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DISRUPTION Notre vie en 2025

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Jeudi, 24 Décembre, 2015 - 05:44

Anouch Seydtaghia

«Disruption», ce mot était sur toutes les lèvres en cette année 2015. Il évoque les sociétés qui entrent avec fracas sur un marché bien établi et le bouleversent, à l’image d’Uber dans le secteur des taxis. Démonstration avec la journée d’une jeune femme à Lausanne en 2025, quand plusieurs secteurs d’activités se sont déjà fait «disrupter».

Natacha a mal dormi. Des rêves étranges ont parsemé son sommeil agité. Les yeux encore clos, elle essaie de rassembler ses bribes de souvenirs pour préciser ses songes. Mais, chaque fois qu’elle se rapproche d’une sensation, celle-ci disparaît dans son esprit. Après quelques instants, elle abandonne et ouvre les yeux. Elle comprend alors les raisons de sa nuit mouvementée. Elle a laissé les fenêtres de sa chambre fermées, oubliant de rafraîchir sa maison avec la douceur de la nuit. En ce 23 juillet 2025, la chaleur est étouffante.

Natacha tend la main vers son smartphone et sourit. La dernière application utilisée la veille s’affiche à l’écran. Sur un coup de tête, elle a téléchargé mardi soir TryMeNow. Ses amies lui parlaient depuis le début du printemps de ce nouveau service d’escort. Elle a d’abord haussé les épaules. Son mariage avait beau s’approcher de la fin, elle ne sentait pas le besoin d’utiliser cette plate-forme pour s’amuser. Mais la veille elle a cédé à ses envies. Après avoir créé rapidement un compte, elle a précisé ses envies. Un homme de 35 à 40 ans, imberbe, noiraud, avec diplôme universitaire et parlant français et italien, dans une fourchette de prix allant de 80 à 120 francs. A sa surprise, elle avait trouvé trois profils correspondant à sa recherche. Marco était arrivé comme demandé à 21 h 30. Il avait parqué son véhicule à 200 mètres de son domicile, comme convenu, par discrétion. Il était reparti à 23 heures. «Vu ce qu’il m’a fait, j’ai eu bien raison de fermer les fenêtres», songe, amusée, Natacha.

TryMeNow s’est implantée en Suisse l’année précédente. Ses deux fondateurs, deux frères américains, avaient créé le scandale avec leur slogan «Enjoy without guilt». Jason et Paul Martenberg voulaient révolutionner la prostitution. Et ils y sont parvenus. Leur service de mise en relation entre client(e) s et prestataires a non seulement tué les sites de petites annonces érotiques, mais aussi vidé les rues chaudes des prostituées. Désormais, l’immense majorité d’entre elles utilise l’application TryMeNow pour travailler.

Ses dirigeants prélèvent une commission de 25% sur les transactions. «Nous sommes peut-être des cybermaquereaux, mais notre service est tellement sûr à utiliser», affirment toujours, sans complexe, Jason et Paul Martenberg. Natacha hésite, puis donne quatre étoiles et demie sur cinq à Marco. Il aurait pu tout de même la prendre à la fin dans ses bras, comme elle l’avait stipulé dans l’application.

La jeune femme regarde sa montre: 8 h 40, il est temps de se lever. Le programme de la journée s’annonce moins agréable que ne l’a été la nuit. A 10 heures, elle a rendez-vous chez le juge pour qu’il prononce son divorce. Elle ouvre sa messagerie. Son avocat lui avait garanti par e-mail que tout serait réglé en vingt minutes ce mercredi. «Je demande à voir… Mais, pour l’instant, il tient ses promesses», songe Natacha en se levant.

Avocats numériques

Son avocat n’a pas de nom, juste un matricule, 19375-XC. Natacha le surnomme l’Opérateur chinois lorsqu’elle en parle à ses amies, qui la regardent souvent avec un air inquiet. Natacha n’en a cure. Elle n’a de toute façon pas le choix. Ses moyens financiers ne lui ont pas permis de recruter un avocat. Elle s’est alors tournée vers Sianten.cn.com, dont elle a appris l’existence via la réception d’un spam.

Sianten a secoué le monde judiciaire en 2020 en s’emparant, en l’espace de quatre mois, des cinq plus gros cabinets d’avocats de Suisse. Aucun n’a pu résister aux avances financières de la société chinoise, qui a chaque fois posé plusieurs dizaines de millions sur la table. Avocats associés, collaborateurs, stagiaires: tous avaient conscience, en acceptant ce rachat, de perdre dans les trois mois leur travail, vu les méthodes de Sianten à l’étranger. Mais ils ont accepté. Car ce qui intéressait la multinationale asiatique, ce n’était pas le personnel, mais les dossiers. Sianten a dépêché ses camions spéciaux pour scanner les milliers de dossiers de clients ainsi acquis, et créer sa base de données suisse.

La société chinoise ne connaissait rien à la procédure judiciaire suisse. Mais, en l’espace de quelques jours, en ingurgitant et en analysant procès-verbaux, jugements et rapports d’audition, la firme a pu, grâce à ses systèmes d’intelligence artificielle, acquérir un savoir-faire précieux. Natacha a contacté Sianten, qui promettait 60% de rabais par rapport aux avocats traditionnels. «Vous devez accepter, en nous confiant votre dossier, un risque d’erreur de 15%. Vous ne serez en aucun cas remboursée et renoncez, en cliquant ci-dessous, à faire valoir toute prétention auprès de Sianten», avait relu trois fois Natacha avant de cliquer sur «accepter». Elle a ensuite rempli en ligne un questionnaire détaillé, envoyé ses documents. A 10 heures, elle remettra au juge les documents envoyés la veille par Sianten.

Natacha descend au rez-de-chaussée pour se faire un café. L’odeur la réconforte. Elle s’approche de la fenêtre et observe pendant un long moment les ouvriers qui s’affairent en face, sur la façade du centre commercial. De centre commercial, il ne reste d’ailleurs presque plus rien. Deux hommes sont en train de dévisser deux gigantesques M au-dessus de la porte d’entrée principale. «Et dire que j’y effectuais encore mes achats de Noël l’année passée… C’est allé si vite…» songe Natacha avec nostalgie. Depuis, le distributeur a disparu. Non seulement de son quartier, mais du pays entier, ne gardant que deux magasins en France et en Italie. La faute à Worldfood.

En 2024, porté à la tête de ce groupe par une fronde d’actionnaires furieux par les performances du titre, John H. Frentzen a eu une idée: court-circuiter les distributeurs locaux pour augmenter ses marges. «Nous sommes prêts à discuter avec Nestlé, Procter & Gamble, Unilever et Worldfood des prix. Nous travaillons en bonne entente avec nos fournisseurs, ces menaces sont à relativiser», a estimé peu après le directeur d’un distributeur suisse.

Mais Worldfood ne s’est jamais assis à la table des négociations. Et, manque de chance pour les distributeurs helvétiques, le groupe américain aux 375 marques a choisi la Suisse comme marché test. «Il est temps de respecter les clients de nos produits et de mettre fin aux marges éhontées des distributeurs, qui sont un intermédiaire parasite», a asséné John H. Frentzen avant de passer à l’action. Du jour au lendemain, il décréta le boycott des supermarchés suisses et créa sa propre plateforme de distribution, DistriDirect. En parallèle, ses négociations secrètes avec Nestlé et Procter & Gamble, auxquelles furent ensuite associés Pepsi et Coca-Cola, aboutirent et tous devinrent actionnaires de DistriDirect. Celle-ci se mit à livrer directement les consommateurs à domicile, avec des rabais de 25% par rapport aux prix qu’affichaient auparavant les distributeurs suisses.

Facebook omniprésent

Face à des canaux de distribution asséchés et à des consommateurs se ruant sur les offres de DistriDirect, le duopole suisse tenta de fusionner pour réduire ses coûts. Malgré un fort soutien politique et le feu vert de la Commission de la concurrence, ce projet n’aboutit jamais. Il était trop tard. Les deux groupes suisses tombèrent en faillite en avril 2025. DistriDirect accepta de rengager 10% de leurs 45 000 employés comme livreurs, avec un salaire de 3000 francs mensuels, prime à la performance non comprise.

Natacha se souvient d’une conversation avec son père il y a trois semaines.
– Tu te rends compte, tous ces employés qui vont perdre leur travail, c’est honteux, avait-il dit. Déjà que le taux de chômage dépasse les 8%, plus du double de 2015, que vont-ils pouvoir faire?
– Ecoute papa, c’est ainsi. Et de toute façon, les distributeurs se sont bien moqués de nous en faisant disparaître toutes les caissières dès 2020, nous obligeant à scanner nous-mêmes les produits.
– Toi, tu aimes bien ces progrès. Moi, je suis inquiet, avait-il rétorqué. Je ne sais pas où ça va nous mener.

Natacha doit désormais se préparer pour le rendez-vous avec le juge. Elle monte à l’étage pour s’habiller et se maquiller. En fouillant ses poches, elle tombe sur une clé de sa voiture. «Ah mince, j’ai oublié de rendre celle-ci au garage», soupire-t-elle. Depuis juin, Natacha n’a plus d’automobile. Un peu par souci d’économie. Surtout parce qu’elle n’en a plus besoin. Deux ans auparavant était arrivé en Suisse le service américain YourCar.

Au début, personne ne croyait à cette société entièrement financée par Facebook. Son principe: faire de chaque véhicule un taxi. Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, avait d’abord procédé à des essais en Californie. A Sacramento et San Jose, des particuliers ont accepté de faire du covoiturage en échange de coupons de réduction dans des magasins. Les conducteurs effectuent normalement le trajet prévu, sans détour. Et l’application YourCar leur indique quand prendre quel passager potentiel le long de leur itinéraire. «Payer un chauffeur de taxi, c’est «so 2015!, avait lancé Mark Zuckerberg, visant non seulement les taxis, mais aussi Uber.

La fin d’Uber

Fort de 270 milliards de dollars de capitalisation boursière et d’une présence dans tous les pays du monde, Uber avait regardé de haut ce qu’il ne considérait même pas comme un concurrent. «Il faut que les clients soient transportés par des chauffeurs certifiés», avait rétorqué Travis Kalanick, directeur d’Uber, dont le service a précipité, en hiver 2018, la fin des centrales de taxis en Suisse.

«Ce serait tout de même le comble si Uber se faisait «ubériser» par Facebook», s’était amusé l’ex-chef de la centrale des taxis de Lausanne, Maximilien Roduit, désormais à la retraite dans un EMS. Et c’est pourtant ce qui s’est passé. Facebook, en analysant le comportement de ses membres, était devenu capable de prédire leurs trajets en voiture, de manière à faire correspondre ces parcours avec ceux des clients potentiels. Uber dut quitter les marchés européens et américains pour se concentrer sur l’Asie, seul marché que lui laissa l’autorité mondiale de la concurrence, basée à Hanoï.

Natacha active l’alarme de sa maison, ferme la porte et sort sur le trottoir. Deux minutes après avoir ouvert l’application Facebook sur son smartphone, une Audi A4 noire à hydrogène s’immobilise devant elle. Elle monte à l’arrière et, sans lui adresser un mot du trajet, le conducteur la dépose devant le palais de justice. Nerveuse, elle frappe à la porte du juge Trembley. Invitée à entrer, elle salue son futur ex-mari d’un demi-sourire et s’assoit. «Madame, les téléphones sont interdits ici», grogne le juge au moment où elle dépose son smartphone sur la table. «Mais c’est…» balbutie Natacha. «Ah, Sianten… d’accord, d’accord», soupire le magistrat. La jeune femme ouvre l’application, activant ainsi le micro de son smartphone. Le juge pose quelques questions aux futurs ex-époux. Incapable, à un moment, de répondre à une question sur le partage de l’hypothèque de la maison, Natacha appuie sur l’écran. Le système Sianten, qui analyse en direct la conversation, apporte une réponse avec une voix féminine douce. Natacha est rassurée. Dix minutes plus tard, elle fait une dernière fois la bise à son ex sur l’escalier du tribunal.

Pour fêter le début de sa nouvelle vie, Natacha décide de se rendre dans son café favori, à dix minutes à pied de là. «Hey, mais c’est Natacha!» s’exclame Michel, le tenancier. Un cappuccino et votre journal de 1998, je suppose?» Natacha lui rend son sourire et s’assied à une petite table au fond. Michel est un original. Il y a cinq ans, vampirisés par Google, les journaux ont cessé de paraître. A quoi bon imprimer sur du papier alors que la plateforme américaine leur offre une audience dix fois supérieure? Les journaux ont transféré une partie de leurs employés dans une nouvelle entité, financée par Google, où les journalistes éditent sur tablette des articles rédigés sur la base d’algorithmes. Michel, lui, s’amuse encore à imprimer en A4, pour ses clients, quelques articles qu’il agrafe lui-même. Natacha parcourt quelques lignes, puis repose les feuilles. Elle boit une gorgée de son cappuccino. Puis sourit à la pensée de Marco.

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Laurent Bazart
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