Bernhard Zand
Des milliers de Chinois viennent étudier l’informatique aux Etats-Unis. Et quatre des dix plus importantes entreprises du numérique sont chinoises. Lors de sa première visite officielle aux Etats-Unis, le président Xi Jinping s’est arrêté sur la côte ouest avant de rallier Washington. Il donnait ainsi un signal clair: la nouvelle économie d’abord, la politique ensuite.
A l’aéroport de Pékin, le smog a envahi le tarmac quand le haut-parleur appelle à l’embarquement sur le vol HU7989. Le long-courrier relie directement la capitale chinoise à San Jose, chef-lieu de la Silicon Valley. Les passagers sont majoritairement de jeunes Chinois. Ils sont nombreux à porter une casquette de baseball, certains avec de gros écouteurs par-dessus. La lueur froide des smartphones qu’ils tripotent éclaire leurs visages. Ils ne parlent guère, écrivent des courriels ou lisent les news.
«Je travaille chez Oracle, à Redwood. Mes vacances sont terminées», raconte Ling Zi, développeur de logiciels. «J’étudie l’informatique à Santa Cruz, le semestre commence», dit un jeune homme surnommé «Simmi». «Je rentre à la maison», lâche cet autre informaticien qui, par «maison», veut dire Cupertino, le siège social d’Apple où travaillent tellement de Chinois.
L’avion décolle à 15 heures et sa trace se perd rapidement dans la brume. Plusieurs passagers s’endorment dès le survol de la Mandchourie, alors que le soleil se couche sur la Sibérie. Le programme de bord propose des films de guerre chinois et la série américaine Silicon Valley, qui décrit l’ascension d’un spécialiste des logiciels génial mais un brin borné. Des heures plus tard, l’avion atterrit sous le soleil pétant de la Californie, il est 11 heures du matin du même jour, quatre heures plus tôt qu’au départ, décalage horaire oblige. Les passagers activent immédiatement leurs mobiles. «Bon sang, qu’est-ce que l’internet est lent, ici», se plaint Simmi. «C’est vrai, réplique son voisin. En revanche, Twitter et Facebook fonctionnent.»
Rencontre avec Tim Cook, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg
Le vol Pékin-San Jose, exploité par Hainan Airlines, n’existe que depuis juin. Il incarne plus qu’une simple liaison pratique entre la Chine et l’Amérique: le HU7989 est une affirmation, un pari sur l’avenir, un service non-stop vers le pays de rêve des fondus d’informatique, étudiants en IT et jeunes entrepreneurs high-tech chinois. L’initiative a déjà fait un émule: British Airways. La compagnie reliera directement Londres à la Silicon Valley à partir de mai prochain.
Le fait que les Chinois devancent les Européens sur ce point n’est pas un hasard: il n’y a guère de pays qui forment autant d’ingénieurs informaticiens que la Chine, guère de villes qui constituent un tel vivier de jeunes talents que Pékin. Des milliers de Chinois, en partie boursiers de l’Etat, étudient l’informatique aux Etats-Unis. Nombre d’entre eux y entament leur carrière dans des start-up américaines ou au sein de colosses comme Google, Apple ou Facebook.
De leur côté, les entrepreneurs américains de la branche tournent un regard plein d’espoir vers Pékin, puisque, avec 640 millions d’utilisateurs, le marché chinois est le plus grand. D’ailleurs, quatre des dix plus importantes entreprises du secteur sont chinoises. Cela explique pourquoi, lors de sa première visite officielle aux Etats-Unis en septembre dernier, le président Xi Jinping s’est d’abord arrêté sur la côte ouest avant de rallier Washington. Il donnait ainsi un signal clair: l’économie numérique d’abord, la politique ensuite.
Le président chinois a rencontré à Seattle le fondateur de Microsoft, Bill Gates, et il a invité les patrons des plus grands groupes IT américains à un forum de l’industrie internet. Presque tous ont répondu à l’appel de l’homme qui régit le plus grand marché en ligne du monde. Et posé avec lui sur la photo: Tim Cook d’Apple, Jeff Bezos d’Amazon, Mark Zuckerberg de Facebook, et tant d’autres. Une force de frappe de 2500 milliards de dollars, a compté le New York Times. Un peu plus tard, le patron de Facebook et le président Xi Jinping étaient de nouveau face à face, à la table du président Obama, à la Maison Blanche. Zuckerberg, qui a épousé le médecin d’origine chinoise Priscilla Chan, a demandé au président chinois une suggestion de nom pour leur enfant à naître, quand bien même Facebook, à l’instar de Google et de Twitter, sont interdits en Chine. Selon les médias, Xi Jinping aurait décliné: c’était assumer une trop grosse responsabilité.
En dépit des sourires affichés, les relations américano-chinoises ont quelque chose d’irritant et de paradoxal dès lors qu’il en va d’internet. Rares sont les sujets de dissension aussi récurrents entre les deux puissances que la liberté et la sécurité dans le cyber-espace. Sur ce point, deux visions du monde s’affrontent, plus encore qu’en matière d’économie, d’armement ou de géopolitique: les Etats-Unis, qui se voient en bastion de la créativité et en giron de la liberté du Net, reprochent à la Chine d’espionner son administration et son économie. La Chine, qui protège sa Toile contre l’extérieur et la régente à l’intérieur, prétend que sa cybersouveraineté est menacée par les idées subversives venues d’Occident. Comment se fait-il alors que tant de Chinois se pressent dans la Silicon Valley, tandis que les géants américains veulent à tout prix aller en Chine?
Les intérêts de ces derniers sont clairs: ils tiennent à obtenir un accès équitable à la Chine, réaliser du chiffre et des bénéfices sur un marché en si rapide croissance. Mais que font les informaticiens chinois aux Etats-Unis, qu’est-ce qu’ils y apprennent, et qu’est-ce qu’ils rapportent à la maison? Et que nous disent leurs expériences des relations entre deux superpuissances aux différences culturelles si frappantes?
«Pour nous, le choix de l’Amérique est d’abord une question d’argent», explique l’informaticien Yang Ming. Cet homme de 32 ans est attablé avec sa copine dans un restaurant de Cupertino Village, un centre commercial fréquenté presque uniquement par des Chinois. D’ailleurs, sur l’ensemble de la population de Cupertino (54 000 habitants), 30% sont Chinois et, de manière générale, 60% sont Asiatiques. Yang Ming vient de Shanghai. Un badge marqué Apple est accroché à sa ceinture. «En Chine, un jeune développeur gagne environ 8000 yuans par mois (1250 francs suisses, ndlr). Aux Etats-Unis, il gagne le même montant, mais en dollars, soit à peu près six fois plus.»
Dans les grandes boîtes, le salaire annuel peut atteindre 120 000 dollars, sans compter les bonus et les stock-options. «Ces rémunérations sont liées à ce que nous apprenons ici», concède Yang. Les universités américaines ne sont pas forcément meilleures. Celle de Shanghai est, par exemple, aussi bonne que celle de Detroit où il est allé il y a dix ans. Mais il a acquis bien davantage de connaissances aux Etats-Unis, où les conversations sont plus libres et l’écosystème intellectuel plus riche.
«En Chine, le système de formation fait de toi un bûcheur. Tu as le choix: tu veux vivre ou tu veux un avenir? Aux Etats-Unis, tu peux avoir les deux.» Yang se dit impressionné par tout ce que les Américains du même âge que lui ont déjà vécu. Selon lui, la culture de la Chine moderne est orientée sur des résultats dénombrables, le succès rapide et le profit à court terme. «La réflexion des Américains va plus loin. Ce qui explique pourquoi des plateformes comme Wikipédia sont nées ici, et de grandes sociétés investissent dans l’open source. Cela ne rapporte pas d’un jour à l’autre, mais crée de la valeur sur le long terme.»
Le fait que des créateurs de produits interdits en Chine comme Facebook, Google et Twitter fassent de nouveau la cour à Pékin amuse Yang, mais cela ne l’étonne pas vu l’importance du marché chinois. Il fut attristé quand, il y a cinq ans, Google tourna le dos à la Chine parce que ses résultats de recherche devaient passer par la censure. Aujourd’hui, il voit les choses différemment: les révélations d’Edward Snowden n’ont pas laissé des traces qu’en Occident, mais aussi chez les Chinois. Il avoue avec circonspection qu’il ne se fait guère d’illusions sur ses propres dirigeants. «Mais lorsque j’utilise certains services Google ou que je grimpe dans un taxi Uber, qui sait quel service américain est sur mes traces?» Par ailleurs, Washington a aussi exclu le groupe technologique chinois Huawei de ses adjudications publiques parce qu’elle le tient pour un instrument de l’Armée populaire.
Potentiel énorme
Yang Ming n’a pas encore décidé auquel des deux systèmes il donnera sa préférence. Reste que, à la Silicon Valley, les développeurs chinois sont très demandés: ils sont compétents, travailleurs et servent de pont avec le marché chinois. Ils constituent jusqu’à un tiers des programmeurs des grands groupes. «Je reçois presque une offre d’emploi par semaine», illustre Yang. Il a accepté celle d’Apple après avoir participé à New York à la création de trois start-up. En revanche, il est tenté de lancer sa propre entreprise à Shanghai, car, en Chine, la croissance du numérique en est encore à ses débuts, le potentiel est énorme. «Ma langue et ma famille me manquent. Je n’ai rien contre New York et la Californie mais, en ce moment, Shanghai tourne plus vite.»
Olina Qian n’y songe pas: elle ne rentrera jamais. Elle est arrivée à la fin des années 90 de la cité industrielle de Shenyang. Douée, assidue, fiable comme tous les étudiants que la Chine envoyait, elle a bouclé ses études IT en un tournemain. «Je n’ai pas vu la Californie. J’étais le produit typique de l’éducation chinoise, j’ai fait ce que l’Etat, mes professeurs et mes parents attendaient de moi.» Elle commença comme analyste de données chez Symantec, passa chez Facebook et d’autres, gagnait bien sa vie et était malheureuse.
Au service des développeurs chinois
Un jour, elle prit des cours de coaching, cette discipline si typiquement américaine. Elle comprit qu’elle y excellait. Et fonda alors sa propre société de conseil à l’intention des développeurs chinois désireux de créer leur propre start-up, mais qui n’avaient pas, dans la Silicon Valley, les connexions et les manières idoines. Elle a été submergée de demandes: «D’abord ils ont été 60, puis 100. Tous avaient des idées, tous cherchaient des associés, aucun ne voulait rentrer en Chine.» Après les ingénieurs sont arrivés les professeurs, puis les investisseurs. Désormais, elle sait tout ce que font les Chinois de la Silicon Valley, des débutants à Stanford aux capital-risqueurs de San Francisco qui ne cessent de chercher des idées commercialisables.
Elle préside désormais l’Union des entrepreneurs chinois de la Silicon Valley et effectue la navette entre Santa Clara et les clusters de start-up de Pékin, Shenzhen et Singapour. Ce n’est pas que des ingénieurs qui débarquent de Chine, dit-elle, mais toujours plus d’investisseurs. Les Chinois nantis placent dans les entreprises américaines, soutiennent les universités, achètent des maisons et du terrain. Plus c’est cher, mieux c’est.
Le contraste est saisissant. Les premiers Chinois arrivés au milieu du XIXe siècle étaient des manœuvres venus, pour l’essentiel, des régions pauvres de Chine méridionale. Ils ont bâti ces Chinatown où, aujourd’hui encore, on parle surtout cantonais. Les nouveaux Chinois proviennent de l’Est prospère, parlent mandarin, et on les trouve dans les domaines les plus pointus de l’industrie américaine. Chinatown 2.0, en quelque sorte. «Pourtant, remarque Jack Jia, 52 ans, nous restons imprégnés par cette mentalité de Chinatown, par cette promiscuité dont nous avons de la peine à nous extraire.»
L’arme des logiciels
Lorsqu’il est arrivé à la fin des années 80, il fut l’un des rares Chinois à se laisser inviter par des Américains accueillants. «Les autres restaient entre eux.» Aujourd’hui, Jack Jia dirige SVC Angels, un incubateur d’entreprises où travaillent surtout de jeunes Chinois. Il en était lorsque le cofondateur de Yahoo, Jerry Yang, a confié un milliard de dollars à un certain Ma Yun, pour investir dans une obscure plateforme en ligne à Hangzhou. Ce fut une riche idée: Ma Yun est désormais plus connu sous le nom de Jack Ma et sa société, Alibaba Group, est devenue le plus grand commerçant en ligne du monde.
Gu Qunshan est arrivé des environs de Pékin en l’an 2000. Cet expert en compression d’énormes fichiers a travaillé neuf ans au département développement de Google, et a déposé plus de 50 brevets au nom de la firme de Mountain View. Il est devenu indépendant il y a deux ans pour développer son propre projet: une application grâce à laquelle on peut connecter plusieurs smartphones, tablettes et ordinateurs. Son nom: TrackView. Elle offre une surveillance absolue de la maison, du conjoint ou des enfants. Une idée très chinoise. Qu’illustre Gu Qunshan: «Ma femme est en Europe, je crois qu’elle est dans un hôtel de Francfort. Je vais voir ce qu’elle fait.» Il masque l’écran, «au cas où la situation serait délicate», et montre le résultat: une lampe de chevet et, au fond, un téléviseur allumé.
«Vous rendez-vous compte des opportunités d’utilisation? Si vos proches sont d’accord, vous pouvez voir ce qu’ils sont en train de faire, mais aussi vérifier que votre vieille maman seule se porte bien.» Les médecins peuvent ainsi accompagner leurs patients ou les services de sécurité contrôler leurs équipes dans les situations périlleuses. TrackView est pour l’heure gratuit et plus de 2 millions d’utilisateurs l’ont déjà téléchargé. L’inventeur escompte jusqu’à 300 millions de téléchargements. «Je veux que le marché reconnaisse la valeur de cet outil avant qu’il ne me permette de gagner de l’argent.»
Rome voulait que le monde soit romain, l’Espagne qu’il soit catholique, l’Union soviétique qu’il soit communiste. L’Amérique veut rendre le monde plus américain et, grâce à internet, il se peut bien que cela se produise. La Chine veut-elle rendre le monde plus chinois? Si c’est le cas, il faut bien qu’elle élabore ses propres logiciels.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy