Sylvain Besson
Dans un monde chaotique et stressé, la vogue du chamanisme et des énergies douces ne s’est jamais aussi bien portée. A la pointe du phénomène, des femmes qui veulent restaurer le pouvoir du «féminin sacré». Enquête.
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Prendre sa couverture et des chaussons. Ouvrir, avec un code d’accès, l’épais portail gris donnant sur une cour intérieure des Pâquis, à Genève. Et, surtout, entrer sans peur ni préjugés dans le 20e «cercle de pardon», un «rituel transpersonnel issu de la tradition toltèque».
Munies de ces conseils, une vingtaine de personnes invitées sur Facebook s’agglutinent dans l’étroit vestibule de Kak Alom, un lieu de cérémonie semi-souterrain dont le nom signifie «feu intérieur de la terre mère» en maya. Dehors, la nuit est froide et venteuse. A l’intérieur, la soirée va donner lieu à des scènes étonnantes.
Le «lieu sacré», pièce principale de Kak Alom, est décoré de bougies, d’une peinture abstraite rappelant l’art aborigène, et de grosses lampes en papier collées au plafond. La maîtresse de cérémonie, une ancienne comédienne qui se fait appeler Natacha Divine, diffuse de la musique planante d’inspiration indienne. Pendant quatre heures, les participants, mélange de novices et d’habitués, vont méditer, se prendre dans les bras, s’embrasser, se «reconnecter» à la terre. Avant de former un double cercle autour d’un pilier, pour demander pardon à leurs coreligionnaires d’un soir.
Tout se déroule sous la «guidance» plutôt stricte de Natacha Divine. A plusieurs reprises, cette prêtresse à la voix magnétique évacue une adepte trop agitée, sonne une clochette, agite des bâtonnets d’encens et rectifie les postures de ses ouailles. Dans l’assistance, certains pleurent à chaudes larmes, d’autres plus détendus bâillent, mais tous semblent fortement impliqués dans ce «rituel de libération et de guérison du cœur».
Ailleurs en Suisse romande, des scènes analogues se produisent chaque jour. Car le «cercle de pardon» n’est qu’un signe parmi d’autres de la nouvelle vague spirituelle qui submerge le pays – au point d’en devenir, peut-être, la première religion.
En comptant les pratiquants convaincus, les adeptes irréguliers et les sympathisants passifs, un tiers des Suisses vivent sous l’influence de la «spiritualité alternative». C’est ce qu’affirme l’étude de référence sur le sujet, Religion et spiritualité à l’ère de l’ego, qui vient d’être traduite en français par Labor et Fides.
«Il y a indéniablement une dynamique de cette mouvance, contrairement aux Eglises traditionnelles dont les membres diminuent», souligne Irene Becci Terrier, professeure à l’Institut de sciences sociales des religions contemporaines de l’Université de Lausanne. Dans ce domaine, les indicateurs fiables sont difficiles à trouver. Mais les enquêtes de terrain laissent peu de place au doute: «Si l’on regarde les foires du mieux-vivre à Fribourg ou des médecines naturelles à Lausanne, on observe une constante, claire et nette augmentation.»
Les spiritualités alternatives s’affichent désormais sans tabou. On en parle dans les dîners, on y croit dans tous les milieux, ses notions centrales («Dieu est énergie», «Matière et esprit font un», «La méditation guérit») sont devenues mainstream. La mouvance surfe sur les maux du siècle: perte de sens, divorce, burn-out, allergies, espérant tout guérir à coups d’ondes bienfaisantes, de véganisme et de quête de soi.
«Avant, on nous regardait un peu de travers, on parlait de sectes, constate Ingrid Meyer, qui dirige la Bien-Etre Librairie à Fribourg. Aujourd’hui, c’est devenu tout à fait normal, on a des médecins, des infirmières, beaucoup de jeunes qui viennent chez nous.»
Avec son collier portant un gros cristal triangulaire, Ingrid Meyer connaît bien le méli-mélo d’idées qui forment la nouvelle vague spirituelle. Sa librairie propose des livres de développement personnel, des classiques comme Les quatre accords toltèques du chaman Miguel Ruiz, des jeux de cartes sur les animaux totems, les archanges ou les druides. «Il y a beaucoup plus de livres qu’avant, c’est plus difficile de choisir», constate Ingrid Meyer.
L’adepte type
Mais de quel mouvement parle-t-on au juste? Dans les années 2000, il était encore question de new age, mais les adeptes actuels préfèrent les termes de «quête spirituelle» ou de «nouveau paradigme». C’est une mouvance sans Dieu unique ni hiérarchie, qui mélange allègrement méditation orientale, savoirs des chamans sud-américains et – plus surprenant – références à la physique quantique. Des auteurs en vogue dans ce milieu, comme Gregg Braden ou Nassim Haramein, né à Genève, affichent d’imposants cursus scientifiques pour diffuser leurs théories sur le «code divin» ou «l’univers connecté».
En Suisse, l’adepte type est une femme dans la quarantaine vivant dans une ville moyenne, affirment Jörg Stolz et Mallory Schneuwly Purdie dans Religion et spiritualité à l’ère de l’ego. Les tenants de la spiritualité alternative comprennent aussi une «proportion frappante» de divorcés (19%). Il se dégage, écrivent les deux universitaires, «l’image d’un type d’âge moyen, fortement féminin, à haut niveau de formation et qui n’a pas pu monnayer sa bonne formation au cours d’une carrière professionnelle».
Le milieu des expats et des multinationales lémaniques est aussi un terreau fertile pour cette religiosité parallèle. Estelle*, une Nyonnaise ayant tout juste la trentaine, travaillait à Genève dans le trading de pétrole. Mais le stress et le machisme ambiant dans ce milieu l’en ont dégoûtée. En 2014, une collègue l’a envoyée chez une chamane qui pratiquait la «récupération d’âme, pour que ton âme ne traîne pas partout. J’ai fait une régénération de mémoire ancestrale, de la biodécodification», ajoute-t-elle de façon un peu énigmatique.
Estelle a poursuivi sa quête lors d’une retraite dans un chalet de Champéry, au son d’un tambour chamanique. Elle a fait un voyage initiatique au Guatemala, à la rencontre d’anciens dotés d’une sagesse supérieure. En quelques mois, elle a absorbé toutes les croyances du nouveau new age. «Selon les énergies planétaires, on entre dans un nouveau cycle, dit-elle. On renaît. De plus en plus de gens commencent à changer des choses dans leur vie.» L’explosion de certaines maladies (allergies, dépression, cancer, burn-out…) annoncerait un changement d’ère imminent.
Mais ce qui a surtout poussé Estelle à changer, c’est le sentiment que sa vie n’avait pas de sens: «Tu ne te sens pas bien, tu te sens un peu vide, tu as l’impression de regarder ta vie de l’extérieur.»
Le désespoir des career women
Des femmes comme elles, Carolina Rodriguez Barros, Samiel de son nom spirituel, en a vu passer des dizaines. Elle en a même fait son fonds de commerce. Cette Argentine établie à Genève est devenue conseillère et guide pour des professionnelles en plein doute existentiel. «La plupart de ces femmes sont divorcées, séparées ou dans une relation dysfonctionnelle, explique-t-elle. Elles sont si rigides, si détachées de leur féminité. Tout au fond, elles savent que la vie qu’elles mènent n’a pas de sens.»
Avant de soigner les career women désespérées, Carolina a été l’une d’elles. Elle vivait à Kuala Lumpur dans un immense appartement, était brand manager pour des produits de luxe, organisait des réceptions dans des palaces d’Asie du Sud-Est. Et puis tout s’est écroulé. Elle a divorcé, quitté son emploi et déménagé en Europe. A Madrid, elle se met au yoga. «Lorsque je suis arrivée ici, je me sentais lourde, pas bien, ça ne m’excitait plus de faire des interviews pour reprendre un job dans une multinationale, raconte-t-elle. Je me demandais: pourquoi suis-je ici? Ça ne peut pas être pour vivre cette vie si superficielle, si pauvre.»
Elle décide de prendre un temps mort, ouvre un cabinet de coaching. En 2010, c’est la révélation. Lors d’une conférence sur les prophéties mayas, donnée à Genève par la chamane colombienne Adriana Rojas, Carolina est frappée par l’annonce du «changement de paradigme» et du rôle prééminent que doivent y jouer les femmes. «Nous vivons dans un système froid, basé sur la performance, l’accomplissement, déplore-t-elle. Or, l’essence de la femme est créative, émotionnelle, connectée à son corps. Même si les femmes n’aiment pas entendre ça, elles ont abandonné ce pouvoir, leur sagesse de vie. On utilise trop notre part masculine. Mais ce système est en train de s’effondrer: regardez le nombre de burn-out, de cancers qu’il y a partout.»
Le pouvoir du «féminin sacré» est le nouveau leitmotiv de la spiritualité alternative. On y trouve plus de prêtresses que de gourous, au point d’avoir l’impression d’être face à un véritable matriarcat. Son attribut le plus voyant est les colliers de grosses pierres semi-précieuses; le profane imagine qu’elles doivent protéger des mauvaises ondes.
Nicole Schwab porte l’un de ces pendentifs, un éléphant en calcédoine bleue. La fille du fondateur du World Economic Forum, Klaus Schwab, incarne le versant rationnel et BCBG de la nouvelle spiritualité. Biologiste moléculaire de formation, passée par Harvard, elle ne fait pas grand cas des vies antérieures, des anges ou du pouvoir des cristaux. Mais elle est convaincue de la nécessité d’un changement d’ère.
«De plus en plus de gens prennent conscience que ça ne peut pas continuer comme cela, avec toutes les crises, avec l’environnement qui s’effondre, estimet-elle. On ne peut plus ignorer les dimensions du problème. La force de ce mouvement, ce qui fait que cette quête spirituelle est encore plus grande aujourd’hui, c’est que je sens une sorte d’urgence. Les gens sont de plus en plus stressés, ils travaillent de plus en plus. Le monde est en déséquilibre. Et l’une des causes, c’est qu’on a donné trop d’importance à une façon masculine de voir les choses. Au détriment d’une autre partie de l’être humain: l’intuition, l’empathie, la capacité de ressentir et d’être connecté à l’environnement.»
De l’aïkido au chamanisme, en passant par le bouddhisme et le yoga, Nicole Schwab a testé presque toutes les pratiques spirituelles. L’an dernier, elle a publié un livre, The Heart of the Labyrinth («Le cœur du labyrinthe»), qui raconte la quête intérieure d’une femme cadre et stressée, souffrant de migraines et d’eczéma. Au bord de l’effondrement, elle reprend vie après avoir renoué avec la terre mère Pachamama. Si le livre a surtout été lu par des femmes, «ce qui est intéressant, c’est qu’aujourd’hui, les hommes aussi se posent des questions, estime Nicole Schwab. J’en connais toujours plus qui ont des burn-out, qui s’arrêtent, qui veulent une autre vie.»
Au masculin comme au féminin
Le consommateur de nouvelles spiritualités n’est donc pas forcément une femme en crise de la quarantaine. Ni même un expat ou un dirigeant surmené. Il peut – exemple tiré de la réalité – être un Vaudois un peu hipster, végane, ayant pratiqué le yoga, et travaillant dans la fonction publique. Trentenaire, il sort encore dans des lieux lausannois branchés, a tâté de différentes drogues et recourt à des thérapeutes néo-new age. Critique envers le rationalisme dominant, il fréquente des conférences sur le thème «Science et spiritualité». Il soutient que des êtres astraux venus de Vega influencent sa vie.
La spiritualité alternative a aussi un côté terroir et nature, que reflètent les livres de Joëlle Chautems. Les guides de cette Neuchâteloise de 35 ans sur les «hauts lieux vibratoires», les arbres ou les «lieux enchantés» de Suisse romande se sont tous écoulés à plus de 10 000 exemplaires, selon son éditeur, Favre. Un succès hors norme pour le minuscule marché de l’édition suisse francophone.
Un coup d’œil dans la boutique de Joëlle Chautems, aménagée sous sa maison à la manière d’un terrier hobbit, montre bien le substrat dont se nourrit la spiritualité alternative. A côté des cristaux et pierres censés protéger des mauvaises ondes, des personnages peints à l’aérographe, fées ou guerrières brandissant des épées dénotent l’influence de l’heroic fantasy. Des années d’imprégnation par les jeux vidéo, Le seigneur des anneaux ou la série Game of Thrones ont laissé leur marque.
La plume dans les cheveux et la grosse écharpe qui enveloppe la maîtresse des lieux reflètent son inspiration écologique et païenne. Après ses études d’employée de commerce, Joëlle Chautems a suivi l’Ecole druidique d’Helvétie, à Saint-Aubin près de Neuchâtel. «Mon truc à moi, ce ne sont pas tellement les théories, mais aller dans la nature», résume-t-elle.
Un tabou est tombé
Son petit commerce et son activité d’écrivain ont profité à plein de la banalisation du mouvement new age. «C’est beaucoup moins tabou aujourd’hui qu’il y a quinze ans, constate-t-elle. A l’époque, j’avais presque honte d’acheter des livres sur les voyages astraux ou la lecture d’auras. Aujourd’hui, il y en a des rayons entiers chez Payot. L’espace consacré à ce genre est trois fois plus grand qu’avant; il y a même un panneau pour la section «Spiritualité et bien-être».»
Consécration officielle: les autorités régionales, à travers l’office du tourisme Jura & Trois-Lacs, lui ont commandé un guide de «balades ressourçantes» pour la région. Et l’Eglise protestante lui a demandé d’animer une marche pour les Biviades, une fête organisée chaque année autour de Bevaix.
«Il y a un regain de légitimité de cette mouvance, c’est sûr, observe Irene Becci, spécialiste des spiritualités alternatives à l’UNIL. Les religions traditionnelles se mettent à utiliser son vocabulaire. On ne parle plus de lecture des psaumes, mais de méditation sur les psaumes.»
Surtout, il y a les médecines douces. Elles restent le principal vecteur de pénétration de la nouvelle vague spirituelle. On compte en Suisse plus de 17 000 thérapeutes agréés par l’ASCA, la fondation qui leur permet d’être remboursés par les assurances maladie complémentaires. Ce chiffre a connu une croissance régulière ces dernières années, selon Laurent Monnard de l’ASCA.
L’offre de soins est devenue pléthorique, déroutante par sa diversité. Respiration alchimique, méthode de libération des cuirasses, lecture de «recueils akashiques», chromothérapie, détoxification, sans oublier le reiki, technique japonaise d’imposition des mains qui fait fureur en ce moment… Le cadre légal suisse reconnaît des médecines complémentaires aussi variées que la lecture d’auras, la naturopathie, l’homéopathie. Et rien n’est plus simple que de se faire rembourser une séance de chamanisme en l’estampillant simplement «réflexologie».
Au Centre d’information sur les croyances (CIC), à Genève, on suit de près l’évolution des «mouvements spirituels guérisseurs». Contrairement aux religions établies, ou aux mouvements ésotériques comme les francs-maçons, il s’agit le plus souvent de cabinets à but lucratif. On vient y consulter, et se faire soigner contre rémunération. Les thérapies parallèles permettent «d’acquérir une formation très rapidement, et d’avoir une activité indépendante, sans beaucoup de contrôle de l’Etat, estime Brigitte Knobel, du CIC. C’est un débouché pour des femmes qui y trouvent, outre l’intérêt spirituel, une manière de concilier vie professionnelle et vie familiale.» Les femmes sont largement majoritaires dans le milieu guérisseur, même si on trouve aujourd’hui beaucoup de médiums, énergéticiens ou chamans masculins.
Entre soins spirituels, guides de développement personnel, yoga, stages d’éveil ou de purification, on assiste à l’émergence d’un art de vivre qui enveloppe l’individu dans tous les aspects de son existence. L’obsession pour une vie saine se traduit par une alimentation végane, végétarienne ou au minimum soucieuse du bien-être animal. Des lieux dédiés émergent un peu partout: à Berlin, l’hôtel Essentis est devenu un «centre de conscience» qui propose brunchs végétaliens, cours de voyages astraux et «découverte de soi», pour être en «harmonie totale avec la terre mère».
La mouvance a désormais ses lieux de vacances à la mode (Hawaii, Malte…) et ses magazines (Happinez en France, Recto-Verseau en Suisse romande). Elle perce dans des milieux inattendus – des vignerons séduits par la biodynamie aux sportifs d’élite, surfeurs ou guides de montagne. Car «dans le sport extrême, les gens ont une sorte de foi, à force de côtoyer les éléments», dit Joëlle Chautems. Tout cela ne sera-t-il qu’un feu de paille? Une mode éphémère, comme le paysage religieux contemporain en a tant connu? Le débat divise les spécialistes du phénomène. Les tenants de la «révolution spirituelle», comme les chercheurs britanniques Paul Heelas et Linda Woodhead**, affirment que la religiosité new age est en train de supplanter les Eglises traditionnelles. Le professeur lausannois Jörg Stolz est plus sceptique. «C’est un phénomène qui persiste, qui conserve son ampleur, mais qui a plutôt tendance à stagner.» A mesure qu’elle devient plus visible, la nouvelle spiritualité va inévitablement se heurter aux sarcasmes et aux critiques du matérialisme dominant. L’issue de la confrontation s’annonce intéressante. Et peut-être plus indécise qu’on ne pourrait le croire.
* Prénom d’emprunt.
** Auteurs du livre de référence sur le sujet, «The Spiritual Revolution. Why Religion Is Giving Way to Spirituality», Oxford, Blackwell Publishing, 2005.