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«Quand il est temps de trahir»

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Jeudi, 28 Novembre, 2013 - 05:51

John le carré.Jusqu’où doit aller la loyauté envers un Etat? Durant toute sa carrière, l’écrivain s’est penché sur des questions de morale et de droiture. «Une vérité si délicate», le nouvel opus de l’ex-agent secret ressemble à un roman à clés sur l’affaire Snowden.

 

Propos recueillis par Erich Follath

Pour vous, qui est Edward Snowden, un héros ou un traître? Un homme qui rend notre vie plus sûre ou qui fait le jeu d’al-Qaida comme l’affirme le chef des services secrets britanniques?
Snowden a pris une décision difficile qui sera décisive pour la suite de son existence. Il a enfreint des lois et trahi ses employeurs pour dévoiler une infraction autrement plus grave de la NSA. Je voudrais qu’il soit décoré pour ça et qu’on le laisse libre.

 

John Kornblum, l’ancien ambassadeur américain en Allemagne, prétend qu’il ne serait rien arrivé à Snowden s’il s’en était tenu à la loi américaine sur les lanceurs d’alerte et en avait référé à ses supérieurs.
Bêtises. Par définition, un service secret ne peut laisser impuni un lanceur d’alerte. Ne vous faites pas d’illusion, Snowden! On vous pourchasse et, un jour ou l’autre, on vous rattrapera, car vous avez commis un péché mortel: vous avez fait passer l’Amérique et son gouvernement pour des bourriques et, pour ce crime, la peine de mort est encore trop douce.

 

Avez-vous été étonné par l’étendue du programme de surveillance de la NSA?
Je savais que les Américains récoltent tout à la façon d’un aspirateur. Mais je ne vois pas à quoi cela mène, car l’effort d’évaluation des données est très supérieur aux résultats. Et c’est, bien sûr, illégal. Les Américains semblent prêts à brader toutes leurs libertés. On vit une époque extraordinaire: ce qui m’étonne le plus, c’est avec quelle sérénité tout le monde accepte ces monstruosités. Dans mon pays, la Grande-Bretagne, l’émoi suscité a été très limité. A l’exception du Guardian, toute la presse, y compris la BBC, est restée coite. Il n’y a pas de débat public sur les excès des services secrets.

 

En revanche, des menaces non voilées du premier ministre contre les journalistes. Pourquoi?
D’une part, à cause du caractère quasi mythique des services secrets chez nous: il y a une alliance morganatique entre le MI6 et l’opinion publique. D’autre part, en raison des liens historiques étroits avec les Etats-Unis. Nous avons souvent fait le sale boulot pour les Américains, par exemple en livrant à la CIA les informations pour faire tomber le premier ministre iranien Mossadegh en 1953. Un épisode que nous refoulons mais qu’aucun Iranien n’oubliera jamais. Nous étions les maîtres d’apprentissage de la CIA et de la NSA.

 

«Celui qui dit la vérité ne commet pas un crime», a récemment écrit Snowden. Dans votre livre, vous mettez en exergue la phrase d’Oscar Wilde: «Quand on dit la vérité, on est sûr d’être découvert tôt ou tard.»
Cela se complète. J’aime mon pays mais sa société de classes, la structure sociale qui s’est développée au fil de ces dernières dé-cennies, me répugne. C’est un univers élitaire dont le cœur est le secret. Nulle part ailleurs, sauf peut-être en Israël, l’establishment et les services secrets sont semblablement intriqués.

 

Votre livre, le vingt-troisième, est intitulé «Une vérité si délicate». Il décrit un peu tous les problèmes actuels en Grande-Bretagne, les violations du droit, les écoutes illégales, la sous-traitance d’opérations militaires à des agences de sécurité privées. Il y est question d’un «whistleblower», d’un lanceur d’alerte, de loyauté et de trahison, cette dernière pouvant être une forme supérieure de la loyauté. On dirait un compte rendu de l’actualité.
Je respecte entièrement mes collègues qui s’inspirent de l’histoire mais, chez moi, l’actualité prime. Et, dans mes romans, je brosse souvent le portrait de gens que je connais. De moi, en particulier, dans ce livre.

 

Comment ça?
Cette fois, j’ai presque inconsciemment peint un double portrait de moi-même à des périodes différentes. Il y a là Toby Bell, la trentaine, un gars qui bouge au Ministère des affaires étrangères. Le type ambitieux comme je l’étais à cet âge-là, jusqu’à ce que je bousille ma carrière avec L’espion qui venait du froid. Toby exécute des tâches louches parce qu’il pense que quelqu’un doit bien s’y coller. Jusqu’à ce qu’il remarque qu’il a franchi sa limite de tolérance et que le bon petit soldat est devenu un homme de l’ombre.
Et l’autre est sir Christopher Probyn, un diplomate qui a l’expérience des services secrets.
Probyn avait été nommé ambassadeur dans les Caraïbes, loin de la Centrale et de ses scandales. Il jouit de sa retraite sur les landes des Cornouailles. Un jour, il constate que les démons du passé le rattrapent. J’aime ses doutes, sa prise de conscience des erreurs, le pacte qu’il passe avec le diable et qu’il finit par devoir annuler. Je peux me reconnaître en lui. Il y a un temps pour la loyauté, un temps pour la trahison.

 

Pourquoi montrez-vous une telle inclination pour l’Allemagne?
Le moteur de tout travail d’écrivain est fait de trois éléments: l’enfance, l’éducation, l’expérience. Or, sur ces trois éléments, il est écrit «made in Germany». Pendant mes années d’internat, j’ai trouvé refuge dans la littérature allemande qui était pour moi une muse. Puis j’ai étudié l’allemand à Oxford. Quand je suis devenu diplomate, j’ai fait mes expériences les plus prégnantes à Bonn, Hambourg et Berlin-Ouest. J’ai étudié l’allemand et le français deux ans durant à Eton. Du coup, j’ai trouvé plus attrayante mon activité de diplomate britannique avec mission d’espionnage pour le MI6.

 

Le service secret était-il devenu pour vous une sorte de famille?
C’était un refuge, un bouclier derrière lequel je pouvais me cacher et une protection contre la réalité. Avec le temps, j’ai su trouver mon propre compas moral. Je me suis mis à versifier sur la guerre froide et l’ambiguïté morale des services secrets, dont le travail ne se différenciait plus en noir et blanc, entre bons et méchants. Puis, en l’espace de cinq semaines, j’ai écrit L’espion qui venait du froid. J’ai dû en référer à ma hiérarchie. Après de longues hésitations, mes employeurs ont autorisé la publication mais je devais trouver un pseudonyme. J’ai choisi John le Carré, ça sonnait bien.

 

Dans bien des romans ultérieurs, vous êtes resté fidèle à George Smiley, votre patron fictif, et à Karla, sa grande adversaire à Moscou. Ils sont devenus les symboles de la guerre froide.
Je voulais faire de ce monde secret un théâtre, une scène à l’intention du monde non secret. Le fait que je n’ai pas pu constater de vraies différences entre ces deux mondes rendait le défi encore plus séduisant. Mais mes protagonistes ont fait leur temps avec la fin de la guerre froide. Quand j’ai fait prononcer à Smiley son discours d’adieu face à de jeunes recrues, il a dit: «Comme nous avons maintenant vaincu le communisme, les excès du capitalisme doivent être notre but.»

 

Dans vos livres, vous cachez à peine votre désamour pour Tony Blair.
J’ai été ravi quand Blair est devenu chef du gouvernement après toutes ces années de règne conservateur. Ma déception fut d’autant plus grande. Il nous a entraînés dans cette fichue guerre d’Irak à coups de mensonges auxquels il croyait peut-être; il est devenu le ménestrel de George W. Bush, un scandale pour notre pays. De facto, ma patrie devenait une colonie américaine. Comme une esclave, elle a arrimé sa politique étrangère à celle des Etats-Unis.

 

Vous avez toujours tenu à connaître les lieux dont vous parliez. Vous êtes allé en Palestine aux confins orientaux du Congo, parfois au péril de votre vie.
Sans impressions personnelles, ça ne marche pas. J’ai passé dix jours à Beyrouth avec Yasser Arafat; à Goma, j’ai rencontré des rebelles congolais; dans le désert de Néguev, les Israéliens m’ont montré une terroriste allemande surveillée par des survivants d’Auschwitz. Mais la plus impressionnante de mes rencontres fut celle avec Andreï Sakharov à Moscou, un homme que je n’ai cessé d’admirer.

 

Vous avez refusé une rencontre avec Markus Wolf, le patron des services secrets est-allemands, qui ressemblait à bien des égards à votre Karla, la patronne romanesque des services soviétiques. Pourquoi?
Il avait tant de sang sur les mains. On a beau être dans l’ambiguïté, pour moi il y a toujours une différence entre espionner un Etat démocratique ou un Etat totalitaire.

Depuis cinquante ans que vous écrivez des romans, le monde a-t-il fait des progrès?
Au fond, nous affrontons toujours les mêmes problèmes: jusqu’où pouvons-nous aller avec la protection de nos droits humains occidentaux sans les mettre en danger? La prétendue guerre contre le terrorisme a aggravé bien des choses et je ne dirai pas que nous avons appris de nos erreurs passées. Je crois parfois que ce sont les mêmes personnes, juste mieux coiffées et plus élégamment habillées, qui nous expliquent pourquoi les méthodes de torture moyenâgeuses sont nécessaires; pourquoi tuer depuis le ciel est d’une précision chirurgicale et sans risque, bien qu’il y ait sans cesse des dégâts collatéraux; pourquoi les médicaments doivent être testés dans le tiers-monde puisque, là-bas, la vie ne compte pas tout à fait autant. Et je suis très fâché quand notre ministre des Affaires étrangères William Hague affirme qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur si on n’a rien fait de mal. Une phrase dont Joseph Goebbels se serait rengorgé!

©Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy

 

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Richard Dumas / Agence Vu
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