et cela s’est déjà produit dans l’histoire. On a déjà connu le temps où des monstres pas moins fous et dangereux que ceux-ci menaçaient notre liberté, notre démocratie et, pour certains, notre vie même. A ceux-là, on n’a pas répondu par la bienveillance ou la compassion. Le mot sur lequel ils se sont cassé les dents était résistance.

Et, pour construire ou protéger le monde où nous voulons continuer de vivre, c’est de résistance dont nous avons besoin. Une résistance personnelle et collective.

Cela dit, je n’oublie pas que je suis censée réfléchir sur la fonction des codes que les sociétés mettent en place pour éviter de s’entretuer au moindre prétexte, pour protéger leurs membres de cette vérité que certains prônent dans tous les cas, et qui ne soulage que celui qui l’assène aux autres et peut blesser grièvement celui qui la reçoit. C’est pour cela qu’il est difficile d’imaginer une société qui ne connaîtrait ni bienveillance ni compassion.

Cependant, le code social nous enjoint de manifester, mais pas obligatoirement de ressentir. De même que je suis priée de montrer ma joie en recevant en cadeau cet affreux pull que je ne mettrai jamais, le code social me commande de masquer mon indifférence aux malheurs d’autrui en donnant des signes de compassion, et mon désir d’étrangler cet imbécile par l’expression d’une souriante bienveillance.

Cette hypocrisie dont les sociétés ne sauraient se passer

La politesse ne s’intéresse pas à ce que nous sentons, mais à ce que nous montrons. C’est pour cette raison que bien des gens la taxent d’hypocrisie. Ils n’ont pas tort. La politesse, comme le langage, a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée et cacher ses sentiments… Hypocrisie, certes, mais dont les sociétés humaines ne sauraient se passer.

Pourtant, il y a parfois des circonstances particulières, des moments de crise personnelle ou collective où l’on n’a plus envie d’être poli. Où le moi policé sort, littéralement, de ses gonds. Il crie alors sa révolte, son refus de faire semblant, de jouer le jeu social et de feindre la compassion pour ceux qui ignorent jusqu’à l’existence de ce mot, de tendre la joue gauche à des êtres sans visage. Mais ces réactions ne peuvent – ne doivent – être qu’individuelles. Quant au plan collectif, il ne doit pas être régi par la morale – donc par des sentiments – mais par la loi – donc par des principes d’ordre politique. La bienveillance et la compassion peuvent entrer dans la construction de ces principes, mais elles ne doivent en aucun cas les diriger. Rien de plus dangereux qu’une politique compassionnelle.

Pourtant, si l’on revient au niveau de l’individu, à celui de la morale personnelle, rien ne m’empêchera d’offrir des cadeaux aux gens que j’aime et de manger du foie gras et des huîtres le 24 et le 31.

Parce que, à côté de la révolte contre le monde extérieur, il y a le monde intérieur, mon monde à moi, fait d’amour, d’amitié, de bienveillance et d’efforts pour partager les éventuelles souffrances des miens et, ainsi, les alléger autant que possible.

D’ineffaçables cicatrices

A côté de l’horreur que m’inspire ce «temps déraisonnable» où, comme dit Aragon, «on avait mis les morts à table/on faisait des châteaux de sable/on prenait les loups pour des chiens», il y a le bonheur de faire la fête, d’aimer boire et manger, écouter de la musique. Le temps d’aimer tout court. Tout ce que les tueurs du 13 novembre détestaient et ont tenté d’anéantir. Et cela, il ne faut pas accepter qu’on nous le confisque en leur cédant un pouce de terrain, même au nom de la compassion ou de la bienveillance.

La phrase qui conclut le plus souvent les commémorations des crimes nazis est: «Ni oubli ni pardon». Pardonner, voilà encore un de ces mots qui mentent. On ne pardonne rien, jamais. On s’habitue, on vit avec, on pense parfois à autre chose. Mais les blessures, même quand elles se referment, laissent une cicatrice.

Cette année terrible laissera d’ineffaçables cicatrices. Ce ne sont pas les premières, notre vieux monde en est couturé. Et pourtant, à chaque fois, il se relève et il repart. La compassion et la bienveillance, je l’ai dit, sont des vertus discutables et suspectes, du moins quand on les prêche au niveau collectif. Nous préférons les laisser à la responsabilité individuelle, à l’intérieur du cœur de chacun.

Les principes sur lesquels nous avons bâti notre monde, la liberté, l’égalité, la fraternité, nous ne les avons pas acquis au moyen de la compassion et de la bienveillance, mais avec le courage, l’affirmation de notre confiance en eux. Avec la solidarité (à ne pas confondre avec la compassion), et même parfois avec les armes. Nous n’en viendrons pas là, j’espère, mais il faut déjà se battre avec des mots, avec des gestes. Il faut refuser ce et ceux qui nous divisent, qui veulent séparer les hommes et les femmes, les croyants et les athées, les croyants entre eux, les Blancs et les Noirs, les citoyens d’ici et ceux venus d’ailleurs, les victimes entre elles. Ceux-là, il faut les combattre sans relâche et les éliminer sans bienveillance ni compassion.

Tout cela n’est peut-être pas très «esprit de Noël», et d’ailleurs, je n’ai jamais très bien compris ce que cela voulait dire. Mais il n’y a pas de saison pour défendre ce qui nous tient à cœur. Il y va de notre avenir, personnel et collectif.

Il y va de l’avenir de l’humanité.

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